Evelyn Dupree

Je suis assise sur les genoux de Conrad, sa main enroulée autour de ma taille, son sourire charmant dévoué tout à moi. 

Tout a commencé par un défi de Misty, envers Rosa. La brune a parié qu'elle n'oserait pas payer un verre à Monsieur Argent. Je n'étais même pas la concernée, mais j'ai rougi à l'idée qu'une étudiante flirte ouvertement avec un professeur. Il n'a pas réagi. Ou plutôt, il ne s'est pas mis en colère. Il a soupiré, replacé ses cheveux blond foncé parfaits sur son crâne et lui a tourné le dos, ne touchant pas un instant au cocktail qu'elle lui a offert. Au final, elle a regagné notre table et l'a bu elle-même. 

Puis, Rosa a défié Draigh de nous montrer ses abdominaux. Elle était persuadée qu'ils vaudraient le détour. Il était plutôt ravi et dans la foulée, il a proposé de nous inviter cet été à sa maison de campagne, où nous pourrons nous prélasser au bord de sa piscine et il pourra exhiber son corps sculpté à sa guise. Conrad a rouspété, prétendant qu'il était deux fois plus musclé et une provocation de la rousse a suffi pour qu'il ôte les boutons de sa chemise un par un. Par chance, le bar propage une constante chaleur de par sa cheminée crépitante. Les flammes ont dansé sur leurs torses saillants et nous nous sommes rincé l'œil sans gêne... Ou peut-être que j'étais un peu embarrassée, mais uniquement parce que j'ai ressenti un poids sur ma nuque. En pivotant, j'ai intercepté le regard lourd de Monsieur Argent. Il a soufflé et s'est détourné. J'ai rougi. 

Ensuite, Conrad a défié son ami de toujours de ramener le numéro d'une fille de l'extérieur. Pour jouer le jeu à fond, Xavier a fait en sorte de guider la femme en question devant le bar pour que nous assistions à tout. Il en a choisi une...ma foi, sublime ! Dans l'âge mûr des quarante ans, avec un corps idéal et le regard embrasé d'une personne qui sait ce qu'elle désire. Il nous a pointé de la main et elle a sorti un stylo de son sac en bandoulière. Il s'est rassis à côté de Rosa sans un mot dans un premier temps. Et il a tendu la paume de sa main où sont inscrit les chiffres pour la contacter, avec les mots additionnels : avec plaisir, Conrad. 

— Qu'est-ce que tu lui as raconté ? s'est écrié le Loup.

— Que mon meilleur ami était trop timide pour lui demander son numéro.

Conrad n'a pas apprécié la plaisanterie, mais a finalement répondu :

— Elle est vraiment pas mal, cette femme.

Son air rêveur a provoqué un rire général. Xavier a défié Misty de séduire un étudiant assis au comptoir. Elle s'est outrageusement approchée de lui, s'est frottée à son bras, et l'a rendu tout nerveux, bégayant, livide et cramoisi, les deux à la fois. Il est passé par toutes les couleurs. Je dois avouer que cette fille est réellement divine. Ou démoniaque. Au choix. Tout chez elle inspire le luxe, le sensuel, la confiance. J'aimerais lui ressembler. Si magnifique et si consciente. Je l'ai admirée un moment jusqu'à ce qu'elle revienne à nous et exige que je change de siège. C'est ainsi que je me suis retrouvée sur les cuisses musclées de Conrad, qui s'est emparé de cette occasion pour me serrer contre lui sans paraître trop effronté. Le jeu s'est poursuivi. Sans nous.

— Non, le coupé-je. Parle-moi de toi, Conrad. Je m'en fiche de connaître tout ton parcours scolaire. Je me doute que tu as bénéficié des meilleures écoles et des meilleurs professeurs. Parle-moi de toi. Qui es-tu ?

Il hésite une longue minute. Car il n'a pas l'habitude qu'une fille s'intéresse à lui. Car il ignore quoi me dire. Car il est désarçonné par ma requête.

— Je suis le fils d'un banquier, le plus riche et influent du royaume.

— Le groupe Lovelace, je sais.

Mes parents se sont endettés dans la banque de son père. 

— Je suis un sale con pourri gâté.

— Quelle honnêteté.

— C'est toi qui as demandé... Pour être tout à fait sincère avec toi, Eve, je ne me considère pas comme quelqu'un d'intrigant ou de fascinant. Je suis exactement ce à quoi tu peux t'attendre. Riche et arrogant, caractériel et exigeant, je raffole de jolies choses et je les collectionne.

— Tu veux me collectionner ? 

Il hausse les épaules. Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. Tout est l'objectif de cette soirée. Conrad essaie de déterminer si je mérite des approfondissements ou s'il m'ajoutera à sa collection tout simplement. Il dégage mes cheveux, les range derrière mon oreille. 

— Et toi, Eve ? Qui es-tu ?

— Quelqu'un qui n'est ni intrigant, ni fascinant. J'ai longtemps été la pauvre fille misérable. Je l'étais encore le mois dernier. J'ai cru que ma vie toute entière se résumerait à enchaîner les boulots qui paient mal, à suer corps et âme pour rien, à faire les poubelles pour être utile à la maison. Des parents plein de dettes et de vices, un avenir plus qu'incertain. Je ne te dis pas ça pour que tu me regardes avec pitié. Ne songe même pas à me laisser gagner dans cette compétition... Parce que c'en est une. N'est-ce pas ? 

Je réduis l'espace entre nous pour qu'il soit le seul à m'entendre.

— Tu nous as invités pour mesurer la menace. Je me battrai bec et ongles. Sois prêt, Conrad Lovelace.

Je sautillerais presque de joie à éprouver sa confusion, tout penaud, franchement troublé par cette rivalité que j'embrasse volontiers. L'espace d'un instant, j'ai même l'impression que son intérêt pour moi s'intensifie. Pour mes lèvres, en particulier. Je me prépare à me lever, à mettre de la distance entre nous, mais ses yeux vert clair remontent sur les miens, et il sourit calmement.

— Très bien. Sois prête, Evelyn Dupree.

Nous nous serrons la main, pour sceller ce pacte.

— Au fait, tu es un menteur. Tout le monde est intrigant et tu es plus fascinant que tu ne le prétends. Je n'ai jamais croisé personne qui ne soit pas intrigant ou fascinant à sa manière.

— Dans ce cas-là, tu mens aussi.

J'acquiesce et son sourire s'élargit. Sa main se pose inconsciemment sur ma cuisse. Je sais qu'il ne s'agit pas d'un geste volontaire, puisqu'il s'en aperçoit dans la seconde et s'excuse aussitôt à mon visage cramoisi. À vrai dire, la chaleur du bar commence à m'asphyxier. Je ne suis pas accoutumée à l'alcool, ou au social, ou à l'attention d'un garçon sur moi. 

— Excuse-moi, je sors une minute. Je reviens.

Conrad s'apprête à s'excuser à son tour, pensant sûrement que sa main m'a dérangée. Je lui envoie un baiser volant, ne me ressemblant absolument pas, qui se veut rassurant pour lui et qui me paralyse, moi. Je déteste l'alcool. Du moins, je déteste l'effet qu'il a sur moi. Je me tiens au dossier du fauteuil pour me redresser et marcher la tête haute. Un pas. Un pas. Un pas. C'est compliqué de se focaliser autant sur ses pieds, mais je parviens à quitter le bar. L'air frais de la nuit me revigore instantanément. Je me glisse à l'écart de la baie vitrée, contre le mur froid, sous un rayon de la lune. Il est quoi ? Une heure du matin ? Deux heures ? Cela ne me ressemble pas non plus de sortir si tard. Les va-et-vient dans la rue ont diminué, voire sont quasi-inexistants. 

— Une cigarette ?

Je hoquette de surprise, un peu trop fort, à la voix suave de Monsieur Argent. Suave ? Quoi ? Je m'embrouille dans mes pensées, me maudissant pour réfléchir si bruyamment, tandis qu'il me fixe avec un sourcil arqué, une cigarette tendue vers moi, une autre entre ses lèvres délicates. Délicates ? Mais, qu'est-ce qui cloche chez moi ? Je hoche de la tête, prise d'une frénésie incontrôlable, et par miracle, il pivote vers la rue, m'autorisant un soupir fébrile. Il fume tranquillement et je ne peux me résoudre à m'éloigner... Ni à contenir la question qui me brûle la gorge.

— Vous buvez souvent seul ? 

Il se retourne lentement et je gifle ma bouche sous ses yeux de braise. De braise ? Il me voit faire, mais ne commente pas. Je le sens néanmoins se détendre un peu.

— C'est un problème ?

— Vous auriez pu venir à notre table.

N'importe quoi. Je roule des yeux à ma propre bêtise. De nouveau, il voit mon manège et cette fois, je lui tire un rictus diverti.

— Vous n'êtes pas habituée à boire du bourbon, je présume.

Non. Comment a-t-il deviné ? Puisque Monsieur Argent est un être tellement terre-à-terre et logique, il rétorque à mon invitation par un argument irréfutable :

— Il n'existe aucune règle qui m'interdirait de boire un verre avec mes étudiants, un samedi soir. En revanche, je ne pense pas que mes autres élèves en seraient contents. Ils vous accuseraient probablement de tricherie, de corruption sur un professeur et moi, je serais placé sous haute vigilance par le conseil disciplinaire. Je ne suis pas facile à soudoyer, Mademoiselle Dupree, sachez-le.

— Donc, il est possible de vous soudoyer ?

— Vous tenez à essayer ?

Il sourit désormais et je dois admettre que je suis assez fière de le dérider. 

— Non, je ne m'aventurerai pas sur ce terrain glissant, et déloyal. Puis-je au moins solliciter votre aide ?

— Tout dépend la nature de cette aide. 

Il ne s'est pas rasé depuis lundi. Déjà au cours d'hier, j'ai observé sa barbe de quelques jours avec une insistance saugrenue et avec le bourbon, je me mets à rêvasser en le scrutant. Je suppose que mes paupières battent vite et résistent contre le sommeil, car j'ai l'intuition qu'une minute s'écoule sans que je ne sois consciente de mon environnement et lorsque je reviens à moi, Monsieur Argent s'est avancé d'un mètre, le bout de sa cigarette sur le bitume, son expression inquiète.

— Vous devriez vous faire raccompagner par vos camarades, Mademoiselle Dupree.

— Je vais bien, riposté-je. C'est juste que j'ai sommeil.

— Avez-vous vu l'heure ? Je suis certain que vous êtes une fille qui s'endort à vingt-et-une heures tous les soirs et se réveille reposée, en forme, le lendemain matin.

Sérieusement, comment a-t-il deviné ? Une moue boudeuse s'aligne avec le plissement de mon front.

— Seulement ces dernières semaines. La routine à la Starborn me convient. Je préfère cent fois l'enchaînement éreintant des cours à ma vie d'en dehors... C'est pour ça que...j'ai peur de partir.

Je termine ma phrase en chuchotant, soudain les yeux remplis de larmes.

— J'ai besoin de votre aide. Conrad dit que vous pourriez déclencher un changement en moi. Grâce à votre magie. Je dois m'éveiller. Je dois découvrir mon Ordre. Je dois apprendre à le maîtriser. Je dois...

Il me stoppe net. Ses doigts empoignent vivement les miens. Pour me faire taire. Pour me consoler. Un peu des deux. Monsieur Argent affiche une mine grave.

— Vos cours de Découverte n'aboutissent pas ? 

Pas du tout. Une larme impuissante coule sur ma joue. Je la mets sur le compte du bourbon, et non de la pression dévorante que cette première phase éliminatoire m'a infligée.

— Je ne survivrai pas aux classes de Magie Défensive. Je m'effondrerai en cours de Magie Offensive. Sans Ordre, ces deux matières auront raison de moi.

— Vous pouvez choisir de les éviter jusqu'à votre éveil, fait-il remarquer.

— Hors de question. N'est-ce pas la base de toute guerre ? Il faut connaître son ennemi aussi bien que soi-même, ou mieux encore. Je ne peux pas manquer ces cours et permettre à toute l'académie de progresser sans moi. 

Ma détermination d'acier m'étonne. Je formule à voix haute des promesses qui m'effraient jour après jour, parce que je ne serais peut-être pas capable de les tenir. Et si je ne suis pas au niveau de la Starborn ? Et si je suis indigne de partager cette académie avec tous ces étudiants si talentueux ? Et si j'étais condamnée à l'état de sans-ordre ? Monsieur Argent me dévisage longuement, s'interrogeant sur une façon de rejeter ma faveur, c'est sûr. Je suis à deux doigts de m'écrouler, mais, par pur esprit de revanche envers le monde, je le toise sans discrétion, chaque trait de son visage, chaque mèche, chaque nuance dans ses iris bleus de la mer, et je lui dis combien je souffre, combien ces difficultés me tuent, et tout ce que je suis décidée à accomplir pour me venger de mon sort, pour m'élever toujours plus haut, toujours plus loin.

— Vous reviendrez lundi, une heure avant notre cours. 

Avant que je ne puisse comprendre la portée de sa proposition, je bredouille :

— Mais je ne pourrai pas vous écouter, alors.

Et puis, je constate ma bêtise et me mords la lèvre. Contre toute attente, Monsieur Argent explose d'un rire cristallin, chantant.

— Eh bien, vous m'écouterez un moment et par la suite, nous nous concentrerons sur vous et votre problème. Quelque chose à redire ?

Non. Je me rapetisse contre le mur. S'il n'avait pas la confirmation de l'identité de sa petite espionne lundi dernier, je me suis carrément vendue.  

— Retournez auprès de vos camarades, Evelyn. Je vous aiderai.

Je m'empresse d'obéir, principalement pour dissimuler le feu ardent sur mes joues à l'entente de mon prénom mélodieux sur sa langue. Monsieur Argent va me sauver. Tout ira bien. Je m'accroche à cet espoir de toutes mes forces.

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