Evelyn Dupree

En cette ultime semaine avant la première phase éliminatoire, le chaos règne. Déjà. Les dix derniers actuels du classement ne connaissent pas une once de répit, que ce soit à cause de leur propre pression ou de celle persécutrice des autres étudiants. À force de les côtoyer jour par jour, je me rappelle de plus en plus de leurs noms et j'ai remarqué, sans grande surprise, que les plus fébriles sont devenus des prédateurs : ceux qui se situent entre soixante-dix et quatre-vingt-dix se débrouiller pour instiller la terreur sur leurs « inférieurs » afin de s'assurer qu'ils restent bien là où ils sont. Une tactique qui ne fonctionne qu'à moitié, puisqu'elle pousse certains dans leurs retranchements. 

Plus les heures défilent, plus j'assiste à des coups bas. Des pieds qui ne devraient pas se trouver là dans des escaliers, un accident arrive si vite. Un serpent retrouvé dans la chambre de Paris Ash, mordue et qui a refusé de se rendre à l'hôpital sous les conseils de l'infirmière. Elle déambule avec un bras enflé et probablement une infection grave. Le plus marquant a sûrement été Marc Storm, qui a fondu en larmes durant le cours du Professeur Argent. Ce dernier l'a jaugé en instant, se rendant bien compte que ses sanglots résultaient de l'acharnement des trois ordures du fond de la classe, et il n'a rien dit. Il s'est retourné face à son tableau et j'ai serré le poing.

Rosa n'a pas cessé de répéter, toute cette semaine, qu'elle ne ressentait aucune pression. Que, sauf avec des zéros dans toutes les matières, nous ne pourrions pas tomber si bas. Néanmoins, j'ai été dévorée par une tension cauchemardesque toutes les nuits. Je n'ai pas dormi beaucoup. Non pas parce que je me sentais en danger, car en effet je ne le suis pas, mais parce que j'ai passé des journées entières à entendre des sanglots, à baigner dans les lamentations et les cris hystériques des étudiants les plus faibles, et j'ai eu du mal à me dissocier de leurs peines. 

Les termes inférieurs et supérieurs ont émergé dans la Starborn. Je n'imaginais pas que je serais considérée comme une supérieure de qui que ce soit dans ma vie. Ces deux mots me répugnent dans la profondeur de mon être. Je les méprise.

— Bonne chance, Eve.

Je sursaute à cette voix. Monsieur Tout Nu, ainsi renommé par Rosa, traverse le réfectoire d'un pas rapide, ne me laissant pas l'occasion d'encaisser ces trois petits mots, ni de lui répondre. Conrad me décoche un clin d'œil charmeur, je suppose, et s'installe à sa table habituelle avec ses deux meilleurs amis. Xavier a le nez rivé dans son assiette, ce qui n'est pas le cas de Misty Latimer. J'ai pu confirmer au fur et à mesure qu'elle est bien la fille de la directrice et c'est pourquoi j'ai compris semaine après semaine la nature de ses regards prolongés sur nous. Elle doit probablement détester lire les noms de Crowe et de Dupree dans le haut du classement. Aujourd'hui, elle semble...apaisée ? Elle adresse même un hochement de tête complice à mon amie et moi-même, que je lui rends avec hésitation.

— Je te conseillerais de ne pas faire ami-ami avec l'ennemi, gronde Rosa qui demeure stoïque. Qu'est-ce qu'il te veut, le Monsieur Tout Nu ?

Je glousse par réflexe.

— Arrête de le surnommer comme ça. D'une, il ne s'est transformé qu'une seule fois devant nous et de deux, à chaque fois que tu prononces ce surnom, l'image de son corps nu jaillit dans ma mémoire. J'aimerais simplement oublier, s'il te plaît.

Cela amuse Rosa qui finit par obtempérer, levant les mains en signe de défaite.

— Et pour répondre à ta question, je ne sais pas ce qu'il me veut. Me souhaiter bonne chance pour la dernière semaine ?

Je hoquette d'un coup à une théorie.

— Tu crois qu'il s'agit d'une menace ? Tu crois qu'ils ont prévu quelque chose contre nous ?

— Fais-moi confiance, Evie. S'ils tentent de t'éjecter de ta place méritée, ou nous éjecter d'ailleurs, je ne quitterais pas cette académie avant de les avoir entraînés dans notre chute. Impossible que nous partions à cette phase éliminatoire. Nos places nous reviennent de droit. Surtout sans les cours de Magie Offensive et de Magie Défensive.

Je grimace à cette mention.

— Nous sommes fichues. Toi, au moins, tu disposes d'un peu de magie. Avec ces cours, tu auras l'occasion de t'améliorer et tu pourras te donner à fond pour réussir. Je n'aurais même pas cette chance. 

Rosa me toise avec compassion. Au bout de ces trois semaines, ses mots de réconfort se sont taris. Elle n'a pas perdu espoir en moi et me le rappelle régulièrement en mimant une pom-pom girl, à s'agiter dans tous les sens avec une chorégraphie extravagante et des phrases chantées à tue-tête. Je ne sais pas ce que sont ces...personnes. Apparemment, elle les a aussi appelés des cheerleaders. Un concept du monde humain, je présume. En bref, elle m'encourage autant qu'elle le peut, mais elle a également constaté mon absence de réactions à ses grands discours valorisants. Depuis le classement de pré-rentrée, je sais désormais ce que je vaux dans les différentes matières, mais je n'espère pas survivre en Magie Offensive et certainement pas en Magie Défensive. Je coulerai bientôt. Adieu les dix premières places. C'était agréable. Peut-être que Conrad sous-entendait cela avec son bonne chance. Une ironie. Parce que tous les étudiants sont au courant qu'une place va se libérer dans le haut de la liste. 

Je m'approche de la classe du Professeur Argent sans enthousiasme en ce début d'après-midi. Sa salle attitrée se trouve cachée entre deux couloirs sombres, dans une sorte d'annexe encore plus ancienne que tout le reste de la Citadelle. 

Je suis arrivée bien en avance, laissant derrière moi une Rosa avec un sourcil haussé. J'ignore ce qu'il me prend, pourquoi un poids s'est creusé dans mon estomac. Peut-être que j'ai absorbé l'hystérie ambiante de l'académie, peut-être que je hais ce système de phases éliminatoires, peut-être que mes parents me manquent, peut-être que je m'ennuie après ces trois longues semaines de cours et de révisions dont je ne vois déjà pas la fin. Quoi qu'il en soit, je traîne des pieds jusqu'à sa classe et glisse le long du mur extérieur. La porte du Professeur Argent est entrouverte. Je suis très en avance. Pendant au moins cinq minutes, je ne perçois aucun bruit venu de l'intérieur et j'en déduis qu'il s'est réfugié dans son bureau au rez-de-chaussée pour déjeuner. 

Non. Soudain, sa voix résonne dans la classe vide et me parvient hachée, incertaine par moments et agacée à d'autres. Je tends l'oreille et m'aperçois rapidement qu'il récite son prochain cours. Je le devine puisqu'il établit la liste complète d'une potion que nous n'avons pas encore étudiée. Un instinct me saisit et je sors dans la plus grande discrétion mon carnet où j'essaie d'écrire les ingrédients cités. Il est déjà passé à la suite, bégayant à quelques endroits et raturant des lignes sur sa fiche de notes. 

— Est-ce que je devrais leur dire...?

Il soupire. Je dois bien être l'une des rares étudiantes de l'académie a supporté ses cours. Monsieur Argent se montre froid et distant avec nous, balaie nos questions d'un revers de manche parfois et les explique bien plus tard dans son cours, quand ces informations doivent apparaître dans le cours, dit-il. L'impatience de ses élèves le fait pester. 

Je soupçonne qu'il s'efforce avant tout de s'éloigner de nous, intellectuellement. Il n'est pas si âgé. Entre vingt-cinq et vingt-huit ans. Mettre de la distance entre lui en tant que professeur et nous en tant que ses élèves doit être important de son point de vue. Mais, j'avoue que je ne roule pas des yeux à ses commentaires sarcastiques, j'en ricane même souvent. Et je ne m'énerve pas contre lui lorsqu'il nous rend nos tests hebdomadaires et qu'il nous balance à la figure nos erreurs. Au contraire. J'ai toujours envie de débattre avec lui pour lui exposer mon opinion ou si j'ai vraiment et définitivement tort, je fais en sorte de me corriger tout de suite. La dureté de son enseignement m'incite à l'excellence. Or, certains n'apprécient pas sa sévérité. Je l'interprète surtout comme de la provocation. Nous sommes responsables de nos fautes. 

C'est à nous de rectifier le tir et à lui de nous apprendre à rebondir. Ce qu'il fait avec une justesse qui prête à la critique. Il n'est pas aimable, c'est vrai. Hormis quand nous réussissons à lui arracher un rictus et là...je comprends pourquoi il se tient devant nous. Monsieur Argent adore enseigner, il adore communiquer sur ses passions, mais il adore largement moins des jeunes gens brailleurs et irritants qui ont toujours l'air, à en juger par ses expirations dramatiques, de lui pourrir la vie. Il exagère, mais il n'est pas méchant ou cruel ou sadique comme des étudiants le disent. 

Professeur Argent continue en reliant l'objectif de sa potion avec une équivalence en sortilège et je note tout avec un appétit grotesque pour son savoir. À chaque fois qu'il marque une pause pour raturer une ligne sur ses fiches ou pour s'éclaircir la gorge ou pour reformuler, je me surprends à attendre avec curiosité, l'attention dévouée à sa leçon. 

Est-ce qu'il récite tout le temps avant un cours ? Notre groupe est son premier de la semaine. Est-ce qu'il s'entraîne de la sorte en amont de notre heure de classe ? Il paraît frustré. Je prends conscience tout à coup des nombreux indices que j'ai manqués. Et si ses silences lassés à nos questions et sa maladresse dans son autorité n'étaient pas le résultat de son tempérament naturel, mais bel et bien le signe d'un début de carrière ? 

Cela me saute aux yeux. Monsieur Argent débute tout juste sa carrière d'enseignant, ce qui est logique au vu de son âge. Je me retrouve à sourire bêtement, accroupie contre le mur de sa salle, l'humeur adoucie par ce constat. Il s'exerce à nous instruire. C'est étrangement attendrissant. Aucun étudiant n'aurait parié sur cela pour justifier sa rigidité, j'en suis sûre : il a la pression, il cherche à se perfectionner, à progresser dans ses méthodes de professeur. 

— Qu'est-ce que tu fous, Damian ? rage-t-il. Je n'ai même pas mangé et ils viennent dans... Merde !

Ni une, ni deux, je suis sur mes deux jambes et sprinte le long de son couloir isolé, où seule sa salle se trouve, et disparais à un tournant. Sa porte se cogne au mur à cet instant et ses bruits de pas retentissent contre la roche. Je m'enfonce dans les toilettes pour filles en fermant le battant en silence. Ma respiration courte. Le cœur tambourinant dans ma poitrine. Pourquoi m'enfuir comme une enfant qui aurait fait une bêtise ? Parce que je ne veux pas qu'il s'arrête. Je veux qu'il récite ses leçons chaque semaine et je veux écouter sa voix reposante, je veux connaître son petit secret et je veux le garder pour moi.

Je ressors des toilettes une dizaine de minutes plus tard. J'ai arrangé mes notes. Il a parlé si vite. Et puis, je les enfouis au fond de mon sac à dos. Trottinant jusqu'à sa classe, de retour dans ce couloir vide, je ralentis de justesse, évitant de me heurter à sa porte. De toute évidence, j'ai mis trop de temps à revenir et il s'apprêtait à bloquer le passage à tout retardataire. Tout mon groupe s'est déjà installé. Je distingue Rosa au premier rang dans le dos de Monsieur Argent. Il me dévisage sans un mot, hésitant sûrement à me claquer le battant au visage ou se décaler. Je me perds une fraction de seconde dans le bleu maritime de ses iris, et me ressaisis. 

— J'ai eu...hum...un souci aux toilettes, Monsieur. Désolée de mon retard. Est-ce que je peux entrer, s'il vous plaît ?

Ses yeux restent tranquillement sur moi et serait-ce la paranoïa qui me guette, mais j'ai l'impression qu'il lit clair dans mon mensonge et qu'il sait exactement pourquoi j'étais enfermée dans les toilettes. Je bredouille à toute vitesse :

— C'est cette semaine-là du mois.

Faux, je n'ai absolument pas mes menstrues et j'ai l'intuition que mon mensonge se désintègre aussitôt. Il fait partie de l'Ordre des Sirènes. Il ressentirait de l'inconfort, de la gêne ou de la douleur émanés de mes émotions et de mon corps, si c'était la vérité. Sauf que je dois lui envoyer uniquement un vent d'embarras et de honte, les joues cramoisies. Argent se penche sur moi, me dépassant d'au minimum une tête, et marmonne :

— Ne retardez plus jamais mon cours, Mademoiselle Dupree. Dépêchez-vous de rejoindre votre siège !

Il s'écrie si fort que sa voix se répercute dans tout le couloir et dans toute la classe. J'obéis en lui glissant un piètre remerciement et me jette sur ma chaise, à gauche de Rosa. Quelques étudiants gloussent ou soufflent dans mon dos. La rousse me questionne sans un mot : tu vas bien ? J'opine du chef avec vigueur et le cours commence dans la foulée. J'avais raison. Monsieur Argent reproduit presque mot à mot la leçon de tout à l'heure et je me sens obligée de m'investir dans la prise de notes. Quelquefois, je me souviens de précisions qu'il avait apportées tout à l'heure mais qu'il omet devant la classe, et je ne retiens pas mes interrogations qui me trahissent peut-être. En tout cas, il ne laisse rien paraître. Il répond ou me tourne le dos, au choix. Comme d'habitude. Concrètement, j'utilise cette heure pour approfondir, pour réviser et m'approprier ce que je viens d'entendre, et ce léger avantage me permet de respirer un peu. 

— Puisque Mademoiselle Dupree semble en connaître un rayon sur la potion d'endormissement, elle nous renseignera sur un point crucial.  N'est-ce pas ?

Il ne m'autorise aucune échappatoire et réclame :

— Quel genre d'ingrédients est à bannir pour cette potion-ci, et pourquoi ?

D'accord. Il est peut-être un brin sadique, en fin de compte. Monsieur Argent n'a pas du tout mentionné ceci tout à l'heure, mais il a évoqué autre chose. Ce qui m'offre une maigre piste de réflexion à laquelle je me raccroche.

— Mademoiselle Dupree ne sait donc pas tout, conclut-il.

Monsieur Argent fait volte-face vers son tableau, prêt à rédiger la réponse, lorsque je m'exclame :

— Les ingrédients issus d'une source animale. Cela risquerait d'engendrer un enchaînement de réactions chimiques et magiques qui prendraient d'abord la forme d'une mousse blanche et ensuite une explosion. 

Tout à l'heure, je me suis égarée dans l'une de ses phrases murmurées, parce qu'il n'était pas certain de la manière dont il amènerait ces informations. J'ai copié les mots : mousse blanche, explosion et sang d'animaux, sans vraiment saisir le but de sa phrase. Monsieur Argent pivote de nouveau vers la classe et cette fois-ci, ne me quitte pas des yeux de sitôt. Ses doigts sont crispés sur sa craie. Je ne peux plus inspirer, figée sur ma chaise. Il a compris. Non ? Je dois propager un parfum de secret dans toute la salle, que lui seul peut flairer. Une once de panique monte dans ma gorge ; je veux réécouter sa récitation, je veux me rasseoir dans ce couloir et prendre des notes, je ne veux pas qu'il coupe une habitude qu'il a probablement depuis le début de l'année, parce que je n'ai pas couru assez vite dans les toilettes. Alors, ma voix s'élève subitement en une tentative pitoyable de changer de sujet :

— Cela fait longtemps que je me pose une question, professeur. Je n'ai jamais rencontré de Sirène auparavant. Votre magie est très puissante et très influente. Pourtant, vous n'êtes pas classés dans les créatures dangereuses de niveau trois, seulement de niveau un. Pourquoi ? Après tout, vous pouvez altérer les émotions d'une personne, et les voler, et les collecter, et... 

Je m'embrouille et décide de me stopper là avant de raconter n'importe quoi. Sans être perturbé, Argent écrit tout de même la réponse au tableau en trois mots-clés. Animaux. Mousse. Explosion. Quelques étudiants prennent des notes sur-le-champ. 

— Qui pourrait répondre à Mademoiselle Dupree ?

Une étudiante deux rangs derrière nous lève la main, ainsi que Rosa. Notre professeur a tendance à ne pas nous désigner, sachant pertinemment que mon amie et moi sommes susceptibles de lui donner la réponse correcte dès le premier coup, et il aime créer du suspense et travailler à partir des erreurs. 

— La magie des Sirènes est très reconnaissable et peut par conséquent être contrée grâce à un bouclier magique ou un charme.

— C'est à peu près cela, réplique Argent. En général, les adultes sont en mesure de se préserver contre nos pouvoirs en tout temps, avec leur magie défensive, ou des sortilèges, et ils fabriquent des charmes aux plus jeunes. Ces charmes peuvent être...

Rosa bondit quasiment de son siège et il l'interroge.

— N'importe quel objet auquel on peut penser. La plupart du temps, le charme sera un objet facile à porter pour un enfant, comme un collier ou un bracelet ou même une paire de chaussures. Par ailleurs...

— Je n'ai pas sollicité un exposé de votre part, Mademoiselle Crowe.

Cela n'empêche pas Rosa de compléter ses explications, qui sont destinées aux étudiants, dont moi, ou juste moi en fait, ayant besoin de ces informations. L'air nonchalant de la rousse contre la mine contrariée de Monsieur Argent me tire un sourire narquois.

— Par ailleurs, cela vaut pour d'autres Ordres. Par exemple, il existe des sortilèges qui se focaliseront sur les cris de la Banshee, et formeront une bulle protectrice autour des oreilles pour atténuer la puissance de leur voix. Ou repousseront un Vampire qui sera incapable de mordre le porteur du charme. Pour clore ta question, Evie, il n'y a pas de charme unique, mais bien plusieurs types de sortilèges à apposer sur un objet qui constituera donc un charme, et le sortilège est spécifique à la finalité voulue, et surtout à la magie de l'Ordre précis que l'on souhaite entraver. 

— Merci, Mademoiselle Crowe. Puis-je retourner à mon cours, à présent ? 

Non. Parce que je ne suis toujours pas rassurée. 

— Cela signifie que nous ressentirions votre magie si vous en usiez sur nous ?

— Pourquoi user de ma magie sur vous, Mademoiselle Dupree ?

— Je ne sais pas. Question globale. Je m'intéresse au sujet, c'est tout.

Je me maudis pour rétorquer promptement et avec des rougeurs jusque sur ma nuque. Quelle horrible menteuse je fais. Monsieur Argent ne se laisse pas démonter et contourne son bureau pour se poster face à moi. Les deux paumes à plat sur mon bureau, je frémis à l'intensité de son regard. 

— Je vous préviens, Mademoiselle Dupree. Je vais vous procurer cette fameuse sensation reconnaissable de la magie des Sirènes, afin de taire vos questionnements incessants. Cela veut dire que je vais pénétrer en vous. Êtes-vous consentante ? 

Un silence de plomb parcourt toute la salle et je ne comprends pas pourquoi. En revanche, comme l'idiote que je suis, je ne peux pas échapper à un vaste frisson aux mots qu'il a employés. Il parle de magie, Evie, rien d'autre ! Rosa m'éclaire :

— J'ai lu un livre sur les Sirènes. Ils sont également classés au niveau un, parce que des lois extrêmement dures ont été érigées contre eux et ils ne s'aventurent pas souvent à les transgresser. Cela implique que le consentement de la personne sur laquelle ils se nourrissent doit être explicite et doit avoir une preuve, c'est-à-dire un témoin ou une affirmation matérielle, notamment une lettre manuscrite et signée par le sang. Au tribunal, si procès il doit y avoir, un juré Vampire pourra déterminer par ce sang si la victime présumée était réellement consentante au moment de la rédaction et de la signature de la lettre. Ou bien, les témoins pourront confirmer ou infirmer les dires de l'accusé. Dans notre cas, si tu déclares être consentante, nous pourrons tous le confirmer, puisque Monsieur Argent a respecté toutes les règles en t'informant de ses intentions et en te fournissant tout le temps nécessaire pour comprendre ce qu'il te demande, puis juger si ta réponse sera positive ou négative. 

Le professeur la jauge longuement et elle riposte à son jugement muet :

— Le monde humain est terriblement ennuyeux, lorsqu'on a conscience du monde magique qui perdure par-delà une frontière magique. J'ai lu...énormément.

Moi aussi, mais pas sur ce sujet. C'est la première fois depuis le début de cette année à la Starborn que je soulève une aussi grosse lacune dans mes connaissances. J'ai ramassé de nombreux manuels dans des poubelles, mais aucun sur les caractéristiques des Ordres car c'est un savoir typiquement transmis par les parents ou les maîtres d'école. Ce dont je n'ai pas bénéficié. Je m'évertue à engloutir mes émotions dans une cage au fond de mon esprit, même si j'ai la sensation que Monsieur Argent pourrait ouvrir toutes les portes de mon âme sans le moindre effort.

— J'y consens.

Cela lui suffit à relâcher son pouvoir sur moi. Je tressaille des cheveux aux orteils. Je me concentre sur mes perceptions. On dirait que des mains, douces, habiles, expérimentées, effleurent mon esprit. Un peu comme si des doigts délicats caressaient mes cheveux, avec tendresse. Une minute ! Je rougis violemment à la pensée qu'il goûte à mon aise, à mon bien-être. Les Sirènes mettent à nu. Dévoilent tout. Il a totalement conscience qu'il me fait du bien, sans avoir besoin d'influer sur mes émotions, rien qu'en me touchant de sa magie.

— Décrivez à vos camarades mon intrusion. 

Je sélectionne mes paroles avec soin.

— La magie des Sirènes se fond avec l'objectif de son possesseur. Monsieur Argent ne désire pas me faire du mal et par extension, son intrusion est agréable. Il s'est infiltré petit à petit pour ne pas brusquer mon esprit et sa magie ne bouge plus. Elle s'est installée dans mon esprit et patiente. Plus les secondes passent et plus elle devient lourde.

— Parce que ma magie aspire à accomplir quelque chose, éclaircit-il. Se nourrir de vos émotions. Les manipuler. Elle n'est pas faite pour dormir en vous... Maintenant, je vais transformer vos émotions. Vous pouvez résister, sachez-le. Mais, je vous le déconseille contre moi, dans ce contexte. Ce serait un combat inutile, et vain. 

En traduction, les êtres dotés de magie peuvent techniquement se débattre contre l'intrusion d'une Sirène, avec leur magie défensive, mais, en ce qui me concerne, le combat est perdu d'avance. Une moue renfrognée pince mes lèvres. Merci de souligner mon incompétence. Il en sourit, sardonique. Ses mains mentales s'enfoncent lentement dans mon esprit et s'apparenteraient à un massage. Monsieur Argent fait en sorte de ne pas me blesser. Il prend son temps pour attacher son pouvoir à mon être. Je contiens un soupir d'aise, mortifiée, mais je ne rattrape pas le tremblement dans mes bras. Rosa entoure mes épaules, comme pour m'ancrer dans le réel. 

Brusquement, ma paix intérieure vibre et se modifie en une émotion toute autre, très sombre, de plus en plus sombre. Elle s'implante en moi, profondément, sans possibilité de m'en dépêtrer. Mon regard se noircit, mes yeux se plissent, mon visage se durcit, mes poings se serrent. Monsieur Argent est vraiment charmant, je ne peux pas le nier. Or, actuellement, j'ai envie de le gifler, de l'éloigner de moi, de ne plus jamais le revoir de toute ma vie. Il est une personne épouvantable ! Je le hais ! Une rage fulgurante me foudroie et avant que je ne puisse me retenir, je saute hors de mon siège et ma main part toute seule. 

La claque brûle ma paume et brûle sa joue, et le son frappe l'air, et des hoquets de surprise se font écho. Rosa se lève immédiatement et me serre dans ses bras, inquiète, soit pour me coincer contre elle, soit pour me reconduire à la raison. L'intrusion du professeur se retire bien plus vite qu'elle s'est infiltrée en moi et mes émotions me reviennent. Je suis...d'une part humiliée et abusée par sa magie, faible et sans défense ; d'autre part, je suis horrifiée par mon geste. Je n'ai pas le temps de me confondre en excuses que Monsieur Argent se redresse, un sourire satisfait sur sa bouche moqueuse.

— Je ne m'attendais pas à ce que vous réagissiez si bien à mon influence. Mademoiselle Dupree prouve qu'un membre de mon Ordre peut vous faire faire tout et n'importe quoi, y compris vous faire commettre un acte violent, violer toutes vos barrières mentales et faire de vous une personne très différente. Une autre question, Mademoiselle Dupree, ou puis-je enfin aboutir aux conclusions de mon cours ?

Consternée, je retombe lourdement sur ma chaise et ne bronche plus de toute l'heure. Rosa frotte gentiment mon dos d'une main et rédige le cours de l'autre. Lorsque je quitte sa classe, je lance un désolé à toute vitesse en prenant la fuite. 

— À la semaine prochaine, Mademoiselle Dupree. 

Je marche vivement, en direction de notre prochain cours. Rosa et moi, nous nous séparons. Elle gagne la classe de Langue Moderne et moi de Découverte, priant pour que mon Ordre se manifeste aujourd'hui... Et là, la réalité me cloue sur place. Nous avons cours vendredi avec Monsieur Argent. Vendredi ! Nous nous revoyons avant le lundi suivant. Alors, pourquoi a-t-il dit à la semaine prochaine ? Je me fige et pousse un geignement affligé. Bien entendu que je n'ai  pas couru assez vite, bien entendu qu'il m'a prise sur le fait à l'épier en douce... À la semaine prochaine ? Est-ce qu'il m'invite à recommencer ? Est-ce qu'il m'accepte dans son petit secret ?

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