Draigh Skinner **

Bon, d'accord, ce n'est ni classe, ni glorieux de parcourir toute une partie de la Starborn en pleurant et en sanglotant comme un gros bébé, mais c'est bel et bien dans cet état que je cogne violemment à la porte de l'immense villa des Loups. Une maison plutôt moderne, contenant bien une vingtaine de chambres, puisqu'il s'agit d'un des Ordres comptant le plus de membres. Le tout au bord des Falaises, avec vue sur la mer. Je martèle la porte en me moquant bien de pénétrer dans la tanière des prédateurs. Il faut plusieurs minutes pour qu'un Bêta ne vienne m'ouvrir. Il est torse nu, une cigarette à la bouche, une bouteille d'alcool en main. Pour une soirée de semaine, je sais exactement à quoi il s'est occupé. Outre le parfum de sexe sur lui, j'éprouve aussi la luxure qu'il fait exprès d'exacerber, me reconnaissant et sachant très bien qu'il pourrait m'étouffer avec tout ce désir.

— Salut, Skinner, entre, entre, sois le bienvenu. Nous étions justement sur le point de passer aux choses sérieuses. J'ai toujours voulu coucher avec un Sirène.

Je me retiens de justesse de lui décocher un coup de poing et me contente d'un regard meurtrier.

— La chambre de votre Alpha ? 

Pitié, ne me dites pas qu'il était en train de coucher avec ses Loups ! Je n'ai aucune envie de discuter avec un Alpha brûlant de désir. Mais, que je suis stupide ! Bien sûr qu'ils se détendent par le sexe. Les meutes ont tendance à se changer les idées en partageant tout, absolument tout. Ils devaient faire plaisir à Conrad quand j'ai toqué, ce qui explique le temps que ce Bêta a mis pour m'ouvrir. Un hoquet, triste et pathétique à mourir, me saisit et je sèche brièvement mes larmes en tournant les talons.

— Je repasserai plus tard.

— Non, attends. Premier étage, la chambre tout au fond du couloir, celle avec la plus belle vue, évidemment. 

Je dévisage ce Loup qui me connaît de toute évidence, mais dont je n'ai jamais entendu le nom. Il glousse, comprenant que j'étudie ses mots et il ajoute :

— Conrad n'a pas souhaité se joindre à nous. Et, au cas où tu t'inquiéterais de sa sensibilité à nos phéromones, nous possédons tous des sprays bloquants pour que le désir des uns ne déclenche pas celui des autres. Il est habitué à nos petites soirées.  

Je roule des yeux pour la forme. Le Bêta se décale et me laisse entrer définitivement dans leur antre. Aussitôt, je perçois des gémissements en provenance du couloir du rez-de-chaussée, une grimace de dégoût vient se rajouter à mes larmes.

— Si ça ne te dérange pas trop, j'y retourne. Je ne tiens pas à manquer le plus amusant. Fais comme chez toi et n'hésite pas à nous rejoindre. 

Un clin d'œil et il trottine vers, je suppose, le salon, remuant ses fesses comme un Loup remuerait sa queue. Un énième soupir me saisit. Ces créatures mi-humaines, ni-animales m'épuisent. Je détesterais être coincé avec eux en période de rut. En y songeant, un haut-le-cœur me pousse à chasser ces pensées impures et la raison de ma présence ici se répercute de nouveau en moi, en un millier de picotements désagréables. Les larmes remontent à mes yeux et je me dirige vers l'escalier, bien décidé à revendiquer la vérité. 

Ainsi que l'a expliqué le Bêta, je suis le long couloir qui mène au versant côté mer et cette fois, je ne toque pas. Je pousse violemment la porte et tombe sur un Conrad vêtu d'un pantalon en laine, sans haut, des bouquins épargnés autour de lui en prévision des tests. Il sursaute à mon arrivée et prépare une contestation, s'attendant à voir l'un de ses Loups le supplier de descendre au salon, mais il se fige en constatant mes larmes. Il s'extirpe de son lit, mais n'ose pas s'approcher de moi. Sa surprise se fend en un ahurissement palpable, quand je lui fonce dessus.

— Je ne trouve pas Misty et Xavier. Où sont-ils ? Dis-le-moi !

— Pause ! Une minute !

N'ayant aucun col, aucun tissu à agripper, je me rabats sur sa peau nue et empoigne ses épaules en le secouant sans ménagement. Avec le recul, peut-être que je me montre un brin trop agressif... Peut-être bien.

— Où sont-ils ? Je suis sûr qu'un des deux a... Peu importe ! Dis-moi tout de suite où les trouver, ou c'est toi que j'étripe !

— Du calme, Skinner, bordel !

Lui a le bénéfice de pouvoir s'accrocher à mon manteau et me décrocher de lui. Il me jette sans douceur sur son lit et je menace de lui cracher une riposte amère, lorsque j'éprouve avec une netteté désarmante son incompréhension. Cela a le don de me tempérer. Il n'est donc pas au courant.

— Peux-tu m'expliquer pour quelle raison tu déboules ici, tard le soir, en furie ? Qu'est-ce que...

Il souffle avec lassitude.

— Qu'est-ce que Xavier et Misty ont fait, encore ?  

Je réajuste correctement les pans de mon manteau et il s'assoit avec méfiance à côté de moi, craignant un autre éclat de colère. Cela me coûte cher de ne pas hurler, mais je parviens à lui résumer la situation en articulant chaque syllabe, les dents serrées :

— J'ai été convoqué en conseil disciplinaire. J'ai été forcé d'implorer la clémence des professeurs. Par chance, mon père est un apothicaire tellement connu et influent qu'ils sont tous clients chez lui, et ont donc proposé de conclure l'affaire par une démonstration de mes connaissances.

— Je ne saisis toujours pas, désolé. De quoi as-tu été accusé ? Quel rapport avec mes amis ?

Ma mâchoire se contracte et les larmes sont à deux doigts de couler à nouveau.

— Il s'avère que des copies ont manqué, des copies que j'ai rédigées en Langues Anciennes et en Sortilèges et Potions, qui ont disparues. Je suis persuadé que Misty ou Xavier, ou les deux, sont à l'origine de cette tricherie cruelle et puérile !

Là, malgré lui, Conrad confirme mes soupçons. Il hésite, une seconde de trop, à défendre ses amis et en se rendant compte de la lueur défiante dans mes yeux, il abandonne clairement toute tentative de leur chercher des excuses. 

— À ma connaissance, admet-il, Misty fait une fixette sur Rosalind. Et elle commence de plus en plus à critiquer et à maudire Evelyn. De tous ceux qui lui posent problème, tu es le dernier dont elle se chargera. 

Je n'ai pas envie qu'il rationalise, je n'ai pas envie d'écouter la voix de la raison. J'aspire à me venger, à dénicher le sale tricheur qui m'a contraint à supplier les professeurs, à me rabaisser, à jouer sur mes connexions, à jouer à la misérable victime, pendant deux heures entières de ma soirée, et j'aspire à le rouer de coups, à le faire suffoquer dans un ouragan de regrets, à le faire pleurer nuit et jour. Je suis quelqu'un d'extrêmement rancunier. Néanmoins, Conrad remarque les tremblements dans mes membres et il poursuit son raisonnement logique :

— Misty te connaît bien. Nous nous connaissons tous les quatre bien. Le moment venu, elle saura comment te neutraliser. Pour l'instant, tu n'es pas sa cible. Crois-moi.

— D'accord, Conrad, très bien, Conrad...

Mon timbre se révèle un brin excessif, un brin hystérique. Bon sang, avec le recul, je vais déplorer mon explosion de vulnérabilité. C'est un cadeau honteux que je fais au Loup, de me dévoiler à ce point dans toute ma faiblesse, pitoyable.

— Dans ce cas, dis-moi quel crétin je dois noyer dans ses propres larmes. 

Pour toute réponse, le Loup inspire profondément et s'avance vers moi, comme s'il voulait m'exposer un secret et bientôt, nous nous touchons presque. Une main s'enroule autour de mon bras pour me maintenir en place. Son rictus habituel se plaque sur ses lèvres, exhibant ses canines affûtées. Une malice étrange retourne l'intérieur de mon estomac. Il me fait un peu peur. J'ai sûrement l'air d'une biche effrayée.

— Eh bien, eh bien, quelle violente petite créature tu es... 

Je rougis. De frustration. Pourquoi ? Pourquoi mes joues témoigneraient du frisson de terreur qui me chamboule à la vue de cette lueur de fauve dansante dans ses pupilles ? Saleté de corps qui ne m'obéit jamais ! Mais, je dois réagir. Et vite ! Sinon je ne serais pas mieux qu'une proie entre les griffes de son prédateur. Certes, les Loups sont terrifiés, mais je suis un Sirène, bon sang, et en cette qualité, je possède des dons qui le feraient pleurer d'effroi, lui aussi. Je ne joue donc pas à son jeu et m'écarte brusquement, faisant les cent pas dans sa chambre. Au moins, cela a eu le mérite d'éteindre la tristesse en moi, au revoir les larmes, et bonjour à la fureur. 

— Je peux t'aider, si tu le demandes gentiment. 

Gentiment dit-il ? Je lui adresse mon plus beau geste vulgaire et il rit, cet idiot. 

— Sérieusement, Skinner... Tes copies ont été volées. Sauf si elles ont été annihilées par un sortilège, le flair d'un Loup peut les pister, même brûlées. 

— Mêmes en cendres ? répété-je, surpris.

Il acquiesce. Le flair d'un loup, d'un chien, d'un animal, est réputé pour sa puissance et sa précision ; mais celui d'un Loup pourrait localiser n'importe quoi. J'ai tendance à le croire.

— Pourquoi m'aiderais-tu ? 

— Pourquoi ne pas t'aider ? Tu remarqueras, Skinner, que je n'ai jamais vraiment participé aux coups bas de Misty ou de Xavier. Je les conseille, je les ai intimés de cesser leur folie, mais je n'ai pas agi contre vous. Je n'en ai ni la volonté, ni la force, ni l'intérêt. Et puis, tu m'expliques toi-même que ce vol n'a pas conduit à ton expulsion ou à de sanctions graves. 

— J'ai été pénalisé de quelques points, rétorqué-je, qui seront rétablis dès lors que j'apporterais les preuves de la tricherie, le coupable et mes copies volées devant le conseil.

Le revoilà, son rictus agaçant. 

— Parfait. Ton voleur devrait prier pour avoir détruit tes copies, parce qu'il risque gros si je le trouve... Quoi qu'il en soit, je t'assure que tu n'es pas la cible de mes amis. Je ne dis pas qu'ils n'en seraient pas capables. Je dis que plusieurs voleurs et tricheurs œuvrent à la Starborn. C'est normal, voire typique, à l'approche de la deuxième phase éliminatoire. 

Il marque une pause et tapote le lit à ses côtés. Pour la forme, je rechigne à obtempérer et je m'assois finalement à l'autre bout de son matelas, soit au plus loin de lui. Ma bouderie l'amuse plus qu'elle ne l'irrite. 

— Tu sais quoi ? Puisque je suis très gentil, j'enverrai même toute ma meute au derrière de ton voleur. Cela te convient-il ? Tu arrêtes de faire la moue et tu me fais un joli sourire ?

— Ne me parle pas comme à un enfant !

Et cet idiot glousse. De toute évidence, je le divertis. Or, je ne suis pas le clown de Monsieur Lovelace. D'un bond déterminé, je m'élance hors de sa chambre, résolu à être renfrogné, mais, avant que je ne puisse atteindre la poignée de sa porte, deux bras me tirent en arrière et des doigts farceurs viennent se mêler à mes mèches blondes, tapotant sur le haut de mon crâne, telle une tentative maladroite et vexante de réconforter un gosse. Je suis figé. Glacé. Pétrifié. Je n'oublie pas notre passé commun, le passé qui me relie à lui et à ses amis, la haine que nous sommes censés nous vouer. Quelle est donc cette comédie ? 

— Détends-toi, Skinner. Je ne suis pas le connard insensible que tu penses de moi. Ou je ne le suis plus. Comme tu préfères. J'aime les câlins. Je peux t'en faire un, si tu veux... Non ? Soit. Ceux de ma mère me manquent terriblement. Tu en as besoin aujourd'hui, ne prétends pas le contraire. Tu peux pleurer un peu plus. 

À savoir pourquoi,, je suis assailli par un violent sentiment de gratitude, le cœur réchauffé. Je fonds presque dans ses bras et me laisse aller à une étreinte. Une toute petite étreinte qui ne dure pas. Les câlins de sa mère ? Je l'ai rencontrée plusieurs fois, tous les ans aux festivités. Une femme bienveillante à souhait, si différente des ordures de Caeddarah, si sage et charmante. Je dois avouer que Conrad a hérité des bons côtés de sa mère. 

— Qu'importe l'identité de ce salopard de voleur... Je désire simplement qu'il vive l'humiliation que j'ai vécu devant le conseil. Je désire le voir agenouillé, en larmes, et suppliant et suppliant pour sa place dans le classement et sa place à la Starborn. Et je désire lire l'effroi sur son visage en apprenant son expulsion définitive pour entorse grave au règlement.  

— Je ne suis pas un Génie, je ne peux pas exaucer tes vœux. En revanche, je t'offrirai ce voleur sur un plateau, gronde-t-il. Quand bien même tes copies n'existeraient plus, quand bien même ma meute ne pourrait pas retracer ton odeur, je l'attraperai. Je méprise les tricheurs. 

— En théorie, nous devrions plutôt nous déchirer dans une tornade de haine et de dédain à perpétuité, fais-je remarquer.

Conrad n'y médite pas longtemps et ricane, avant de lâcher d'une traite et sur un ton mélancolique que je ne lui connaissais pas :

— La haine ne mène à rien de bon. Je commence à le comprendre de plus en plus, de mieux en mieux... Et... Je me demande si certains d'entre nous, à la Starborn, n'avons pas déjà dépassé la limite du retour en arrière. Misty... Je suis mort de peur à l'idée qu'elle ait franchi depuis une éternité cette limite et qu'elle ne puisse plus retourner à son état normal. La fille joyeuse, espiègle, qui riait aux éclats à mes blagues nulles pour me faire plaisir. La fille que tout le monde apprécie, à moins qu'elle vous ait dans le collimateur, bien sûr. Celle qui, en privé, dans sa sphère, se souciait plus des ennuis des autres que des siens. Mais, cette fille-là a disparu. Elle s'est éteint. J'ai vraiment la trouille qu'elle ne réapparaisse jamais et qu'elle... Qu'elle commette une grave erreur. Une erreur qu'elle ne pourra pas corriger. 

Il ne termine pas sa phrase, mais son soupir équivoque achève sa pensée. Ces affirmations le blessent plus qu'il ne s'autorise à le ressentir. Cela signifie qu'il méprise Misty et Xavier, ses deux meilleurs amis. Cela signifie qu'il n'est plus en harmonie avec eux, qu'il ne les comprend plus, que leurs chemins divergent. Et alors, je devine enfin pourquoi il m'aide. Parce qu'il ne peut se résoudre à les stopper eux, à les dénoncer, à entraver leurs projets, et il s'en veut. Il déteste sa fébrilité face à eux. En arrêtant mon voleur, il se venge aussi de sa passivité. 


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