Draigh Skinner

Je n'ai jamais reçu autant de blessures de toute ma vie, au même endroit. Contrairement aux filles qui ont été obligées d'observer le ciel de long en large le temps que l'assistante de l'infirmière ne vienne les réparer, j'ai eu un trou noir. Natas a désigné Prato pour mon duel, un Vampire. Un Vampire ! Contre un Sirène qui ne maîtrise pas sa magie. Très honnêtement, je l'ai pris comme une offense directe envers ma personne. Quoi qu'il en soit, je me suis lancé dans ce combat, la tête haute, bien que mon esprit était déjà plombé par l'idée de souffrir. J'avais raison de craindre le pire.

Plato s'est acharné sur mon bras, d'abord. Il a tapé mon coude avec ses poings, et avec toute sa force et sa vitesse. Il s'est fracturé. Chaque coup répandait une atroce vibration dans mes os que je sentais éclater sous ma chair. Je me suis entouré d'un bouclier à la vingtième frappe répétée, et j'ai entraperçu le regard sévère de Natas. Elle préfère que nous n'usions pas de magie défensive dans son cours. La meilleure défense est l'attaque. Alors, je l'ai abaissé, conscient que je pourrais perdre énormément de points si je le maintenais en place. Le Vampire a réitéré ce genre d'assauts mauvais et fourbes encore et encore, jusqu'à ce qu'aucun de mes membres ne fonctionne correctement.

L'assistante de l'infirmière a pris bien trop de temps pour me soigner et c'est tremblant, abîmé, bousillé par ce fichu Vampire que Natas s'est penchée au-dessus de moi et m'a félicité pour ma résilience. Dès qu'elle s'est écartée, Rosalind a explosé d'un rire purement sarcastique. Elle est de bonne humeur, peu importe ce que cela signifie pour une fille pareille. De toute évidence, j'en ai déduit de son rire de sorcière, sans jeu de mots, qu'elle trouve une ironie hilarante dans cette classe, que ni Evelyn, ni moi ne comprenons.

Tous les étudiants de la Starborn suivent les mêmes cours le mardi et le jeudi, ce qui veut dire qu'une masse de corps épuisés se laisse tomber dans leurs chaises au réfectoire, vidés d'énergie, de motivation et même, pour certains, de volonté de vivre. Je me demande un instant si les autres professeurs de Magie Offensive et Défensive sont pires, ou plus indulgents peut-être, qu'Oberon et Natas. Nous ne sommes pas à plaindre. Evie mange à peine. Je n'aime pas la voir ainsi. Démoralisée.

Le soir où j'ai erré autour du dortoir des sans-ordre, après que des surveillants aient neutralisé le désastre de mon éveil, elle n'a pas eu peur de moi et des choses terribles que j'aurais pu la forcer à faire. Elle m'a proposé un verre d'eau au Bosquet des Sorcières, là où nous avons retrouvé une Rosalind compréhensive.

À deux, elles m'ont probablement sauvé de la ruine et de la honte. J'aurais très bien pu finir recroquevillé quelque part, aux alentours du dortoir des sans-ordre, humilié, plus bas que terre. Dénigré et redouté par certains. N'importe qui m'aurait fui. Un Sirène sans contrôle représente une sacrée menace. Je ne lui ai pas dit que les surveillants m'avaient injecté un calmant. Evie ne savait pas que je ne pouvais pas la blesser. Elle s'en moquait sur le moment. Cette fille a vu un garçon perdu dans le besoin et l'a accueilli dans la maisonnette de la Sorcière sans y réfléchir à deux fois.

— Il paraît qu'Eve chérie a été particulièrement brillante, ce matin !

Trois têtes se tournent vers Conrad. Il s'est d'ores et déjà appuyé sur la chaise de la blonde, qui réalise des rotations de sa fourchette dans ses pâtes, sans but. Misty et Xavier traversent le réfectoire derrière lui, marchant avec détermination vers le Pré d'entraînement, à nouveau. Ces mardis et jeudis me tueront tôt ou tard. Evie relève à peine ses yeux. Elle n'a pas dormi de la nuit et l'énergie dépensée en Magie Offensive l'a exténuée.

— Qui t'a dit ça ? maugrée-t-elle. Un menteur, c'est sûr.

Rosa allonge une moue empathique.

— Tu t'es défendue autant que tu le pouvais et Natas l'a pris en compte.

Evie ne serait convaincue par aucun de nos arguments. Rien ne lui remonterait le moral, si ce n'est l'éveil de son Ordre.

— Aller, Eve, ça ne peut pas être affreux à ce point-là. Dans mon groupe, raconte Conrad, une fille a voltigé dans un arbre et elle a été paralysée. L'assistante de l'infirmière n'a pas réussi à la soigner et elle a dû être évacuée. À l'hôpital d'Orkney. La pauvre...

Je plisse les yeux, suspicieux.

— Qui l'a mise dans cet état ?

Conrad grimace et se pointe du doigt. Je soupire et Rosa peste.

— Je n'ai pas fait exprès. D'accord ? Ce n'était pas volontaire, ne me regardez pas comme ça ! Figurez-vous que notre très cher professeur...

Il se baisse sur notre table, puisque certains enseignants sont toujours assis à leur estrade de l'autre côté de la salle. Il vérifie que Shackelton, le Vampire, soit déjà parti pour continuer :

— Ce sale pervers était tellement occupé par les jupes de mes camarades qu'il en a oublié d'assurer la sécurité dans son cours. J'ai testé un sortilège un brin trop puissant pour moi, que j'avais lu dans un bouquin poussiéreux. Horrible idée. J'ai tenté de créer un bouclier sous son corps pour lui épargner une chute trop douloureuse, mais il s'avère qu'elle est fragile. Elle s'est cassée contre mon bouclier...

Pas le meilleur sujet de conversation juste avant un cours de Magie Défensive. Ce crétin de Conrad, qui ne s'aperçoit pas des ravages qu'il engendre sur Evelyn, achève son histoire sur un ton rieur.

— Au final, mon pervers de professeur m'a grandement félicité...pour le duel et pour avoir joué son rôle...et surtout pour que je ne répète pas cet incident à mes parents. Vous l'auriez vu, ce rat. Il a commencé à paniquer. Non pas pour la santé de cette pauvre fille, mais pour ce que je pourrais dire à mon père. Je sais que j'ai obtenu la meilleure note de toute la promotion.

— Tu ne la méritais pas, grincé-je.

Il semble découvrir ma présence à table, faisant mine de sursauter en me dévisageant. Je ne contiens pas un juron haché. Il se pourrait que, des trois vilains de l'académie, je méprise Conrad plus que les autres. Xavier cache tout juste ses intentions et Misty les affiche presque à la vue de tous ; mais, lui, je n'arrive pas à le cerner. Son conseil de l'autre jour, qu'Evelyn consulte Monsieur Argent, était une vraiment bonne idée. Donc, parfois, il a l'air de les apprécier toutes les deux et de veiller sur la blonde, de loin. Parfois, il me donne l'impression d'un serpent rôdant autour de sa proie. Il m'adresse alors un clin d'œil complice, qui me fait grimacer.

— Il m'a fait promettre de garder le silence sur cet incident auprès de mes parents, en échange de cette note d'excellence... En revanche, je n'ai rien promis en ce qui concerne la Directrice Morelli. Personne n'empêchera Misty de toucher deux mots à sa mère à propos du pervers incompétent qu'elle a engagé.

— Dès lors que le classement aura été publié, précisé-je.

Il acquiesce comme s'il s'agissait d'une évidence frappante, je roule des yeux. À contrecœur, je lui emboîte le pas vers le Pré d'entraînement, puisque Conrad a décidé de s'accrocher à Evelyn. Cela ne plaît pas à Rosa, et certainement pas à moi non plus, mais nous n'intervenons pas pour une étrange raison : il s'efforce réellement de chasser sa déprime. Le Loup se met à déblatérer tout un tas d'anecdotes sans queue ni tête et de temps à autre, la jolie blonde retrouve son sourire. 

En quittant le hall de la Citadelle, je lorgne sur le classement de la semaine précédente. Un autre sera bientôt placardé sur ce mur ancien. Des centaines d'étudiants ont lu leur nom sur ce panneau, ont fondu en larmes ou ont sauté dans les bras de leurs amis. Un vent de nostalgie me saisit à chaque fois que je pense à la Starborn Academy et à ce qu'elle symbolise. Une élite, oui, mais nous avons tous conscience au fond de nous que tout le monde ne dispose pas des mêmes chances. Sinon, notre promotion n'aurait pas été si étonnée et chamboulée par le raz-de-marée Crowe et Dupree.

Nous croisons certains professeurs qui gagnent leur salle de classe. Monsieur Argent avance à pas vifs, le nez dans un manuscrit, si bien qu'il manque de nous rentrer dedans. Je note le regard attentif de la blonde sur lui. Quand il se redresse enfin, pour nous éviter de justesse, il croise les yeux défaits d'Evelyn. Je sens qu'elle se forge promptement un masque nonchalant ; elle le pousse vers son enthousiasme habituel, vers un sourire. En vain. Nous sommes soumis à un sordide instant pesant, où l'enseignant fixe son étudiante, et où nous nous tenons en silence autour d'eux. Il lâche en un souffle prudent :

— Pas de progrès ? Aucune grande révélation en Magie Offensive ?

Elle secoue la tête. Ses mèches blondes fondent sur son front. Il paraît sincèrement navré pour elle.

— Nous recommencerons lundi. Votre condition s'arrangera tôt ou tard.

Le dortoir des sans-ordre se dissout de plus en plus vite ce mois-ci. Ils s'éveillent les uns après les autres. Elle est la dernière de son étage. Evelyn opine du chef et son expression abattue revient se plaquer sur son visage aminci. Quelque chose en Monsieur Argent m'indique que nous avons un avis similaire sur la jeune femme : elle a beau être effectivement brillante, une battante, une acharnée, scolaire, disciplinée, une véritable guerrière de la vie, avec des parents qui l'ont, malgré leur absence globale, incitée à un avenir meilleur...elle n'en demeure pas moins une fille des rues, des bas-fonds de Caeddarah. Elle n'a pas expérimenté la rivalité de l'élite. C'est une forme différente d'adversité qu'elle a endurée jusqu'à présent. Tout comme les épreuves de la Starborn, la pression, les échecs ne sont pas comparables à ce qu'elle a vécu par le passé. Elle a déjà bien trop subi et peut-être qu'elle n'a pas les épaules pour survivre au travers de cette année. Elle ne se bat pas pour la gloire, l'honneur, la réputation, pour faire plaisir à papa ou maman ; elle se débat contre le destin horrifiant qui l'attend si elle échoue.

— Venez à mon bureau ce soir. J'irai vous chercher des livres à la bibliothèque. Sur la méditation. Il vous faut débloquer vos nœuds mentaux.

Elle opine du chef et Monsieur Argent nous salue, avant de presser le pas, déjà en retard. Nous aussi. Nous terminons le trajet en trottinant. Le Pré d'entraînement se situe derrière la Citadelle, soit à l'est du dortoir des sans-ordre, dans un vaste terrain inoccupé. Monsieur Oberon, un petit homme trapu à lunettes, patiente gentiment. Il n'est qu'amour et bienveillance...jusqu'à ce qu'il nous crie dessus en guise d'encouragements agressifs. C'est également lui qui dispense les cours d'Arts Martiaux. C'est un champion en la matière. Littéralement. La mère de Misty l'a quasiment supplié à genoux pour qu'il joigne les rangs de ses professeurs lors de sa retraite de compétiteur.

— Les duels de Magie Défensive seront pratiquement identiques à ceux de Magie Offensive, à la différence près que ce sera un échange plus scolaire. L'un attaque et l'autre se défend. Je ne note pas les attaques, seulement la défense. Puis, le binôme change de rôle. C'est moi qui décrète la fin d'une attaque. Mes critères sont plutôt logiques. Je ne vous demande pas de générer des boucliers de haut niveau. Vous n'en êtes pas capables, de toute façon. Je veux simplement que vous répondiez de manière adaptée, efficace et sécuritaire à une attaque. En d'autres termes, vous reproduirez ce que nous avons déjà fait en entraînement au cours des trois dernières séances. Des questions ?

Je lève la main, il m'interroge.

— Pouvons-nous choisir nos adversaires ?

Oberon hésite, pèse le pour et le contre, et hausse finalement les épaules.

— Tant que ces duels ne se transforment pas en vendetta personnelle entre vous, cela ne me dérange pas.

Je lance un sourire charmeur. Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas mon genre, je semble lui susurrer. Oberon ne paraît pas capter l'écho artificiel sur mes lèvres et se distance tranquillement afin de nous laisser la place pour l'échauffement. Il provient d'un milieu de compétition sportive, là où il a rencontré les plus sauvages des adversités. Il débute dans l'enseignement. Cet homme, si naïf et plein d'espoir, nageant dans le renouveau de sa carrière, n'est pas encore parvenu à la conclusion que la rivalité à la Starborn ne pardonne pas. Conrad, tout content de sa réponse, sautille vers Evelyn. J'empoigne son bras et le tire vers moi.

— Oh que non.

Rosa et Evelyn se dépêchent de s'isoler pour leur échauffement, tandis que Conrad me toise avec lassitude. La blonde m'envoie un baiser volant qui équivaut à un remerciement.

— Je suis forcé de te tolérer ou je peux me sélectionner un autre binôme ?

— Ne t'imagine pas que cela me fasse plaisir de passer du temps avec toi, Lovelace, mais j'ai quelques questions pour toi.

Sans lui laisser l'occasion de rétorquer, une gerbe d'eau jaillit de ma main. Il atterrit durement dans un sol bourbeux. Je ne lui permets pas de forger un bouclier et pour la première fois, en dehors de ma classe de Perfectionnement, ma magie s'exprime en toute liberté. Il n'est pas faux d'affirmer qu'une victime peut se défendre contre l'intrusion d'une Sirène, mais pas si le Sirène en question est nouvellement éveillé avec une force décuplée, pas si le Sirène agit vite et bien. Conrad est aussitôt maîtrisé au sol. Je lui enlève toute envie de me combattre et dès qu'émerge l'idée de me tuer, je m'en nourris. Ses émotions ne sont que violence à mon égard.

— Détends-toi, louveteau. Ce n'est pas la Sirène qui va manger le grand méchant loup.

Je lui impose le calme, mais il est plus puissant que moi, c'est certain. Je me confronte à des grognements sourds. Nous avons déjà dépassé le stade de l'avertissement. Il ne grogne pas pour argumenter avec moi, mais pour me jurer qu'il me découpera bientôt en morceaux.

— Je te conseillerais d'apaiser cette vilaine bestialité en toi, Conrad. Je ne crois pas que papa apprécierait que son fils soit catapulté en titre des journaux, parce qu'il a réduit un camarade de classe en charpie.

Je me souviens d'un débat vieux comme le monde sur la civilité des Loups. Le peuple de Caeddarah redoute les meutes entières qui décident de ne pas dompter la bête en eux. Qui se laissent dominer par la lune. Les Lovelace s'en sortent uniquement grâce à leur influence et leur richesse, mais la royauté les surveille de très près. Ils chuteront à la moindre erreur, au moindre faux-pas.

— Visualise-les. Tous ces titres sur la dangerosité des Loups. Sur la nécessité de vous contrôler. Tu serais la cause d'une crise. Tous les Loups t'accuseraient d'avoir porté le déshonneur sur votre Ordre. Qui plus est, tu seras un tueur. Par conséquent, ton père ne pourra pas actionner de ficelles pour te tirer d'affaire, pas avec tous les témoins autour de nous. Je te le rappelle par pure politesse : calme-toi. Et n'omets pas la puissance de mon père. Si tu me blesses, je déclencherai volontiers une guerre entre les Skinner et les Lovelace. Mon père est le gentil apothicaire qui aide tout le royaume avec sa générosité. Ton père est le banquier véreux et impitoyable, le Loup incontrôlable. Où ira la préférence du peuple ?

Bien sûr, il ne peut pas me répondre. Je bloque tellement ses émotions que son corps tout entier est immobilisé par la pression de ma magie. Il ne peut que grogner.

— J'aimerais déterminer un point crucial, Lovelace. Es-tu contre mes amies ? Te rapproches-tu d'elles parce que Misty te l'a ordonné ? Es-tu vraiment l'ordure que je te soupçonne d'être ? Je pense avoir la réponse, mais je t'autorise une chance de te défendre.

Je desserre mon emprise sur lui. Concentré sur ma tâche, je ne m'étais pas rendu compte qu'un chant s'était élevé dans le Pré. Le chant des Sirènes. Conrad n'essaie pas de m'attaquer. Pas tout de suite.

— J'estime que je n'ai pas besoin de me justifier. Encore moins à toi, Skinner. Je l'ai déjà expliqué. Evelyn m'intéresse. Je souhaite apprendre à la connaître. Tu ne m'aides pas beaucoup, Rosalind non plus, en la tenant à l'écart de moi. Je ne vais rien lui faire. Inutile de continuer ce numéro ridicule de protection... Et puis, tu me parais bien arrogant avec moi. Tu insistes pour te prétendre leur ami ? Je te suspecte tout autant, soyons d'accord là-dessus.

Je hausse un sourcil, désabusé.

— Tu oses me poser cette question... Ces filles... Ce sont deux gemmes pures. Des diamants bruts. Tous les citoyens de Caeddarah sont maîtres de leurs propres combats, je le sais, mais je n'arrive pas à m'en empêcher. Elles sont bien trop précieuses pour que la Starborn les brise. N'es-tu pas d'accord ? Depuis quand cette académie a-t-elle accueilli des étudiantes qui méritaient leur place ? Méritaient, Lovelace ! Nous sommes techniquement tous supérieurs à elles en termes de Magie Offensive et Défensive, même les sans-ordre. Mais que serions-nous sans l'éducation de nos parents ? Sans nos cours supplémentaires après l'école, tard le soir ? Sans nos professeurs privés ? Nous avons bénéficié de tous ces avantages, nous tous, alors pourquoi réussissent-elles à planer dans le haut du classement ? Comment ? Elles méritent leur place. Les professeurs en ont conscience et les encouragent par leurs notes. Elles ont travaillé, seules, sans aide, toutes ces années. Je veux qu'elles gagnent à la fin. Je veux qu'elles obtiennent leur diplôme. Je veux qu'Evelyn découvre son Ordre et qu'elle vous mette la raclée.

— Ne me dis pas que tu t'es attendri à la seconde où elle t'a ramassé devant le dortoir des sans-ordre ?

Une longue expiration m'échappe. Mon chant se dresse de nouveau dans le Pré. Quelques-uns parviennent à s'en préserver et Oberon s'agite dans tous les sens pour fournir des protections à qui en a besoin. Il me somme de cesser mes pitreries. Je ne l'entends pas. Certains étudiants tombent à genoux.

— Si tu t'étais intéressé à quelqu'un d'autre que toi-même, tu me connaîtrais mieux que ça et cette question t'apparaîtrait des plus stupides. Elles n'ont pas eu besoin de m'attendrir. Quoi que tu en penses, je prête attention à mes amis, je ne les teste pas, je ne les manipule pas et je ne recherche pas d'avantages dans mes amitiés. Au contraire de vous trois qui ne parlez à personne, qui vous méfiez de tout et qui utilisez les autres autour de vous.

— Tu n'as pas...

J'ignore complètement sa riposte et me contente de le noyer. Mon eau s'engouffre dans sa bouche grande ouverte. Il crache et crache, s'étouffe, jusqu'à ce que je recule et me détache de lui. Mon intrusion se coupe net. Ma magie rampe dans mon esprit. Mon chant s'efface.

— Faible, Monsieur Lovelace, votre défense était faible ! s'écrie Oberon dans mon dos. Voire inexistante. Cela vous vaudra un zéro ! Je suis déçu de vous !

Et alors qu'il se remet de mon attaque, nous comprenons ce que le professeur sous-entend. Il compte se servir de ma démonstration pour noter Conrad. Oh... Je suis dans un sacré pétrin ! Le Loup se révèle instantanément. C'en est trop pour lui. 

Une énorme créature aux poils d'argent grogne et enfonce ses griffes acérées dans la terre boueuse sous ses gigantesques pattes. Il bondit lestement dans ma direction. Je produis une vague d'eau glacée qui le désarçonne peu, tout en battant en retraite, pas après pas. Des souvenirs des trois précédents entraînements et de mes nombreux cours privés fusent dans ma mémoire ; je fabrique un mur transparent, légèrement opaque, comme pour laisser entendre à la bête qu'il ne pourra pas m'atteindre. Cela ne le retient pas. Il se heurte sans répit à mon bouclier, y répandant quelques gouttes écarlates, son museau et sa gueule en sang. 

Il est fou. Je l'ai rendu fou. Ce constant me procure une étonnante satisfaction.

Jusqu'à ce qu'il hurle. Un appel à sa meute. De toute évidence, deux autres Loups se trouvent dans notre groupe. J'entrevois un regard outré de Rosa qui essaie de plaider ma cause auprès d'Oberon, balançant des termes comme injuste, déloyal, trop nombreux. A priori, je l'ai bien cherché, puisque le professeur ne réagit pas. Les bêtes, brunes et rousses auburn, se précipitent sur moi, m'encerclent. Je forme un bouclier tout autour de mon corps, mais l'assaut répété de leurs crocs et de leurs griffes me draine. Je me cogne au regard vert lupin de Conrad et je perçois son ricanement cruel. Même si je déclare forfait et que j'admets perdre le duel, sera-t-il en mesure de s'interrompre avant de décrocher ma tête de mon cou ?

Je cogite, désespéré pour une solution, lorsqu'un miracle se produit. Une lumière blanche éthérée illumine le coin de mon œil. Elle déboule de nulle part et frappe le Loup de plein fouet. Conrad roule sur plusieurs mètres et les deux autres cessent d'attaquer mon bouclier, grognant en retrait, sur la défensive. Je cherche mon sauveur et prends conscience de tous les regards écarquillés convergeant sur Evelyn. Elle a une paume tendue et un air confus, profondément choquée par ce qu'elle vient de faire.

— Les citoyens de Caeddarah ne se mêlent pas des combats des autres ! rouspète Oberon. Relevez-vous, Monsieur Lovelace. Ne faites pas votre chochotte.

Or, Conrad ne se relève pas. Ses griffes se rétractent. Ses crocs deviennent des canines. Ses poils se dispersent sous une peau rougie par le froid. Nu. D'apparence humaine. Inconscient. Oberon hoquette et court à son chevet, l'assistante de l'infirmière sur les talons. Ils vérifient son état, pendant que je titube en arrière, me retrouvant face à une Evelyne bouleversée.

— Je ne... Je n'ai pas... Je ne sais pas...

Rosa frotte doucement son dos et je ne réprime pas mon instinct. Ressentant son désarroi, je l'étreins fort contre moi. Elle ne se détend pas, mais, au moins, elle ne bégaie plus, le regard dans le vide.

— Tu m'as probablement sauvé de graves ennuis, Evelyn. Merci.

Oberon se relève et tous les étudiants pivotent vers lui. L'assistante de l'infirmière murmure des paroles en langue ancienne. Un sortilège de lévitation. Conrad Lovelace quitte le Pré sans une once de dignité et pour ne rien arranger à son malheur, un jeune homme plonge sur son sac à dos pour en extirper un appareil photo. Immortalisant cette vue troublante d'une élite de la société, nu, sans défense, vaincu. La chute d'un puissant, pourrait-on nommer le cliché. S'il ne me haïssait pas auparavant, là, je suis comme mort.

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