Draigh Skinner

Dans la pièce au bout du couloir, l'aristocratie et la bourgeoisie, les grands commerçants et les familles influentes du milieu artistique, autrement dit les riches de Caeddarah, se souhaitent tous une bonne année, pleine de bonheur, prospère et tranquille. Je ris à l'entente de ces mots superficiels, récités tous les premiers jours de janvier, à minuit et quelques secondes. Ce soir, la lune est censée briller haut dans le ciel, mais elle est dissimulée par d'épais nuages et la neige ne cesse de tomber en masse. Des éclats de rire, des plaisanteries, des conversations animées me parviennent de la salle de réception, de laquelle je me suis échappé.

J'écrase mon mégot dans le cendrier, tape gentiment les épaules de mes domestiques et baise les mains des servantes ; quelques-unes, les plus jeunes, rougissent et les plus âgées me giflent l'épaule sans y mettre de la force, ricanant à mon geste. Mon père a engagé des cuisiniers, des serveurs, une décoratrice, un fleuriste, et un organisateur qui s'est chargé de contacter des musiciens, qui a envoyé les invitations. Ce fut tout un spectacle ridicule que d'assister aux préparatifs de la soirée annuelle des Skinner. Mais, qu'importe combien tous ces petits gens ont aidé à tout gérer, à ce que tout se déroule pour le mieux, personne ne viendra leur souhaiter la bonne année ou leur serrer la main. Ce que je fais.

En général, je préfère toujours la compagnie de ces petits gens. Ceux qui demeurent dans l'ombre et opèrent dans le plus grand des secrets pour le compte d'individus plus importants qu'eux. Mon père aime à penser qu'il m'a éduqué dans le respect de tous, il se vante souvent de notre générosité, surtout quand il fait des dons et prie dans des lieux de culte, offre de l'or à des associations. D'un côté, je ne peux nier qu'il m'a enseigné la compassion, l'empathie et l'altruiste ; d'un autre, je jette un coup d'œil à tous ces domestiques et regrette qu'ils soient emprisonnés dans nos cuisines, pendant que les célébrations battent leur plein à un couloir de là. 

— Vous ne devriez pas fumer autant, jeune homme, me gronde de sa voix douce Madame Peckham. Ces cigarettes ne contiennent que des bêtises. Ils bousilleront votre santé.

Je baise aussi sa main et me contente de sourire. Inutile d'argumenter, puisqu'elle a raison. Je ne fume pas, la plupart du temps. Mais, il est vrai que ce genre de soirée, en particulier celle de la nouvelle année, me plonge dans une angoisse très profonde. Un mal-être qui remonte à l'enfance, lorsque mon père m'exhibait ci et là devant ses invités et qu'ils me forçaient à étaler une magie que je maîtrisais mal. J'ai toujours détesté les réceptions mondaines. Ici, au moins, je peux me réfugier aux cuisines, dans ma chambre, à l'étage, prétexter des envies pressantes ou m'enfuir dans les jardins. Tout pour respirer un air pur – celui de la salle de réception étant contaminé par tant de personnalités si fortes, si bruyantes. 

— Bon, je crains que mes obligations m'attendent ailleurs.

Je pivote pour gagner la salle de réception, mais me fige devant la porte. Une idée derrière la tête.

— Vous savez quoi ? La soirée est pratiquement terminée. Messieurs Valenti et Black, vous avez déjà déposé de larges plateaux de verres bien remplis auprès de nos invités, n'est-ce pas ? Je ne vois pas pourquoi vous seriez tous coincés dans ces cuisines jusqu'à l'aube, si vos services ne sont plus nécessaires. Retirez-vous.

Et avant qu'ils n'aient pu contester, je tranche :

— C'est un ordre. Si mon père rouspète, j'en répondrai. Grands dieux, ils sont tous assez grands pour faire fonctionner leurs jambes, venir ici et prendre des verres. Aller. Je ne veux plus vous trouver dans les parages. Oust !

Madame Peckham est la première à obéir, cette vieille renarde. Elle trottine aussi vite que son corps âgé le lui permet et d'autres suivent. Les jeunes serveuses, employées pour la soirée et qui connaissent mal ma famille, me lancent tout du long des regards impressionnés et aguicheurs que j'ignore avec superbe, mais en essayant de ravaler la condescendance qui menace de transpercer de mon désintérêt pour elles. Au final, seuls ceux qui travaillent tout le temps pour les Skinner n'abandonnent pas leur poste.

— Vous ne vous couchez pas ? 

— De toute façon, si nous montons au grenier, nous finirons la nuit ensemble à fêter la nouvelle année, me confie le valet Clare. Autant traîner dans le coin et aider d'éventuels invités qui auraient besoin de quelque chose.

Je hume une vague réponse et m'éclipse pour de bon. La salle de réception est noyée par une marée d'inconnus ou de connaissances ; mais, en une étude rapide de leurs traits physiques, ou en passant à côté d'eux, avec quelques bribes de conversations, je parviens à les identifier. 

Comme je m'y étais préparé, mon père darde une œillade furieuse sur moi. Les bonne année se sont taris et j'ai loupé le moment crucial de la soirée, les baisemains et les courbettes. Néanmoins, il n'est pas un homme rancunier ou mauvais, et rejette rapidement toute colère. Il ne me réprimandera pas, habitué à ce que je disparaisse toutes les cinq minutes. D'ailleurs, je compte m'évaporer juste après l'apothéose. Tout le monde se dirige vers la terrasse du jardin. Un sortilège de protection fait fondre la neige au-dessus de nos têtes et dissout l'eau pour qu'elle ne touche aucun invité. 

Du coin de l'œil, je repère les Crimson. Le fils et la fille manquent à l'appel, tout comme Rosalind et Evelyn. Je ne m'inquiète pas pour elles. La jolie blonde m'a appelé hier après-midi pour me raconter leur arrivée au manoir, l'état de Xavier, le calme alarmant du patriarche, et ainsi elle m'a rassuré. De l'autre côté de la foule, l'insaisissable Madame Morelli, qui s'est fâchée avec Vincent Crimson, dit-on, et pendu à son bras, son époux, Monsieur Latimer. Leur mariage prouve le caractère de la dame, prouve qui porte la culotte dans leur couple. Le mari n'a pas insisté pour qu'elle adopte son patronyme et elle a gardé le sien, formant la noble alliance des Latimer-Morelle qui rallie deux puissantes Maisons de Caeddarah.

La première détonation résonne dans la cour des jardins. Les feux d'artifice de la nouvelle année. Des fleurs bleu et violet explosent d'abord dans le ciel, avant d'être rejointes par des roses rouges et des coquelicots jaunes. Les pétales se dispersent en une pluie de paillettes et sont remplacés par des constellations. Mon père a travaillé dur avec les spécialistes du feu, des élémentaires, pour produire son spectacle annuel tant adoré de ses invités. À côté de moi, Conrad Lovelace se fraye un chemin. Il remet en place sa cravate. Son costume est trop serré pour son gabarit. Notamment ses cuisses qui sont étouffées dans son pantalon bleu nuit, ou ses pectoraux visibles sous sa chemise étroite. Ses parents apparaissent derrière les Latimer-Morelli, comme si de rien n'était.

— Le Loup n'a pas pu s'empêcher de hurler à la lune ?

— Nous ne résistons jamais à la mélodie de la pleine lune, réplique-t-il en admirant les feux d'artifice. 

— Evelyn n'a pas voulu en dire trop, au manoir Crimson. Les domestiques épient constamment les invités là-bas. Borges écoutait notre conversation. Comment se comporte papa Crimson ? Bien, je l'espère. J'ai peur qu'Evelyn n'ait pas trouvé le courage d'accuser Vincent Crimson devant le majordome.

Conrad glousse. Oh oui, nous savons combien il est suffocant de loger chez les Crimson, le temps d'une nuit ou d'une vie. Les domestiques rôdent dans tous les recoins, rapportent tout à leur maître. L'on a l'impression d'être espionné, pris au piège à chaque instant.

— Le lendemain de la soirée des Wood, le midi, nous avons tous déjeuné à la même table. Vincent s'est retenu de tout éclat de colère, étonnamment. En revanche, il n'a pas cherché à connaître les filles et Celestina... 

Il soupire. Oui, je suis au courant de la santé décroissante de Madame Crimson. Une lumière pure ternie par son mari qui se meurt de jour en jour.

— Celestina n'a pas posé de questions, continue-t-il. Tant mieux. Il est préférable que les Crimson n'apprennent rien sur Rosalind, et sur Eve. C'est juste que... Eh bien, toute cette situation pèse sur Xavier. J'ai bien vu ses provocations, envers sa mère. Il a tripoté la main de Rosa durant tout le repas. En prenant le sel. En se resservant. Ou en caressant sa peau... Celestina était assise face à eux deux et elle n'a pas sourcillé. Ses yeux fixes sur son potage. Xavier était au bord de la crise de nerf. Il aurait tellement voulu qu'elle s'intéresse à lui, le questionne, montre un brin d'affection pour son fils. Je me fais du souci pour lui. S'il ne quitte pas ce manoir de malheur, il risque d'y laisser sa santé mentale, tout comme sa mère... Autrement, je te confirme qu'il n'y a pas d'incident à déclarer.

Je suis soulagé. Un souffle s'évade d'entre mes lèvres, déployant une buée chaude sur le froid ambiant. Conrad sourit tristement. Il faut des invitées inconnues pour que le vice se terre en Vincent Crimson. Or, il suffit de réfléchir une minute pour comprendre pourquoi il s'est tempéré et ne bat plus son fils en leur présence. Il les jauge encore. En fait, je parie qu'il a ordonné à son secrétaire de faire des recherches sur les filles Crowe et Dupree. Je n'aime pas cela. Qu'elles partent le plus tôt possible... Quant à Xavier, nul ne nierait que ce garçon est malheureux, torturé par ses relations compliquées avec ses parents. Mais, ce n'est pas le genre du Loup de se confier à ce sujet, sans l'intéressé dans les parages, et avec une telle honnêteté. Son angoisse pour son meilleur ami est authentique et touchante. 

— Où est Misty ? Elle n'ose plus se montrer ?

— Oh non, elle n'hésiterait pas à se pavaner en société, si seulement elle n'était pas liée à une dette envers Xavier. Pour que Rosa et Eve restent au manoir, elle s'est portée volontaire à la Starborn. Elle veille sur Maera. Elle a plaidé auprès de sa mère un besoin de consulter les manuscrits de la bibliothèque afin d'étudier et de rattraper ses légères lacunes. Bien sûr, Morelli n'a pas refusé. 

J'opine du chef. Stratégie parfaite. Sa mère ne songe pas que sa fille s'occupe d'une femelle Dragon adolescente, et Misty peut également se nourrir à la lecture de manuels pour pallier son retard. Je me lasse des feux d'artifice. Ils s'éternisent, j'ai froid, je suis exténué par toutes ces soirées à la noix et je n'en peux plus du bruit. Yule ne m'apporte que des ennuis, de la frustration et un ennui mortel. 

Par conséquent, je tourne les talons sans un mot et me dépêche de pousser l'immense baie vitrée. La salle de réception est vide. Dans mon dos, je sens le poids d'un regard. Avant de me faufiler entre les tables, je regarde par-dessus mon épaule. De toute évidence, Conrad s'ennuie tout autant que moi et semble chagriné que je fuie sans lui. Alors, pour je ne sais quelle raison puisque je le déteste, mon menton lui fait signe de me suivre. Un vaste sourire vient ravager son visage déjà séduisant, et il se précipite à l'intérieur. 

Je monte à l'étage, grignotant les marches deux à deux, et me déplace avec aisance dans la nouvelle demeure des Skinner. Nous avons récemment déménagé, mon père et moi. Il s'est marié à ma mère pour sa beauté et son or, et ils ont divorcé pour leur bien-être commun. Par chance, entre le début et la fin de leur union, il a fait fortune. Je n'apprécie pas particulièrement cette femme, bien qu'elle m'ait donné naissance, un produit trop conforme de l'aristocratie du royaume. L'âme de commerçant de mon cher papa me plaît plus. J'ouvre la porte et Conrad la ferme derrière lui. Sur la table de chevet, j'attrape ma boîte de cigares, une allumette et m'assois sur le banc, sous ma fenêtre. J'en allume un, lui propose une bouffée, il décline poliment, étudiant cette pièce avec soin.

Moi, je l'étudie, lui, dans ma chambre. Je l'ai arrangée et décorée à ma convenance. Un lit à baldaquin dans lequel je dors depuis l'enfance, un tapis tout doux aux étranges arabesques qui m'ont toujours fascinées, mes commodes pour les tas de vêtements que j'achète continuellement, deux étagères débordantes de livres, un long sofa en velours cerise face à un aquarium où des combattants survivent tant bien que mal, de gros pots de plantes touffues aux quatre coins de la pièce, et lui, l'étranger dans mon antre. Conrad se tient au centre de tout, perplexe. Cet endroit n'a pas le moindre sens, je l'avoue, et c'est précisément ce que j'adore ici. J'y ai mis tout mon cœur, tout mon moi, un ramassis de n'importe quoi. 

— C'est...original.

Original, adjectif d'urgence pour qualifier quelque chose de laid ou de désagréable. Je ris. Apparemment, ce son le surprend, puisqu'il se détourne de sa contemplation et me fixe, un sourcil arqué. J'inspire la fumée de mon cigare et la recrache avec lenteur. 

— Je me souviens de ta chambre. Enfin, la dernière fois que j'y ai mis les pieds, nous avions quoi ? Neuf, dix ans peut-être ? Mais, je m'en souviens. Elle est fade, banale. 

— La tienne est fantasque et inconstante.

— Je sais. Je l'aime comme ça.

 — Quelle sordide créature tu es, Draigh Skinner.

Je ris à nouveau et achève mon cigare. Je l'écrase et me rassois, observant cette nuit nuageuse, longue et interminable. Conrad se décide à bouger son corps musclé et carré ; quand il contraint tous ces muscles à se plier, à rouler et à se mouvoir, j'ai l'impression de voir un placard se dandiner. Cependant, avec les années, il a amélioré son art de la posture et ses mouvements se font de plus en plus félins, élégants. Mais, pas encore tout à fait gracieux. Il se laisse tomber à ma droite, ses yeux quémandant les rayons de la lune qui se dissimulent. 

— Je me suis rendu compte, depuis que nous avons des amies en commun, que je ne te connais pas du tout, souffle-t-il. Le garçon pleurnichard et agaçant, qui courait dans les jupons de sa maman, et lançait des bombes de poudres inflammables sur Xavier et moi...existe-t-il toujours là-dedans, sous ces irritants cheveux blonds ? 

Je souris à cette ironie jalouse.

— Cela va de soi. Je te conseillerais d'ailleurs de ne pas tirer sur la corde raide de ma patience. Je te tolère, parce que notre jolie Evelyn ne te méprise pas et parce que Rosa pense que tu n'es pas méchant. 

— Qu'est-ce que tu en penses, toi ?

Cela m'étonne qu'il ait l'air vraiment curieux à ce propos. J'y médite une fraction de seconde et admets volontiers : 

— Heureusement que tu as évolué, sinon j'aurais déjà fait en sorte d'enflammer ton derrière en Magie Offensive ou, plutôt, te noyer. 

Il ne riposte pas, puisque nous nous rappelons tous les deux très bien de ma raison d'avoir été si mesquin et détestable envers lui et ses deux amis. Xavier et lui se sont longtemps amusés à me tourmenter, car j'étais plus frêle, moins riche et je détenais moins de valeur qu'eux. Misty a pratiqué ses talents de Banshee sur moi et les a aidés à frapper fort en usant de ses visions pour me pister, peu importait si j'essayais de courir loin d'eux. Nos familles étaient toujours collées les unes aux autres, puisque mon père s'évertuait à construire des relations stables dans un milieu de fortunés. J'étais le maillon faible de ce groupe de quatre enfants. Je ne leur en veux pas, et ils ont arrêté. Je sais qu'ils étaient encouragés par leurs parents. Pour instaurer leur domination. Les grandes maisons de Caeddarah utilisent souvent ce genre de conneries de suprématie.

— Tu as bien grandi, mon p'tit, ajoute Conrad. Tu ne pleurniches plus, tu ne renonces pas à faire face à tes propres combats et, ma foi, le garçon boutonneux s'est transformé en prince charmant, que demander de plus ? 

À nouveau, un rictus diverti allonge mes lèvres. Nos genoux se frôlent, l'un contre l'autre sur ce banc étroit. Comme deux vieux potes. J'hésite entre partir en fou rire, lui cracher ma fumée au nez et vomir.

— Si je n'avais pas entendu parler de tes nombreuses conquêtes, je croirais que tu flirtes avec moi, Lovelace. Attention, mon cher, tu renvoies une mauvaise impression.

Il roule des yeux et marmonne :

— Je ne crache pas sur cette réputation, mais, entre nous, j'ai embrassé la majorité de ces filles que l'on appelle mes conquêtes sans réellement franchir le cap. Ma mère m'aurait tué, de toute manière, si j'avais ruiné autant de virginités et pire, si j'en avais mises enceinte.

Cette fois, c'est moi qui peste et lève les yeux au plafond.

— Ne joue pas à l'innocent, Lovelace. Tu as trempé ton biscuit, oui ou non ?

Il soupire et me dévisage avec lassitude. La réponse est oui, évidemment. La nature des Loups les incite au contact, aux caresses, au charnel. Ils ont besoin de plaire. Surtout les dominants, les alphas, ce qu'il est. Conrad vit pour faire plaisir et prendre du plaisir. Toutefois, au lieu de me répondre, il se penche brusquement en avant, si bien que sa bouche se retrouve toute proche de la mienne. Je ravale mon expiration, pétrifié. Yeux dans les yeux, sa main vient serpenter sur ma cuisse repliée sur le banc. Il longe la courbure fine de ma musculature, discrète et svelte. J'ignore ce qui me paralyse, mais je ne réussis pas à le stopper... Le charme de ces foutus Loups ! Mon mépris pour lui revient au galop et je lui lance des éclairs qui semblent le faire glousser. 

— Je ne joue pas aux innocents, Skinner. J'ai couché avec un certain nombre de filles, relativement peu, mais j'ai savouré chaque instant. Ce que tout le monde tait, par pudeur ou par tabou, c'est que je m'intéresse tout autant aux hommes. Tu voudrais que je flirte avec toi ? Ça ne me dérangerait pas de goûter à un homme aussi charmant. Tu es pareil à ces fleurs explosives dans le ciel, de tantôt. Enflammé, bouillonnant, que l'on désire toucher mais duquel on ne peut approcher sans se blesser. Nous avons tous les deux conscience que tu joues aux innocents. Pas moi.

C'est là que la magie éclate et que la réalité me frappe de plein fouet. Mais, qu'est-ce que je fais, bon sang ? Et qu'est-ce qu'il fiche ?! Je rassemble toute mon énergie pour combattre son charme de Loup et siffle :

— Conrad, ça suffit.

Il fronce les sourcils et éloigne ses mains, mais ses lèvres insistent à nourrir le feu en souriant de plus en plus. Conrad tâte les limites de son pouvoir. Je suis censé le dominer et écraser ses émotions, mais, malgré moi, il a pris le dessus en premier et à présent, il se félicite de me maintenir en place si facilement. De nouveau, je fais appel à toute ma force de Sirène. Ni une, ni deux, je bondis hors du banc, jurant tous les noms d'oiseaux. Il sursaute et se lève à son tour, tout aussi estomaqué que moi par la puissance de son charme. Je dois ressembler à un animal effrayé et j'agis de la sorte, en prenant mes jambes à mon cou. Mon instinct de Sirène vaincu et affaibli me hurle de décamper, et son instinct de Loup, de chasseur l'incite à me poursuivre. Devant ma porte, Conrad empoigne mon bras et j'en tremble. 

— Attends, ne pars pas. Ce serait ridicule que le propriétaire de cette chambre soit forcé de la quitter. Je m'en vais.

Je note sa volonté de me tranquilliser... Je ne reconnais pas ce Conrad. Prévenant. Compréhensif. Délicat. Depuis que je l'ai revu à la rentrée, à la Starborn, il est...irréprochable. Gentil. Serviable. Un véritable amour, en particulier avec Rosa et Evelyn. Quel est le piège ? A priori, aucun, mais je ne peux refouler ma méfiance. Je me décale, lui laissant libre accès à la porte. Je m'aperçois à son air dévasté que mes yeux se sont humidifié. Il se délectait de ce moment, il pensait peut-être avoir obtenu ce qu'il avait longuement désiré – la confirmation de sa domination sur une créature réputée plus puissante que son Loup. Il tourne la poignée, prêt à partir, et déclare calmement :

— Je voulais te prévenir d'une découverte faite par l'un de mes Loups restés à la Starborn. C'est mon cadeau de Yule pour toi.

Il marque une pause, à la recherche de mon regard. Cela me coûte, mais j'affronte son attention. Qui aurait cru que Conrad Lovelace me mettrait dans tous mes états ? Moi, un Sirène, accompli ! Quelle honte. Je ne peux m'interdire de bouder devant son air suffisant, qu'il cherche à atténuer pour ne pas me vexer.

— J'ai trouvé ton voleur de copies. 

Là, c'est un seau d'eau glacé. La chaleur de mon corps s'évapore, la tension retombe violemment. Qui ? Qui ? Dis-le-moi !

— Derrick Le Torneau. Les copies ont été retrouvées sous son matelas.

Il roule des yeux. Le Torneau ? Ce garçon de la classe moyenne, un Sorcier, plutôt discret, plutôt timide, bégayant et qui se faufile chaque semaine dans le haut du classement sans se faire remarquer ? Je n'ose pas y croire, mais je n'ai pas de réels arguments pour démentir son accusation. Je ne l'aurais pas soupçonné.

— Même pas inventif, ton voleur ! se moque-t-il. La cachette était d'une évidence enfantine et avec tous les Loups et professeurs présents dans l'Académie, je n'en reviens pas que ce crétin n'ait pas au moins tenté de les brûler. J'ai ordonné à mon Bêta de les prendre, de les mettre en sûreté jusqu'à la rentrée, mais de ne pas agir. Le Torneau recevra une petite visite avant la fin des vacances.

— Une visite ? De tes Loups ou de toi-même ? Parce que je refuse dans les deux cas. Je te remercie pour ton aide et je t'en dois une, mais tu l'as dit. Je mène mes propres batailles à présent. 

Le Loup oscille entre son envie de jouer avec la férocité dans mon timbre ou de me laisser tranquille pour ce soir. Il ne peut s'empêcher de me décocher son rictus fauve, charmeur, et riposte :

— Je n'ai pas l'habitude de tabasser les gens avec qui j'ai des désaccords. Je comptais lui adresser des menaces polies et courtoises, histoire qu'il sache ce qui lui pend au nez. J'ai bien envie de lui faire croire qu'il s'en tirera avec de simples remontrances. Or, j'espère bien que tu tiendras ta promesse du soir où tu as déboulé dans ma chambre. Que tu te vengeras en le traînant devant le conseil disciplinaire, pour qu'il supplie les professeurs et que tu savoures ce moment.  

— Cette perspective ne me réjouit pas, mais, oui, je négligerais pas cette promesse. 

Il hoche de la tête, ravi de cette affirmation. Et le silence revient vite entre nous. Conrad s'apprête derechef à partir, et je me fais violence pour susurrer quelques paroles navrées :

— Ce n'est pas contre toi si j'ai réagi si brutalement ce soir. Je n'aurais pas dû te taquiner avec mes questions idiotes et titiller ton Loup. Je... C'est tout. Bonne nuit, Conrad... En fait, j'aimerais bien enterrer la hache de guerre pour de bon, repartir sur de bonnes bases avec toi, et pourquoi ne pas être amis ?

Il me détaille une seconde de trop, en quête d'un doute dans mon attitude. Je ne suis pas sûr de regretter plus tard. Mais, le passé devrait rester dans le passé, n'est-ce pas ? Je devrais abandonner ces souvenirs néfastes de mon enfance chaotique, obligé de côtoyer ce trio implacable et cruel. Il a changé, il s'est adouci. J'ai changé, je me suis endurci. Nous visons les mêmes objectifs, nous fréquentons les mêmes personnes. Et maintenant, grâce à sa meute, il me tire d'une sale affaire en redorant mon honneur auprès du conseil de l'Académie et me livre en pâture mon voleur de copies. Je ne crois pas qu'entretenir de la haine rimerait à quoi que ce soit.

 — Écoute, Skinner, en ce qui me concerne, je te considérais déjà comme un ami. Dans cette Académie, les vraies visages se dévoilent, les masques tombent et je ne déteste pas ta sale tête. 

Je peste sourdement.

 — Tu sais...

Pour une raison que j'ignore encore, Conrad a l'air bouleversé par la pensée qui le malmène à l'instant. Il prend un temps pour la formuler.

— Je prie les Saints Patrons de Caeddarah tous les soirs depuis que Misty a choisi l'autoroute de la déraison. Si... Quand elle regagnera la raison, j'espérais que toi, les filles, tout le monde, vous pourrez constater par vous-mêmes à quel point c'est une excellente amie. Je déplore que tu ne l'aies connu qu'à ses deux pires périodes, avant qu'elle ne se délivre de l'emprise de sa mère et après qu'elle soit entrée à la Starborn. Elle est formidable, mais elle ne le prouve à personne.

— Je le déplore tout autant.

Pour être honnête, je suis submergé par sa vague d'émotions et je ne réussis pas à le réconforter d'une quelconque manière. Et lorsqu'il quitte ma chambre, je peux respirer. L'espace d'une tirade, son âme s'est noyée dans un tsunami de peur, de regrets et d'un sentiment bien plus profond, bien plus viscéral, bien plus marqué... L'horreur. De mon point de vue, Misty s'est simplement égarée, mais ce n'est pas la première fois que Conrad me fait part de ses angoisses à propos de son amie. Que flaire-t-il ? Que présage-t-il ? Et le plus important, je me demande si elle retrouvera sa route.

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