Evelyn Dupree
1 – Xavier Crimson
2 – Draigh Skinner
3 – Azura Wood
4 – Rosalind Crowe
5 – Evelyn Dupree
6 – Misty Latimer
7 – Conrad Lovelace
8 – Vivianne Jones
9 – Innis Zayne
10 – Derrick Le Torneau
Je m'effondre presque contre le mur en lisant mon nom si haut dans le classement. Je ne mentirai pas. En tout premier, j'ai regardé sur la longue et interminable liste, en dehors des dix premiers. J'étais persuadée que cette semaine annoncerait le début de ma chute infernale. C'est Draigh qui s'est écrié de joie, pour moi, et m'a vite attirée juste à côté, là où je n'imaginais pas me retrouver pour une énième semaine consécutive. J'aurais pu pleurer de soulagement. En revanche, je me fige et palis en analysant tout ce que cela implique.
Je félicite Draigh avec autant d'enthousiasme dont je suis capable, parce que je suis vraiment heureuse pour lui. Il a travaillé si dur et maintenant que son Ordre s'est manifesté, il a enfin l'esprit tranquillisé et il peut se concentrer sur ses notes. Sa démonstration de force contre Conrad jeudi dernier l'a sûrement propulsé si haut dans le classement. Il faut dire que, pour avoir subi son chant moi aussi, il est puissant dans son domaine.
Le prénom d'Azura, en troisième, ne me surprend pas non plus. Il s'agit d'une jeune femme discrète, tout comme Vivianne, l'une aux cheveux violets, l'autre bleu royal. Sans ces couleurs si atypiques à l'académie, personne ne les remarquerait, personne ne saurait qu'elles sont dans les dix premiers depuis le début. Le neuvième et le dixième s'accrochent également. J'ai entendu qu'ils s'agaçaient de ne pas monter, de stagner, et qu'ils craignaient de sortir de la liste chaque semaine.
Toutefois, la stupeur me gagne aux sixième et septième places. Je peux d'ores et déjà prédire la rage fulgurante qui nous attend. Conrad s'est réveillé de l'infirmerie, bien sûr, et contre toute attente, il n'a pas sauté sur Draigh à la seconde où il l'a vu. Nous ne savons pas s'il se prépare à l'attaquer en secret, quand cela fera mal, quand le Sirène ne pourra pas se défendre, ou s'il est trop humilié pour tenter quoi que ce soit. S'en prendre à mon ami résulterait en un aveu de faiblesse à toute l'académie : j'ai été vaincu et je viens me venger. La photographie nue, à l'image jaunie, tourne apparemment dans tous les journaux et la presse de Caeddarah s'en délecte. Il paraît aussi que le père du Loup a tout essayé pour la faire supprimer, sans succès. Des rumeurs circulent sur la punition qui pend au nez du fils Lovelace lorsqu'il rentrera chez lui pour Yule.
Au déjeuner, la bande des trois ne nous accorde pas un regard. De nouveau, ce serait une confession d'échec de leur part de déclarer une vengeance contre l'un d'entre nous. Xavier, lui, m'a l'air des plus détendus. Tout le monde comprend ce que le classement de cette semaine implique. L'un est au sommet et y reste, les deux autres se battent pour retourner à leur place qu'ils estiment leur appartenir. Surtout Misty. Une tension pèse sur les épaules carrées de la Directrice Morelli ce midi. Comme si, à tout moment, elle s'apprêtait à imploser. Sur sa fille. C'est aussi cela qui nous sauve. Les étudiants ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes. N'est-ce pas ? Nous maîtrisons notre avenir à la Starborn. N'est-ce pas ?
J'ai du mal à entrevoir ce concept. De mon point de vue, nous sommes soumis à de nombreuses pressions extérieures qui nous échappent : le hasard des tests, les actions de nos camarades, les différences de niveau, les écarts d'éducation, le retard des sans-ordre. Je ne me juge pas égale à d'autres, mais, au moins, j'ai eu droit à ma place ici et c'est tout ce qui importe.
Pour une fois depuis que les classes de Magie Offensive et Défensive ont débuté, je respire un peu mieux, je dors et suis reposée, d'excellente humeur lorsque je trottine jusqu'à la salle isolée de Monsieur Argent. Je m'adosse sans un mot au mur du couloir, comme tous les lundis. Il est déjà à l'intérieur, je le sais. Il ne déjeune pas avec les autres professeurs. Je commence à sortir mon carnet de notes, et la porte s'ouvre à la volée, me faisant couiner. Des mèches blondes apparaissent en premier, puis son visage sévère et son torse ferme sous son costume usuel, à carreaux beige et rayure bordeaux.
—C'est ridicule. Entrez. Cela ne sert à rien de prétendre que je ne vous instruis pas, quand vous profitez d'une heure supplémentaire en ma compagnie. Ce dont, je suis sûr, vous êtes ravie.
Il l'a formulé sur le ton d'un sarcasme évident, tout en regagnant la chaleur confortable de sa salle de classe. Je le suis à l'intérieur en fermant derrière moi.
— Je ne déteste pas cette heure, si cela peut vous réconforter, raillé-je.
Argent se fige devant son bureau et me toise de haut en bas, avec un air confus.
— Vous semblez...moins...
— Déprimée ? À bout ? Désespérée ? Avec une profonde envie de me recoucher et d'abandonner ma journée ?
— Hum, oui, tout cela à la fois, je suppose...
Je dépose mon sac à dos sur une chaise et m'assois sur une autre, au premier rang, à ma place habituelle, mon carnet de notes déjà étendu devant moi. Monsieur Argent se désintéresse rapidement de moi, fouillant dans ses fiches. Je prends conscience de l'intimité de ce moment. Peut-être que Rosa a raison. Je suis sûrement sa protégée, en fin de compte. Je n'arrive pas à ravaler un sourire et il l'intercepte. Je vois bien que cela le trouble, de discerner de la bonne humeur sous le tas de difficultés qui me paralysent. Ce qui me fait penser...
— Merci de nous avoir prévenues pour Misty et Xavier. Pour leur changement de groupe en Magie Offensive.
Il hoche vaguement de la tête, tout en listant les ingrédients de la potion que nous travaillerons plus tard avec la classe. Il n'en inscrit le nom au tableau qu'à la dernière seconde. Potion et sortilège d'explosion. Il nous parle de plus en plus de magie offensive, alors qu'il avait débuté l'année par de la magie inoffensive, du quotidien. J'ai envie de croire au fond de moi que Monsieur Argent tente par le biais de ses leçons de m'apprendre à attaquer et à me défendre, surtout quand il me donne des précisions qu'il ne répète pas aux autres, surtout quand il croise mon regard en cours. J'ai également envie de croire qu'il m'a avertie du changement de groupe de Xavier et Misty, non pas pour nous octroyer une longueur d'avance sur eux, car ça n'aurait servi à rien, mais pour que je sache exactement que leur venue jeudi matin était le résultat de leur volonté. Ils ont insisté auprès de Madame Natas. Il a voulu que je sois au courant, que je me méfie d'eux encore plus. Il m'aide à sa manière.
— Dupree ?
Je sursaute. Monsieur Argent range ses feuilles éparpillées sur son bureau et le contourne, s'asseyant sur son bord, juste en face de moi. Seule ma table nous sépare encore.
— Oui, Monsieur ?
— Je pense que nous pouvons mettre la potion de côté. Reproduisez le sortilège que je viens de vous montrer.
Comme une idiote, je le fixe avec un sourire niais, pensant qu'il plaisante. Dans sa classe, nous ne pratiquons pas les sortilèges. Pas le temps. Et l'académie n'aspire pas à restaurer sa salle encore et encore, à chaque fois que nous l'aurons détruite. Nous nous entraînons en extérieur, avec nos cours de Magie Offensive, ou en Découverte ou en Perfectionnement, dépendant de notre groupe, ou bien nous nous exerçons dans les jardins de nous-mêmes. Or, Monsieur Argent baisse légèrement la tête, sourcil arqué, l'air de se demander pourquoi je le regarde avec cet air stupide. Je me ressaisis et me redresse, me raclant la gorge avec gêne. Les souvenirs de sa récente démonstration affluent dans mes pensées et je positionne mes mains.
— Non. Là, vous risquez de me crever un œil.
Il se penche sur ma table, coudes contre le bois pour se stabiliser. Ses doigts se courbent en une étrange forme, très peu naturelle, et je m'applique à l'imiter tant bien que mal. Me voyant en pure détresse, Monsieur Argent finit par soupirer et par m'aider. Il manipule mes mains avec agilité. J'attends qu'il s'écarte, de retour sur le rebord de son bureau, et récite le sortilège en langue ancienne.
Des étincelles, semblables à celles que Rosa maîtrise de mieux en mieux, claquent autour de mes doigts et j'entends le bruit d'une explosion avant de la voir. La déflagration fouette l'air et de la fumée plane sur mes ongles noircis. Je suis momentanément fascinée par la facilité avec laquelle j'ai pratiqué de la magie, sans avoir besoin de me concentrer, de forcer, et quand je relève les yeux sur mon professeur, il m'a déjà tendu un mouchoir pour que j'essuie la cendre de sur peau.
— Parfait. Je voulais que vous preniez conscience de ceci. Nos instincts dominent souvent sur nos actions, sur notre magie. En l'occurrence, je présume que vous n'avez pas réfléchi à la puissance de votre sortilège et vous auriez très bien pu faire exploser la Citadelle. Mais, vous ne l'avez pas fait. Il vous faudra de l'entraînement pour engendrer des explosions de plus en plus impressionnantes. Pour l'instant, votre instinct n'aime pas que vous usiez d'une telle magie et il vous restreint volontairement. Avec de la pratique, vous pourrez rassurer votre inconscient.
Je ne sais pas pourquoi je ne me mords pas la langue, lorsque ces mots m'échappent :
— Informerez-vous mes camarades de cela ?
Il glousse. Le son me procure un frisson incontrôlable ; il remonte avec une lenteur insupportable le long de mon dos et j'entrelace fermement mes doigts pour me donner une contenance.
— À présent, travaillons sur votre problématique principale.
Monsieur Argent m'envoie un regard de défi, me lançant presque une perche pour que je repose la question et qu'il m'ignore à nouveau. Je demeure docile face à lui et me contente de hocher la tête.
— Avez-vous lu les livres de méditation ?
— Je les ai lus, étudiés de long en large, Rosa m'a prêté main-forte, j'ai médité tout le samedi et le dimanche... Rien n'a fonctionné.
— Pourquoi vous détestez-vous autant ?
Je ne saisis pas tout de suite le sens de ses mots et puis, leur cruauté me frappe de plein fouet. Mon rictus se fracture. Je retombe contre le dossier de ma chaise, décomposée. Monsieur Argent a l'air de mesurer, trop tardivement, la portée de sa remarque et lève les yeux au plafond.
— Ne vous vexez pas, Dupree. La question est légitime. Savez-vous pourquoi un sans-ordre est un sans-ordre ?
— À cause de nœuds mentaux.
Je bredouille, il expire sa frustration.
— Bravo, vous avez bien bossé le sujet, maugrée-t-il. L'état d'un sans-ordre naît effectivement de nœuds mentaux qui résultent de nombreux sévices psychologiques, qui peuvent aller d'un simple manque de confiance en soi à des traumatismes très graves. Rarissimes sont les adultes dotés de magie qui ne trouvent pas leur Ordre. Le pourcentage est si bas que je ne peux pas vous donner la statistique exacte. Personne ne connaît un voisin, un ami, un collègue qui ne s'est pas éveillé.
Plus il s'exprime, plus ma bonne humeur gronde en mauvaise foi, en ressentiment et en rancune envers la vie.
— Peut-être que je fais partie de cette statistique inconnue.
Monsieur Argent balaie mon amertume d'un revers de manche.
— Taisez-vous au lieu de dire des bêtises. Suivez plutôt mon raisonnement. Les sans-ordre s'éveillent en général au contact répété de la magie, ce que vous pratiquez toute la semaine, ou en contact avec des membres de leur futur Ordre. Mais, vous, vos nœuds mentaux ne bougent pas d'un pouce. Enfin, nous progressons, mais pas assez vite, pas assez bien. Il ne peut plus s'agir ni de confiance en soi, ni de traumatismes. À ce stade, soit vous vous voulez du mal, soit vous le faites exprès.
Avant que je ne puisse me défendre et m'emporter, il rajoute :
— J'imagine bien que vous ne saboteriez pas votre vie et j'imagine que vous n'avez pas d'intérêt à vous torturer de la sorte. Ce que je veux dire, c'est que votre état relève quasiment de l'impossible, de l'incompréhensible. Mais, rien ne l'est vraiment. Il y a forcément une solution à votre état, une explication logique à votre retard. Il nous faut la trouver.
Il s'en rend compte le premier. Je le note à ses traits raides. Je pleure.
Une dizaine de secondes s'écoulent sans que je ne ressente l'humidité sur mes joues. J'essaie, tellement, de faire des efforts, de mettre de côté toutes ces peines, de sauter par-dessus les obstacles, mais tout devient trop dur à gérer, à encaisser. Je peux lire l'interrogation sur son front : l'ai-je poussée trop loin ? Je m'apprête à lui répondre que, non, je suis juste sensible, sur les nerfs, faussement enthousiasme, terrorisée pour le reste de mon année, apeurée par le mois à venir si je continue ainsi.
Sa hauteur agaçante se plie en deux pour encadrer mes joues mouillées et effacer les larmes une à une. Je n'arrive plus à m'arrêter et me mets même à sangloter, tel un gros bébé pleurnichard. J'ai honte. Mes pommettes chauffent. Mais, il ne rit pas. Ne se moque pas. Ne me critique pas. Ne me juge pas. Son mouchoir est taché de cendres, alors il n'utilise que ses doigts rugueux sur ma peau sillonnée de deux rivières de larmes. Ses mains longent mon profil pour se glisser dans mes mèches blondes. Je ne sais toujours pas pourquoi, mais je lâche entre deux hoquets :
— J'aimerais les teindre, mais je n'ai pas encore choisi la couleur. J'hésite.
Monsieur Argent ne réussit pas à se contenir à mon pitoyable changement de sujet, et il pouffe, la mine attendrie.
— Vous avez songé à des couleurs ?
— Peut-être du gris métallique... Ou...du parme... Ou du multicolore.
Il grimace et ça a le don de me tirer un rire.
— Pêche...
Je dois tendre l'oreille pour capter son murmure pensif.
— La couleur pêche vous conviendrait bien. Doux. Agréable. Chaud. Ravissant.
Monsieur Argent ne semble pas tout à fait maître de ses paroles, absorbé par ses réflexions. Je pèse le pour et le contre d'un pêche, mais suis rapidement arrachée à mon imagination. J'éprouve la sensation désormais reconnaissable d'un grattement aux portes de mon esprit. Je les ouvre en grand. Son intrusion ne me blesse pas, comme à chaque fois. Sa magie voltige en moi, étreint la mienne, me découvre un peu plus à chacune de ses explorations. Malgré l'impression d'être mise à nu, vulnérable et fragile, prête à me briser à la moindre mauvaise intention, je lui voue une foi aveugle.
— Brillez pour moi, Evelyn.
Et à l'image d'un sortilège qu'il aurait actionné en moi, il réussit tout juste à desserrer les nœuds, suffisamment pour que ma magie rayonne. Ma peau devient translucide, luisante, à l'éclat de lune. Sans lui, tout s'effondre. Avec son aide, mon Ordre se débat pour émerger. Rien d'autre ne m'aiguille, si ce n'est le picotement agréable qui répand mille et un frissons sur ma peau, et cette illumination de mon corps, similaire à la brillance d'un diamant éthéré. Malgré les indices, je ne comprends pas ce que je suis. Quelle créature possède une telle peau scintillante ? Monsieur Argent n'est ni aveuglé, ni brûlé, probablement parce que je n'infuse aucune malice dans ce pouvoir sordide. Dès que son intrusion se rétracte, la lumière se retire aussi.
— Votre Ordre est là, si proche, souffle-t-il. Je ne pense pas que vous devez délier vos nœuds mentaux, Mademoiselle Dupree. Ce ne serait pas suffisant, pas assez drastique. Il vous faut les fracasser. Une bonne fois pour toutes. J'ai une idée. Terrible. Que Madame Morelli n'approuvera peut-être pas. Une idée folle et stupide, mais une idée logique et rationnelle.
— Tout, répliqué-je. Tout pour les fracasser. Faites ce que vous désirez de moi, professeur.
J'ai parlé avec la détermination d'une guerrière à terre. Contre toute attente, Monsieur Argent explose de rire. Une hilarité qui me rend confuse. Jusqu'à ce qu'il lance par-dessus son épaule, regagnant son bureau :
— Phrase très controversée, Mademoiselle Dupree. Un autre pourrait croire que vous vous efforcez de me séduire.
Je rougis et me confonds en excuses bégayées, ce à quoi il rétorque par une autre vague de rires.
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