Conrad Lovelace **
Il faut savoir que l'aristocratie, la bourgeoisie et autres riches personnalités influentes de Caeddarah se connaissent tous et toutes, et sont constamment en contact les uns avec les autres, peu importe la nature de leurs relations. C'est une question de dignité ; obtenir les informations cruciales avant la presse afin d'être toujours au courant de tout avant que ce ne soit divulgué au monde entier.
Ces informations passent par un réseau très efficace, et réputé pour sa réactivité. Le téléphone, mais pas n'importe qui reçoit et distribue les informations. Les maîtres et maîtresses de maison ne peuvent décrocher le combiné, non. Parce que l'affectif entrerait en jeu. Trop de questions, trop d'émotions, trop de sentimental.
Donc, les informations doivent circuler par les oreilles et les voix de personnes tout à fait neutres, afin d'optimiser la rapidité et le concis des échanges. Les majordomes, bien sûr. Toutes les familles en possèdent. En fait, il s'agit du tout premier employé à nous rejoindre. Que ferions-nous de cuisiniers, de personnel de ménage, de serviteurs, sans un individu consacré uniquement au bon maintien de la propriété et à la bonne coordination de chaque membre présent à l'intérieur de cette propriété ? Les majordomes sont des êtres absolument merveilleux, que je ne me lasserais jamais d'observer.
Ce matin, un jour avant la rentrée à la Starborn, je me réveille très tard, l'esprit embrumé à cause du manque de sommeil. Je flaire à plein nez le piège ; les professeurs nous colleront des tests pour vérifier si nous avons bien révisé toutes les centaines de pages de manuels qu'ils nous ont ordonnées de lire, ou les dizaines de sortilèges et de potions à s'entraîner à préparer. J'en suis sûr, et hier soir j'en ai relu et pratiqué autant que possible.
Je titube hors du lit, m'habille d'une robe de chambre, peu décidé à me vêtir correctement. Mes parents n'en seront pas choqués. Ils sont habitués à mes bêtises. Je croise quelques serviteurs dans les couloirs et je leur souhaite une excellente journée, comme à l'accoutumé, plaisantant avec certains sur mon départ prochain qui doit les ravir : je ne suis pas un mauvais jeune maître, mais je suis pointilleux, demandeur et agaçant avec toutes mes requêtes, je le sais. Surtout avec le personnel de cuisine à qui je peux réclamer un repas d'ogre en plein milieu de la nuit...ce que j'ai fait à une heure du matin. Cependant, aucun ne me répond et ils fuient mon regard... Bizarre, bizarre.
Je hausse les épaules et ne m'y penche pas trop. Il doit bien y avoir une explication et elle m'apparaîtra naturellement. Oh que je ne me trompais pas ! En descendant au rez-de-chaussée, je commence déjà à percevoir des bruits inquiétants. Plus je m'avance vers le petit salon de ma mère qui est en fait une véranda, mieux j'identifie ces bruits. Des pleurs. Mon cœur loupe un battement. Je me mets alors à courir. Que je déteste entendre les sanglots de ma mère. Elle est tellement sensible, plus que la moyenne, qu'une fleur fanée peut la rendre triste. Une âme pure, ma mère.
Je ne ralentis qu'en arrivant dans la pièce. Mon père est assis à côté d'elle, tous deux sur le banc encadré par deux larges rosiers. Il lui tapote l'épaule, tout en l'enlaçant pour la bercer. Si belle avec ses cheveux châtains aux reflets d'un roux foncé ; même avec le visage inondé de larmes, elle rayonne d'une beauté innée, et mon père ne doit pas la jalouser. Je tiens d'eux. La grâce éthérée de ma mère diminuée par les muscles carrés de mon père. Notre majordome, Ivern, est debout derrière elle, ses mains entrelacées devant lui, une note entre ses doigts où il a gribouillé ce que je devine être une information.
— Quelque chose de grave est-il survenu ?
Elle sursaute. Ma mère ne m'avait pas entendu. Je précise grave, parce qu'elle pourrait pleurer pour la fermeture de son magasin favori ou pour un retard dans sa commande de robes. Et quand mon père ne réplique rien, c'est là que je confirme la gravité de cette information qu'Ivern cache dans son dos. Ah... Ainsi je suis peut-être concerné. Je prends une large inspiration au moment où elle bondit hors du banc en couinant :
— Oh mon pauvre, pauvre chéri...
Elle m'étreint brutalement, puis me caresse le dos avec toute la douceur d'une mère. Et je comprends qu'elle ne pleure pas tout à fait à cause de l'information, bien que celle-ci l'attriste. Elle pleure à cause des répercussions que cette information peut avoir sur moi.
— Dis-moi, maman, que se passe-t-il ? Papa ?
Mon père se lève à son tour, mais il n'ose pas s'approcher. Il se racle la gorge, lui aussi les larmes aux yeux, mais il se maîtrise mieux que ma mère. Elle se pend presque à ma nuque, refusant de me lâcher. Je commence à lui chuchoter des mots de réconfort, mais j'ai l'impression que c'est moi qu'il faudra consoler bientôt.
— Nous avons reçu une affreuse nouvelle, Conrad.
Il prend trop de pincettes, il jauge trop ma réaction. Une angoisse ignoble grimpe en moi.
— Oh, mon chéri, c'est horrible !
Même Ivern baisse la tête. Ma mère sanglote de plus en plus fort. Mon père doit serrer les dents pour refouler son chagrin. J'ai envie d'arracher cette note et de découvrir cette affreuse, horrible, terrible information que les majordomes se sont transmise ce matin.
— C'est ton amie, Conrad. Misty est partie.
Et là, une question stupide, une question naïve, une question désespérée m'assaille et elle s'extirpe de ma bouche sans que je ne puisse la ravaler.
— Partie où ? Ne me dites pas que cette garce de Morelli l'a envoyée dans un autre établissement.
Mais, mon père n'arrive pas à formuler de réponse. Ses lèvres tremblent. Sans cesser de pleurer, ma mère se redresse et scrute ma réaction. Et là, une hystérie désastreuse parle à ma place.
— Partie où ? Papa, où est Misty ? Qu'a fait Morelli ? Papa...
Et là, ma voix craque complètement et un sanglot s'échappe.
— Papa ! Papa, où est Misty ?
Je fais un pas dans sa direction, mais mes membres m'abandonnent et je manque de m'effondrer. Ma mère me garde sur mes deux pieds, le temps que mon père et Ivern me conduisent à un fauteuil et m'y assoient.
— Elle est morte. Je suis désolé. Misty a mis fin à ses jours. Sa gouvernante l'a trouvée hier soir.
Il hésite à tout me dire, mais mon père a également conscience que le mal est déjà fait et qu'aucun autre détail ne m'achèvera plus que la simple annonce de sa mort.
— Elle s'est pendue.
Et là, l'hystérie tire sa révérence au profit d'un silence profond. Ma mère ne pleure plus, les yeux accrochés aux miens qui sont perdus sur le vert champêtre de notre par terre. Elle a voulu recréer une ambiance totale de jardin en bâtissant sa véranda, donc le sol est verdoyant, des fleurs et des plantes décorent chaque recoin de la pièce, avec quelques bancs et fauteuils, et les murs sont ornés de lierres. C'est magnifique. Je contemple chaque élément du décor les uns après les autres. Un vide à l'intérieur de moi. Un vide qui ne sera jamais comblé.
— Ivern, appelle le médecin ! Tout de suite !
— Conrad ? Conrad !
Et puis, tout est noir. Dommage, j'aimais bien le vert de la pièce.
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