Damian Argent
Je suis tendu ce matin. Un énième lundi à la Starborn. Le milieu d'année n'a pas encore pointé le bout de son nez et pourtant, me voilà déjà excédé et sous pression. Je n'avais pas prévu, en postulant ici, en m'engageant sur la voie du professorat, d'à quel point je m'investirais pour mes élèves. J'ai essayé. De les ignorer. De mettre une distance entre eux et moi. Mais, chaque semaine, je me surprends à traîner, tard dans la nuit, devant le panneau d'affichage du hall de la Citadelle, à lire les noms sur cette liste interminable qui se raccourcira de trimestre en trimestre, à chercher le classement des étudiants dont je suis le plus fier, ceux qui auront leur diplôme, j'en suis sûr, mais aussi ceux qui sont les moins bons. J'espère les voir augmenter. Cela signifie que d'autres doivent baisser.
Dès que je me retrouve planté devant ce tableau infernal, je me remémore malgré moi toute mon année à la Starborn. Ce que j'ai fait pour réussir. Toutes les tactiques. Les coups bas parfois. Je n'en ai pas beaucoup usé. Pas volontairement, en tout cas. De ma promotion, j'ai toujours été dans le haut du classement, si ce n'est le seul et unique premier. Tout le monde le savait et mes camarades étaient prêts à tout pour que je bascule dans un gouffre sans fond. J'ai agi avant eux, de temps à autre. J'ai intercepté les tricheries, les trahisons, et j'ai contre-attaqué. Ou bien, je me suis laissé prendre au dépourvu et j'ai répliqué bien plus violemment.
Ce qui a été fait est fait. Au final, je ne regrette rien et c'est tout ce qui m'importe. Je suis ressorti de cette académie avec mention, avec honneur, avec gloire. Avec un avenir assuré. Qu'est-ce que mes parents ont ri quand j'ai commencé à enchaîner les emplois, ci et là, sans jamais être satisfait, en quittant mon poste encore et encore ! Qu'est-ce qu'ils ont ri d'amertume, d'incompréhension, de trouble. Leur brillant fils, l'étoile des Argent, qui n'est pas fichu de se plaire dans son travail. Morelli s'est presque mise à genoux pour que je rejoigne leur rang. Depuis quelques années, elle veut moderniser l'équipe enseignante, se rapprocher des étudiantes. Elle n'a pas réussi son pari avec moi. Ils me détestent presque tous.
Toutefois, il s'agit peut-être du rare métier qui ne m'ait pas agacé dès la première semaine. Je me plais ici. J'ai établi ma routine. Je me suis installé dans le dortoir des professeurs, dans ma chambre spacieuse avec un bureau et une salle d'eau intégrés. J'aime mes habitudes. Jamais auparavant je n'avais eu l'impression de vivre une existence saine : commode, ordinaire, stable et qui m'apporte un brin de bonheur. Je suis doué en potions et en sortilèges. Lors de notre remise des diplômes, Morelli a déclaré que j'étais l'as de la Starborn, un sur-doué dans cette matière. Il n'est question que de mémoire. Je me souviens facilement, j'apprends vite. Cela suffit pour créer le meilleur étudiant d'une académie.
En ce lundi matin, je marche plus lentement que d'habitude, les épaules voûtées et le regard dans le vague. J'ai récité mes leçons sans grande inspiration, ni enthousiasme. Mes élèves ont même été stupéfaits par ma mollesse. Je n'ai pas riposté à leurs questions avec mon mordant typique. Ce point-là m'a trahi. Des murmures se sont élevés dans ma classe durant mes quatre heures de cours. Aucun ne m'a interrogé à ce sujet. Tant mieux. Je n'ai pas de réponse à leur donner qui excuserait ou justifierait ce que je m'apprête à faire.
Il se trouve que, tous les lundis, j'attends avec impatience ce moment où les pas discrets d'une certaine blonde me parviennent dans le couloir, où je ressens ses émotions en pagaille, où je récite mon cours avec conviction et précision, crachant des informations dans les moindres détails. Pas aujourd'hui. Aujourd'hui, j'aurais préféré ne pas la croiser. En fait, j'aurais préféré fermer ma bouche la semaine dernière, en évoquant cette possible solution. Je l'ai entraperçue quelquefois, samedi et dimanche, et elle avait l'air tellement souriante, tellement pleine d'énergie et d'entrain comparé aux autres jours que je n'ai pas osé renoncer à ma proposition. Si elle vient tout à l'heure devant moi et que je lui annonce mon changement d'avis, je crains qu'elle ne retombe dans son état dépressif. Non seulement cela ne l'aiderait pas et en plus, je déteste éprouver son chagrin viscéral. Je parie qu'Evelyn ne se rend pas compte d'à quel point elle est triste. Tout le temps.
C'était une idée stupide. Alors pourquoi Morelli m'a transmis son accord ? Je suis de plus en plus mal à l'aise en pensant à Evelyn, à ce que j'ai prévu de lui faire subir dans une heure. Je sais exactement pourquoi la directrice a accepté en une fraction de seconde, sans peser le pour et le contre. Elle est désespérée de la réussite de chacun de ses étudiants, pour les statistiques, pour les apparences. Ce serait un scandale d'avoir un sans-ordre à la fin de l'année. Malgré la rivalité palpable entre sa fille et le reste du classement, elle a besoin que son Ordre s'éveille.
Quand mon cours se termine enfin, je descends rapidement dans les bureaux administratifs, en quête de la directrice. Je dois lui faire approuver une sortie scolaire, en partenariat avec le Professeur Tade Mock, des Usages des Plantes. Une dénomination bien trop complexe, que j'aurais résumée en un mot : Botanique. Quoi qu'il en soit, j'ai insisté pour organiser des excursions dans la Forêt de Shenyaza, au nord-est. Un lieu fascinant pour nos deux matières. Les étudiants pourraient apprendre à reconnaître la flore en milieu réel et je pourrais leur demander de cueillir les ingrédients nécessaires pour l'une des potions que nous avons étudiées jusqu'à présent. Donnant-donnant. Il ne manque que l'accord de Morelli.
Cependant, en approchant de son bureau, je perçois des cris stridents. Tous mes membres vibrent. Je perds l'équilibre et me rattrape au mur d'en face. Une Banshee qui hurle représente déjà un problème de taille ; or, une Banshee en colère et mère et directrice de la plus prestigieuse des académies, ce n'est pas juste un problème. C'est un séisme. Inutile de glisser un œil par la serrure. Je devine aisément sur qui elle crie. Sa fille.
Misty ne rétorque pas. Je la visualise stoïque, habituée, calme à l'extérieur mais terrifiée à l'intérieur. Bien que je me sois imposé des limites à ne pas franchir, j'ai envie d'ouvrir cette porte et de tirer cette pauvre fille hors des griffes de sa mère. Celle-ci ne constate pas combien elle est en train de détruire son enfant. Une élève brillante. Qui se fracture de semaine en semaine. J'ai peur de ce qu'elle pourrait devenir.
Néanmoins, je tourne les talons et regagne la sécurité de ma salle. Il ne m'appartient pas d'intervenir entre une fille et sa mère, entre une Banshee et la raison de sa furie. Tout ce que je peux faire, c'est discuter avec Misty, m'assurer qu'elle va bien et qu'elle n'est pas sur le point de sombrer.
— Vous êtes en retard.
Je me fige net. Égaré dans mes pensées, je n'avais pas remarqué la chaleur apaisante de mon couloir, ni Evelyn, accroupie contre le mur. Elle se redresse d'un bond souple, faisant valser sa jupe autour de ses cuisses de plus en plus musclées. Je n'ai pas pu m'empêcher de noter que tous les étudiants s'endurcissent au fil des mois, aussi bien au niveau mental que physique. Je me rappelle de nos cours d'Arts Martiaux et de la natation que j'effectuais en option. Que de souvenirs. Je me revois en mes élèves. Elle sourit avec sérénité, insouciante, tandis que je dois lui renvoyer une mine austère. Je me force d'alléger la tension dans mes épaules et d'oublier un instant les hurlements de Morelli sur sa fille.
C'est là que je m'en aperçois. Ses cheveux blonds ont disparu. Je suis obnubilé par la couleur qu'elle a choisie. Pêche. Il me faut toute la force du monde pour ravaler un rictus victorieux. Elle les a coupés de peu. Ils sont bien plus ordonnés qu'à l'origine, ils ruissellent en des mèches bombées sur son dos. Mon regard la gêne sûrement, puisqu'elle attrape un élastique à son poignet et lève sa chevelure épaisse en un chignon lâche. Et comme par un miracle insensé, elle est encore plus belle qu'une minute auparavant, si cela est possible. Vite, réfléchis à une réplique ! m'écrié-je, mentalement. Mes yeux ne m'obéissent pas et je continue de la détailler un moment, avant de marmonner :
— Ne prenez pas trop vos aises avec moi, Dupree.
Son sourire s'agrandit. Si insouciante. Je me secoue pour reprendre contenance, ce qui est bien plus difficile que je ne l'aurais anticipé. Traversant le couloir, Evelyn ne se détourne pas non plus. Sait-elle que rares sont les occasions où elle montre autant d'impertinence et de témérité ? Tous les autres professeurs affirment qu'elle est discrète, silencieuse et disciplinée dans leurs cours. Jamais dans le mien. Non pas qu'elle cause des ennuis ou qu'elle soit insolente. Elle est tout simplement curieuse, bruyante et collante. Elle ne lâche pas l'affaire jusqu'à avoir obtenu ses renseignements. Et cette couleur pêche lui convient à la perfection.
Je déverrouille ma porte et la laisse entrer. Impossible d'espérer qu'elle ne réclame pas ma fameuse solution, folle et stupide, à en juger par ses légers sautillements d'impatience.
— Pouvons-nous mettre de côté la leçon, pour une fois ? Je ne serais pas concentrée. J'ai songé toute la semaine à mon Ordre, à ce que je peux être. Si j'ai une chance de m'éveiller, je veux la saisir au plus tôt.
J'ai mon hypothèse sur son Ordre. Il serait même évident. D'après les caractéristiques maigres qu'elle a présentées, son scintillement excessif pointe vers une réponse d'une logique implacable. Je n'en parle pas, surtout pour qu'elle ne soit pas déçue si je me suis trompé.
— Très bien, mais je souhaiterais clarifier que mon procédé peut être dangereux, voire...humiliant. Pour vous.
Je suis satisfait lorsque son sourire retombe. J'ai besoin qu'elle prenne conscience de l'aspect périlleux de la manœuvre. Dans l'un des tiroirs de mon bureau, j'ai rangé l'objet de mes inquiétudes. À l'intérieur d'une boite close, hermétique. Je l'ouvre et la pose sur sa table, sous son nez. Evelyn ne comprend pas, évidemment.
— Aulne de Malheur. Cela vous dit quelque chose ?
— Le nom ne m'inspire pas confiance...
Elle se mordille la lèvre inférieure, et je flaire aussitôt qu'elle détient un savoir, quel qu'il soit, sur cette plante. Elle diffuse une odeur d'incertitudes et de trouble. La vérité est plutôt triste : Evelyn est une enfant des rues, donc il est probable qu'elle soit déjà tombée sur cette substance ou qu'elle en ai goûté.
— Avez-vous testé cette plante ?
Evelyn confirme mes soupçons en sursautant et en hochant de la tête avec vigueur, rouge d'offense. Pour être certain que nous nous accordions à ce propos, j'énonce d'une voix tranchante et distincte :
— Rien de plus qu'une vulgaire drogue. L'aulne en soi n'est pas mauvais. Il peut réduire la fatigue et améliorer le système immunitaire. Dans des potions, il est surtout utilisé pour guérir les maladies de type infectieuses et virales. En revanche, mal préparé et couplé avec d'autres composants dont je tairai les noms, il s'intègre dans cette drogue, appelée l'Aulne de Malheur. Peu chère car facile à réaliser, avec des ingrédients accessibles partout sur le marché. En bref, une véritable calamité qui s'est en particulier répandue parmi la population pauvre de Caeddarah.
— Je croyais que nous laissions tomber la leçon pour aujourd'hui, bredouille-t-elle, confuse.
— Cela ne fait pas partie de ma leçon.
Evelyn fronce alors les sourcils, saisissant de moins en moins là où je veux en venir. À ce stade de sa réflexion, elle se doute que, si j'en parle, l'Aulne de Malheur a un lien avec l'éveil de son Ordre. Elle en conclut que je compte lui en donner. Je patiente sagement pour sa réaction. Elle jauge longtemps la plante, enfermée dans sa boîte et qui pue d'ici l'aigre. Et puis, elle rive ses yeux auburn sur moi.
— Humiliant, c'est-à-dire ?
J'admire son esprit vif et perspicace.
— L'Aulne de Malheur amène ses consommateurs à se comporter avec déraison et obscénité.
C'est pourquoi je transgresse la seule condition de Morelli. Elle a appuyé l'importance d'effectuer cette expérience avec plusieurs adultes capables d'intervenir, afin de contenir Evelyn en cas de dérapage. Mais, une partie de moi n'a pas envie que d'autres l'observent dans cet état. Un Sirène suffira très bien.
— Comment absorber la drogue ? Je dois la manger ? La boire ?
La manger, oui. La gorge séchée, je n'arrive plus à formuler un mot. Son sourire s'est complètement évaporé, remplacé par une détermination sans faille qui m'effraie bien plus que les cris d'offense auxquels je m'étais préparé. Evelyn approche ses petites mains de la boîte et mon cœur loupe un battement. D'angoisse, j'intercepte rapidement ses doigts.
— Vous êtes sûre ? L'expérience peut échouer. Vous pourriez perdre le contrôle de vous-même pour rien du tout. Êtes-vous consciente des risques ? Et êtes-vous prête à encaisser un potentiel échec ?
Une fois de plus, elle me cloue le bec par un hochement de tête hâtif. J'écarte ma main et recule d'un pas, la boule au ventre. Elle est plus courageuse que moi, c'en est vexant. Evelyn plonge dans la boîte et en extirpe la racine imbibée des autres composants liquides de la drogue. Je récite intérieurement la liste des ingrédients et mon idée de la semaine dernière me paraît tellement horrible que je suis sur le point de vomir. Même pour faire émerger son Ordre, elle ne devrait pas prendre l'Aulne de Malheur.
Le regret m'agrippe les entrailles et je tente en fin de compte de l'arrêter, mais mes doigts se referment sur du vide. Elle a déjà porté la racine à sa bouche et la mâche vivement. Ni une, ni deux, je propulse ma magie en elle. Mon intrusion est quelque peu maladroite, mais je me tempère aussitôt pour ne pas la blesser. Elle avale. Je suis le mouvement de sa langue, de sa gorge. Advienne que pourra. Je lui fais signe de s'asseoir. Certains consommateurs ont fait des réactions allergiques et se sont évanouis. Je ne voudrais pas qu'elle se fasse mal. Ses émotions demeurent tout à fait classiques : de la détermination, un brin de doute, du désir et de l'impatience. Pour la rassurer, ou me rassurer moi, je lui explique :
— Par chance, cette drogue n'est pas addictive dès la première consommation. Vous ressentirez une envie d'en reprendre et cela va de soi que vous serez sous haute surveillance. J'en toucherai deux mots à Rosalind pour qu'elle vous surveille la nuit. Vous serez aussi pistée la journée. J'apposerai un sortilège sur vous, afin de détecter précisément ce qui entre dans votre organisme. L'envie ne devrait durer qu'une petite semaine. Semblable à une démangeaison. Rien qui ne vous mette réellement en danger. Par ailleurs, nos précautions ne sont que des précautions, au cas où vous seriez plus sensible que d'autres à la drogue.
Elle est trop calme. Trop calme. Et moi, bien trop anxieux. J'en entrevois la raison brutalement. Ses yeux. Elle me dévisage sans un mot. Non, elle me dévore de son regard perçant. Evelyn Dupree me rend terriblement mal à l'aise. Parce que, peu importe ce que je me répète, elle est séduisante à m'en taper la tête contre les murs. Je ne dois pas tomber sous le charme de mes élèves. Ce n'est pas dans mon contrat. Mais, Morelli a stipulé que n'importe quel scandale de ma part conduirait à ma ruine totale. En d'autres termes, elle n'a pas imposé d'interdictions à son personnel, hormis toutes les règles de bienséance. Et flirter avec une étudiante brise l'une de ses règles.
— Tout va bien, Evelyn ?
Je ne réussis pas à lire ses émotions. Car l'Aulne de Malheur me bloque derrière une vague de tranquillité. Toujours sans s'exprimer, toujours en me fixant, Evelyn se lève avec une lenteur calculée, penchée en avant d'abord et lissant sa jupe ensuite. Elle attire volontairement mon regard là où il ne le faut pas. Ses cuisses charnues. Ses petits seins ronds. Cela répond à ma question. Elle n'est déjà plus maîtresse de ses gestes. En deux pas, elle a comblé l'espace entre nous. Coincé contre une table, j'envisage de courir loin d'elle, mais son corps a besoin de protection. Je dois l'empêcher de commettre des erreurs qu'elle regrettera. Ainsi, je m'oblige à l'affronter, le cœur battant à tout rompre.
— J'aime entendre mon prénom de votre bouche, professeur.
Pour illustrer son propos, elle dépose un index audacieux sur mes lèvres. Je saisis sa main et la baisse. Bien sûr, cela lui déplaît et elle avance davantage. J'ignore la sensation de son corps si proche du mien. Elle me rend déjà fou. Evelyn. Je garde un silence obstiné, elle sourit à nouveau. On dirait un diable sur le point de frapper.
— Tout le monde vous hait parmi les étudiants. Vous le savez ? Je ne les comprends pas. Il m'est arrivé de prendre votre défense une dizaine de fois à chaque fin de cours, avec une Rosa sur les nerfs, excédée par vos méthodes. Mais, moi, je lis clair dans votre jeu. Vous n'êtes pas méchant ou cassant pour le plaisir. Vous êtes par nature introverti, indécis et vous n'êtes pas un professeur. Vous apprenez au fur et à mesure. Et vous voulez que je vous dise un secret ? Lorsque vous évitez la question d'un étudiant, c'est parce que vous n'avez pas la réponse. Vous la connaissez, mais, sous le coup de stress, elle ne remonte pas et c'est là que vous attaquez avec une remarque acerbe. Vous avez peur que les étudiants se moquent de vous si vous avouez la vérité, alors vous optez pour de l'autorité désagréable afin de les tenir à distance.
Elle ponctue sa tirade en menant son autre main sur mon torse. Je retiens mon souffle. Elle m'a effectivement cerné, mieux que quiconque. Ses doigts taquins longent mon pectoral. Il me faut plus de temps pour couper son élan, ce qu'elle sent également. Je suis fichu. Son souffle commence à s'exciter, irrégulier, lourd. La drogue l'enserre dans ses filets, si bien que je suis éjecté de son esprit. Ma magie me revient douloureusement. J'en suis déséquilibré un instant. La table derrière moi me maintient sur pieds, ainsi que la prise ferme d'Evelyn qui en profite sans vergogne pour se plaquer contre moi. Quand je gagne de nouveau le contrôle de mes pouvoirs, je frissonne à ses seins contre mon torse. Concentre-toi, bon sang !
— Evelyn, écoutez...
Elle gémit. Je suis paralysé. Sa tête chute en avant. Son front vient se loger contre mon torse. Son dos est ébranlé par une respiration chaotique. Ses jambes tremblent. Elles tremblent de désir et de plaisir. Et elle cède. Evelyn manque de s'effondrer. J'enroule, sans y penser à deux fois, mes bras autour de son dos. Ce qui accentue la proximité entre nous. J'essaie de la pousser contre une table, une chaise, de quoi l'asseoir quelque part, mais elle contracte ses poings autour de ma chemise et je redoute une seconde qu'elle s'en prenne à mes boutons. Elle l'envisage. Ses yeux lorgnent avec désir sur la ligne qui ferme mon vêtement.
— Evelyn, si vous m'entendez, laissez-moi vous aider.
Elle acquiesce, les iris brumeux. Je parviens à la tirer vers sa chaise. Cela me permet de souffler. Elle se renverse en arrière, à moitié allongée sur la table derrière elle. De toute évidence, la drogue ne fait naître qu'un désir grandissant et aucun indice sur son Ordre. Je m'en veux horriblement, une main dans mes cheveux, le palpitant au bord de la rupture, et elle n'arrange rien à mon état. En un battement de cils, elle a décidé de se satisfaire toute seule. Ses doigts caressent l'intérieur de sa cuisse, par-dessus son collant noir opaque. Oh, tuez-moi. Elle les recourbe dangereusement, vers son intimité.
J'hésite à sortir de la salle et à la laisser faire ; ce serait le pire choix. Enfin... Techniquement, le pire choix serait de joindre mes doigts aux siens. Je panique. N'importe quoi, ressaisis-toi ! Je bondis sur son avant-bras et prends l'autre dans ma grippe, la contraignant à l'immobilité.
Ou plutôt, je me suis cru particulièrement intelligent. Evelyn ne tarde pas à me faire pleurer mon erreur. Face à face, penché vers elle, je suis exposé. Son genou se dresse instantanément sur la bosse dont je n'avais pas conscience. Cette bosse honteuse sous mon pantalon. Elle l'effleure et s'amuse à la masser. Soit je la relâche, soit je tiens bon. Mes pensées n'ont plus aucun sens. Je dois trouver un autre moyen de la retenir.
Je ne cogite pas plus d'une seconde, désireux de mettre un terme à sa torture, et je me faufile derrière sa chaise. Sa tête bascule vers moi. Je me positionne à une distance sécuritaire, tout en emprisonnant ses bras. Elle ne se démonte pas et entame des mouvements de roulement sur sa chaise. Je suppose que cela suffit à la contenter, puisque des gémissements de plus en plus forts s'extirpent de ses lèvres. Je murmure le sortilège d'insonorisation.
— Ce serait tellement mieux si c'était votre main, geint-elle. Non, mieux encore...votre langue.
Quel coup bas. Mon visage entier doit être rouge. J'ai chaud. J'ai l'impression d'être sonné. Surtout à cause des tsunamis de plaisir qu'elle me décoche par ses émotions. Le souci avec les Sirènes, c'est que nous sommes les esclaves des autres ; nous pouvons apprendre à maîtriser toutes ses émissions autour de nous, tous les flux qui nous assaillent et j'y arrive très bien au quotidien...mais il ne s'agit pas de n'importe qui, pas de n'importe quelle émotion et de n'importe quelle intensité. Evelyn Dupree, la plus intrigante des filles que j'ai rencontrées depuis longtemps, la plus intelligente et méritante, la plus battante et belle, s'embrase sur sa chaise, foudroyée par ce que j'interprète comme un orgasme. Je suis un professeur, par tous les diables !
— Ne vous en faites pas, Evelyn. Je ne vous tiendrais pas rigueur de vos actes ou de vos paroles. Je n'en tiendrais pas compte non plus.
Elle semble se remettre péniblement de sa jouissance, encore vibrante.
— Dommage...
Sa voix chantante me procure des idées plus stupides que de lui donner la drogue. Je frémis et elle fait exprès de pivoter ses bras relevés pour que ses doigts puissent caresser ma peau. Le désir explose en elle ; pourtant, elle m'envoie de la douceur, que ce soit par ses émotions ou par son geste tendre.
— Parce que je ne mens pas, je n'exagère rien, et tout ce qui sera dit n'est que la représentation pure de ce que je pense.
— Pure ? gloussé-je. Il n'y a rien de pur en vous, actuellement.
Mensonge. Elle mélange, on ne sait comment, une expression lubrique au possible avec sa délicatesse habituelle, sa pureté quasi-chaste qui m'obsède. Elle est innocente et splendide, mais également tentatrice et lascive.
— Est-ce que je peux vous appeler Damian ?
Bien entendu que non ! J'ai suffisamment de pensées fiévreuses à son égard. Je n'ai pas le temps d'exclure cette éventualité, car elle ajoute :
— Damian, ça sonne bien sur ma langue, non ?
— Vos cheveux sont magnifiques.
Oui, piètre tentative de changer le sujet. Je ne suis pas habile en improvisation.
— Damian, parlez-moi de vous. Combien de femmes ont conquis votre cœur ? Comment ont visité votre lit ?
— Cette couleur pêche est parfaite pour vous, j'avais raison.
— Je ne suis pas jalouse. Ne vous méprenez pas sur mes questions. De toute façon, je n'ai pas le droit d'être jalouse. Je ne suis rien pour vous. N'est-ce pas ? J'attends toute la semaine notre rendez-vous hebdomadaire, le lundi. Je me demande quelle potion vous allez m'enseigner, quel sortilège vous allez me montrer, et ce que vous n'enseignerez qu'à moi. C'est affreux, ces sentiments de suffisance, de gratitude et de complaisance que je ressens tous les lundis, lorsque je prends note que vous avez omis des détails en classe. Je me suis créé une illusion dans laquelle je suis convaincue d'être votre étudiante favorite, persuadée que nous avons une liaison que vous n'entretenez avec aucun autre. Que je suis la seule qui attire votre sympathie.
Je pouffe. Maudit moi ! Et le revoilà, ce sourire éblouissant qui fait apparaître d'adorables fossettes. Si j'étais un homme comme un autre, si je n'étais pas son professeur, je... Non, je ne l'aurais tout de même pas embrassé. Qu'elle le quémande ou non. Hors de question de prendre avantage d'elle dans ces circonstances. Sans la drogue...c'aurait été une autre histoire.
— Vous n'êtes pas la seule à qui je voue de la sympathie, raillé-je, mais vous êtes la seule avec qui je suis évident. La seule pour laquelle je pourrais verser une larme de tristesse si elle échoue. La seule pour laquelle je trinquerai si elle réussit. La seule qui me confère la motivation de retourner en cours tous les lundis matin, au lieu de me recoucher.
Un ange passe entre nous. Ses mains serpentent autour de mes avant-bras, réclamant du contact, de la tendresse. D'une pulsion, je glisse mes doigts sur sa nuque et commence un doux massage. Elle s'enfonce un peu plus dans sa chaise. Evelyn ne réclame pas plus, comblée par ce toucher.
— Personne n'a jamais pris soin de moi.
Son aveu, si loin de l'atmosphère voluptueuse que la drogue a instaurée, me prend de court et je manque de cesser mon massage. Je me dépêche de continuer, me réjouissant que sa libido retombe quelque peu.
— À la seconde où je suis arrivée à la Starborn, Rosa a été un amour avec moi. J'adore Draigh aussi. Même si les autres étudiants se sont révélés agressifs et élitistes en général, je pense qu'ils ont bon fond. Y compris Misty, qui nous lance des regards noirs et nous méprise ouvertement.
Draigh Skinner. Je le vois souvent en compagnie des filles ces dernières semaines. J'ai songé qu'il pourrait être l'un de leurs petits amis, en l'occurrence celui de Rosalind. Ou plutôt, ai-je espéré que ce soit ainsi, mais ce blondinet parfait est constamment agglutiné à Evelyn. Si ce n'est pas lui, Lovelace prend sa place. Je sursaute presque en discernant cette pointe amère, non pas de jalousie, mais d'envie qui s'est incrusté dans mon cœur. Ce qui me rappelle les questions de tout à l'heure et me conduit à lui partager à voix haute :
— Je n'ai à ce jour pas de compagne de quelque nature. J'en ai eu par le passé. Trois relations sérieuses, si vous voulez tout savoir. Une dizaine de moins sérieuses. Je me suis toujours focalisé sur mes études plus que sur les filles, mais...je peux faire des exceptions, même ici à la Starborn... Vous n'imaginez pas à quel point je suis ravi pour vous, Evelyn. Que vous ayez trouvé un peu de bien-être ici. Vous méritez d'être heureuse.
Et comme si cette phrase avait déclenché une explosion en elle, la salle s'éclaire d'une lumière bien plus scintillante que le soleil, bien plus blanche, pâle, éthérée. Les nœuds mentaux se délient les uns après les autres. La drogue a achevé d'annihiler toutes ses barrières. Je n'avais pas tort là-dessus : Evelyn Dupree ne se détestait pas, ne se sabotait pas de manière volontaire, mais elle laissait l'océan la submerger, elle a autorisé le naufrage sans en avoir conscience, elle était une épave. À la dérive. Je parie que ses parents l'ont abandonnée, soit pour travailler, soit pour vaquer à des occupations peu légales. Je parie qu'elle a grandi seule et sans personne pour veiller sur elle. Je parie que cette fille, une si jolie fleur, a été piétinée, et peu importe qu'elle se fane ou non. Je serre la mâchoire à cette injustice. Combien d'enfants de Caeddarah souffrent pendant que d'autres nagent dans l'opulence ?
Je sors de mon esprit plombé par toutes ces visions terrifiantes d'une petite fille négligée, lorsque mes mains s'enflamment. Je titube vivement en arrière. Un feu blanc danse au bout de mes doigts et je les agite en toute hâte pour m'en débarrasser. Je ne parviens plus à regarder Evelyn, enfouie sous sa lumière. J'avais visé juste. Sur son Ordre. Or, maintenant qu'elle s'est éveillée, nous risquons gros tous les deux. Elle peut se détruire par combustion et elle peut me brûler vivant. Sans cérémonie, je saute derrière mon bureau, me protégeant une seconde de son pouvoir. Sa lueur filtre au travers des fenêtres. Les vitres se brisent en mille éclats et coulent jusqu'en bas de la Citadelle en une pluie de verre coupant.
Je cherche la seringue de suppresseur à la va-vite et en réapparaissant, je me confronte à un rayonnement si puissant que je suis aveuglé, la rétine marquée, et la peau griffée par une douleur sordide. Cependant, je ne me jette pas sous le bureau, je ne me cache pas. Pour une raison très simple qui domine mon instinct : j'ignore si Evelyn souffre de sa propre magie.
Je connais ma salle par cœur. Les paupières closes, je contourne le bois massif et me dirige vers sa table. Plus je comble l'espace, plus je brûle. Je m'en moque. Un pied devant l'autre. Je résiste contre la pression qu'elle m'impose, le corps courbé en avant pour contrer son pouvoir qui me repousse à l'image d'un vent violent. Sans prendre le temps de viser correctement, sans prendre des mesures pour la protéger, je plante l'aiguille dans son cou et pousse le piston. Le liquide se déverse immédiatement en elle. Effet instantané. Sa lumière s'efface aussi vite qu'elle s'est manifestée. Je chute lourdement sur mes genoux, essoufflé, la peau rouge, j'en tremblote.
Evelyn s'écroule. Je l'étreins dans mes bras, lui épargnant une chute. Le silence revient. Le paisible. Une luminosité normale, qui paraît terne à côté de sa magie. J'avais raison sur son Ordre, bon sang... J'ai du mal à l'assimiler tant c'est irréel.
D'un coup, un poing martèle la porte de ma salle, suivi de voix angoissées. Ah oui, j'ai omis de vérifier l'heure. Je suis très en retard et les étudiants ont dû assister à ce rayonnement impressionnant au travers du chambranle. J'allonge Evelyn au sol, évanouie, et trottine jusqu'au téléphone sur le coin de mon bureau. Je tourne avec frénésie le cadran, composant le numéro de Morelli. La sonnerie retentit, les élèves dehors s'impatientent, la directrice décroche.
— L'Ordre de Dupree s'est éveillé. Elle est inconsciente. Je vais la coucher dans la salle de repos de mon étage. Envoyez-moi l'infirmière sur-le-champ. J'annule mon cours. Je le reporterai.
Je m'apprête à raccrocher, mais son ton cassant me fige :
— Vous avez utilisé la drogue sans assistance.
— J'ai procédé au mieux pour le confort de votre étudiante. Je répondrai néanmoins de mes actes, Madame. Autre chose ? Ou je peux la mettre en sécurité ?
— Allez-y. L'infirmière viendra rapidement.
J'acquiesce, même si elle ne peut pas me voir et raccroche. Une main sous ses genoux, une main dans son dos, je soulève Evelyn et déverrouille ma porte d'un sortilège. Tout le groupe d'étudiant lâche des hoquets de stupeur, particulièrement Rosalind qui joue des coudes pour se poster face à moi.
— Suivez-moi.
Elle ne pose pas de question, je n'explique rien de plus. Les étudiants sont tous soulagés et ravis à mon annonce et ne s'éternisent pas devant ma salle, partant pour leur pause. Rosalind me talonne de près, alors que je quitte mon couloir isolé, traverse l'allée vers la bibliothèque et progresse vers un étroit passage. Je fais signe à la rousse de tirer la poignée d'une porte discrète. On dirait un placard à balais de l'extérieur et personne ne rôde par ici, grâce à un sortilège de confusion. Je pénètre dans cette minuscule salle qui ne laisse de place qu'à un lit et une table de chevet. J'y allonge Evelyn sous la couette chaude. Elle gémit d'aise, ses poings déjà autour du coussin.
— Pourquoi est-elle dans cet état ? Qu'avez-vous fait ensemble ? Elle m'a dit que vous aviez une solution à lui suggérer.
— Son Ordre s'est manifesté.
Dans la seconde, le regard de Rosalind change du tout au tout. De la joie. De l'enthousiasme pour Evelyn. Je suis presque ému de voir de mes propres yeux combien elle est aimée par son amie.
— Je ne le dévoilerai pas. J'estime que Mademoiselle Dupree devrait être la première à le savoir.
— Bien sûr !
Du coin de l'œil, je suis attiré par le début d'un quelque chose alarmant. La lumière jaillit derechef. La preuve qu'Evelyn est encore sous l'emprise de la drogue. Je ne médite pas du tout sur le choix à prendre et saisit le bras de Rosalind. Je l'entraîne hors de la salle de repos. Un réflexe qui nous sauve la vie. Car, dans la foulée, à peine avons-nous mis un pied au-dehors, que le mur implose. Littéralement. La roche ancienne et parfaitement stable détonne et s'effrite en cendres grisâtres. La rousse crie d'effroi, ahurie, et je reste glacé face à cette vue.
L'infirmière débarque à l'autre bout de l'étroit couloir et constate les dégâts. Le mur n'existe plus, laissant une gigantesque ouverture sur la salle de repos où Evelyn se tourne sereinement dans le petit lit. Aucun de Rosalind ou de moi ne parle ou ne dit quoi que ce soit.
— Madame la Directrice m'a énoncé les détails de votre entreprise, déclare l'infirmière avec sa monotonie usuelle. J'ai un suppresseur à lui administrer, et un remède contre la drogue.
L'infirmière, cette vieille femme un brin aigrie, marche lentement vers le mur défoncé. Il me faut déployer un immense effort pour gagner le contrôle de moi-même et marmonner :
— Je lui ai déjà administré le suppresseur.
L'infirmière écarquille ses profonds yeux turquoise. Et elle a été capable d'user de sa magie ? Pour anéantir un mur ? semble-t-elle me questionner. J'opine du chef à son interrogation muette. Elle prend soin de générer un bouclier autour d'elle, dans le cas où Evelyn démontrerait la puissance de son pouvoir en sa présence. Rosalind et moi scrutons la scène, l'air absent, dépassés. La belle jeune femme est si tranquille. Elle dort. Tel un ange tombé du ciel.
Non seulement Evelyn a surpassé la dose de cheval du suppresseur et en plus, elle s'est servie de sa magie pour une offensive virulente et brutale. Une énergie considérable, non-négligeable, qui, pour une éveillée, pourrait être décuplée au centuple.
Evelyn va être nourrie aux suppresseurs pour les prochains jours, sans quoi je crains qu'elle ne réduise cette académie à néant.
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