Conrad Lovelace

La nouvelle a frappé la Starborn Academy comme un coup de tonnerre que personne n'avait prévu, ou vu venir.

L'ultime liste a été publiée, ce vendredi soir, à quelques heures des festivités de Yule, à quelques heures de nos retrouvailles avec nos familles.

Et là, c'est un choc qui a foudroyé tous les étudiants.

Xavier Crimson a dégringolé à la trentième place. 

Voilà, c'est fait. Il a quitté la première place, laissant dans sa chute des dizaines de possibilités. Certains ont été chamboulés par une incompréhension totale. Comment le Roi a-t-il pu accepter de tomber si bas ? Comment a-t-il pu céder son trône ? Comment a-t-il pu s'autoriser à se retirer des dix premiers ? D'autres s'en sont réjouis évidemment. Quelques-uns accusent déjà, telle ou telle personne d'avoir fomenté un complot, un acte atroce contre l'héritier prodige des Crimson. La plupart murmurent sur la potentielle implication de Draigh Skinner, celui qui s'est débattu pour la seconde place et rêve de toucher le sommet ; ou le choix logique serait Rosalind Crowe qui a entamé une guerre contre lui ces derniers jours ; ou bien Evelyn Dupree qui, depuis l'éveil de son Ordre, se serait mise en tête de monter toujours plus haut. Des voix s'élèvent contre Misty. Ah, Misty... Aperçue pour la dernière fois avec Xavier avant que celui-ci ne disparaisse et ne remontre le bout de son nez qu'aujourd'hui, au début de l'après-midi, soit après avoir manqué quatre tests décisifs. Cela signifie quatre zéros. Et la Directrice Morelli n'a pas réussi à intervenir en sa faveur, cette fois-ci. Elle n'a d'ailleurs pas eu le temps de recevoir un appel de Vincent Crimson, puisque son fils a d'ores et déjà été jugé et condamné par le corps enseignant. Leur décision : un avertissement pour la forme, mais s'il s'absente à un seul autre cours, ce sera l'exclusion sans procès. 

Misty. Il s'avère que je ne suis pas parvenu à lui parler. 

Hier, nous avions les tests de Magie Défensive. Rien n'a semblé anormal, si ce n'est la question d'Evelyn au dîner. Elle a demandé à Rosa pourquoi son retard si important lors du test, et surtout comment elle a convaincu Oberon de lui pardonner cette faute. La jeune Sorcière s'est contentée d'un haussement d'épaules, mais elle donnait une image claire et limpide d'angoisse. Puisque Xavier avait déjà arrêté de prendre ses repas au réfectoire, je n'ai pas jugé le vide de sa chaise étrange. Exactement ce à quoi Misty a dû penser.

Et puis, dès le matin de ce vendredi pluvieux et orageux, les soupçons ont émergé. Xavier ne s'est pas présenté au premier test, ni au second, et encore moins au troisième. Lorsque la pause déjeuner est arrivée, toute l'académie était en effervescence. Tout le monde ne parlait plus que de cette absence remarquée, provocatrice et incompréhensible. Pourquoi diable se planterait-il un couteau dans le pied ? J'avoue, et je m'en sentirais longtemps coupable, j'ai cru qu'une dispute entre Misty et lui aurait pu éclater, résultant en un malheureux accident que la Banshee aurait refusé d'admettre. 

Jusqu'à ce que Xavier apparaisse au début de l'après-midi, le teint frais et reposé. Je n'y ai pas assisté de moi-même, mais ceux qui se prélassent durant leur pause dans les anneaux des remparts de la Citadelle ont raconté l'avoir tout de suite reconnu avec sa démarche prompte et assurée, traversant l'académie avec toute sa détermination habituelle. Il aurait pénétré dans l'enceinte de la place-forte et aurait foncé sans un mot vers les bureaux administratifs, ne prenant aucune question des étudiants autour de lui qui se partageaient entre l'inquiétude et la curiosité sordide. 

Que ce soit lui ou Misty, je n'ai guère pu m'entretenir avec l'un ou l'autre. Il paraît que Xavier s'est concentré sur les tests restants et serait retourné dans sa Grotte, afin de préparer ses affaires, ranger sa chambre, en vue des vacances de Yule. Quant à la Banshee, elle est restée introuvable tout au long de l'après-midi et de la soirée. À la fin de cette journée épouvantable, pesante à cause des deux semaines précédentes d'examens incessants, je me suis aperçu d'un détail de taille : l'état dans lequel Rosalind Crowe a été plongé hier et aujourd'hui. Elle était sur les nerfs, toujours à marteler le sol de sa jambe, à se mordiller la lèvre. 

Face au panneau, j'en ai conclu ce que je redoutais tant. Rosa sait quelque chose. Elle était au courant de ce qui se tramait ces dernières quarante-huit heures. Et elle est probablement la cause de ce drame que j'observe de mes propres yeux. Xavier Crimson et le numéro trente ne riment pas ensemble, cela ne va pas de soi. Mon cerveau n'adhère pas à cette réalité, comme si je cauchemardais et que ma raison me soufflait une autre vérité. À présent, je contemple cette catastrophe en comprenant ce qu'il s'est produit sans vraiment comprendre. Ou disons que je ne veux pas comprendre. 

Il faut que je trouve Xavier, dans un premier temps. Afin qu'il confirme mes suspicions ou, si mes prières sont entendues, qu'il les infirme. Par-dessus tout, je dois retrouver Rosa, qui s'est volatilisée avant l'affichage de la liste, avant que Misty ne l'attrape. Quand je me détache enfin du panneau, d'autres étudiants osent s'en approcher et en quittant le hall de la Citadelle, je perçois leurs hoquets de stupeur. 

1 - Draigh Skinner

2 - Evelyn Dupree

3 - Conrad Lovelace

4 - Rosalind Crowe

5 - Misty Latimer

Les tentatives de sabotage mesquines de Xavier ont échoué durement et Rosa s'est accrochée à son haut du classement, envers et contre tout. Je l'estimais perdue, après les deux coups bas de mon ami. Ces piètres mises en scène de tricherie m'ont enragé plus que je ne l'aurais présagé. Je n'aurais jamais parié qu'il userait de méthodes aussi fourbes et déloyales, même pas pour lui, mais pour Misty. Pièges qui lui ont sûrement explosé à la figure en retour. Qu'a fait la Sorcière ? Je crains avant tout que leur histoire de revanche et de surenchère ne les détruise tous les deux. 

Ni une, ni deux, je m'élance hors de la Citadelle et je me dis qu'il serait peut-être préférable de chercher Rosa en première. Alors, je n'hésite pas et me transforme sur-le-champ, réduisant mes habits en charpie. Je cours avec toute ma vitesse de Loup ; en d'autres termes, si vite que certains ne voient qu'une ombre fuser dans la pénombre. J'arrive au Bosquet où Eve a également élu domicile. Elles vivent à deux dans cette maisonnette ridiculement petite et ont toujours rejeté mes propositions de déménager aux Falaises de mon Ordre, là où une immense demeure avec des chambres vacantes les aurait accueillies à bras ouverts. 

Apparemment, je ne suis pas le seul à me faire du mouron pour la Sorcière. Je gratte à la porte, mais ce n'est pas du tout une rousse sexy qui m'ouvre. Plutôt un blond mince et élancé, à l'air hautain et agacé. Je grogne en guise de question. Skinner me jauge avec irritation. Il était en train de fouiller l'endroit, à en juger par son souffle erratique et la trace de sueur sur sa peau qui marque sa récente course. Il jure à ma vue, mais répond tout de même :

— Rosa est partie tout à l'heure, après le dîner. Juste au moment où la liste a été affichée. Elle s'est faufilée entre les étudiants et nous avons été séparés. Elle a presque sprinté pour s'enfuir. Evelyn et moi la cherchons... Je crois qu'il se passe...

Je ne lui laisse pas l'occasion de terminer sa supposition des plus évidentes et me transforme à nouveau, redevenant un être nu sous ses yeux exorbités. Skinner fait mine de les lever au ciel. Trop tard, j'ai noté son intérêt prononcé pour une partie de mon anatomie. Malgré l'atmosphère tendue de cette nuit, je lui décoche un rictus charmeur, mais ne commente pas.

— Sans blague. Tu es le pire ami et le pire Sirène qui soit.

Il pique aussitôt un fard et darde son regard sur moi pour aboyer une réplique offensée, mais je le coupe :

— Je n'ai pas tort. Tu aurais dû pressentir l'agitation de Rosa. Même moi, rien qu'en la fixant, j'ai compris que quelque chose clochait. N'as-tu donc rien flairé d'inhabituel chez elle ? 

— Les Sirènes ne flairent pas, me rabroue-t-il. Et oui, bien sûr que j'ai senti son trouble, mais Evelyn aussi était paniquée tous les jours de ces deux semaines. Nous étions tous à cran et énervés à cause des tests. Qui plus est, je te rappelle que Rosa venait de subir une violente attaque de ta chère copine, Misty, suivie de deux tricheries de Xavier. J'en ai simplement déduit qu'elle était à l'affût du danger, c'est tout.   

Je ne peux pas lui reprocher cela. À vrai dire, je ne me suis pas posé les bonnes questions à temps, moi non plus. 

— Puisqu'elle a fui, Xavier aura peut-être des explications à nous offrir, marmonné-je. 

— Je viens avec toi. S'il lui a fait du mal, Crimson ne s'en sortira pas indemne.

Une part de moi apprécie un peu trop son visage courroucé, sa mâchoire raidie par la contraction de ses muscles, la noirceur de son regard profond. Une autre a envie de lui rire au nez. 

— Je te signale, Skinner, qu'au vu du classement final de ce trimestre, c'est Rosa qui a remporté la mise et qui lui a fait le plus de mal. 

Ses traits se détendent un peu, tandis qu'il a l'air de s'égarer dans ses pensées. Skinner finit par souffler :

— Je ne parviens pas à imaginer le Xavier Crimson hors des dix premières places... Tout le monde l'appelait déjà Argent Bis. Il devait être le Roi de cette Académie et il a chuté dès la fin du premier trimestre... C'est irréel.

Je soupire, passant une main sur mon front, lassé.

— Je l'avais prévenu. Lui et Misty, ils ont joué à un jeu dangereux. Je ne les plains pas. Tout ce qui m'intéresse, c'est de m'assurer que les choses ne dégénèrent pas entre eux tous. Donc, je m'en vais maintenant pour les Grottes. Soit tu grimpes sur mon dos, soit tu te débrouilles à traverser toute l'académie à pied.

Il jauge mon torse nu avec une moue répugné et je roule des yeux en me transformant. Cette vue ne lui déplaît pas et il admire le processus d'un œil avide. Ma métamorphose le fascine. Il faut dire que mon Ordre fait partie des plus majestueux, à l'aura la plus puissante. Nous disposons d'un potentiel d'attirance, largement inférieur aux Sirènes, mais que la majorité sous-estiment. Skinner ne débat pas, ni avec moi, ni avec lui-même, et se dépêche de monter sur mon dos, s'agrippant à la base de ma nuque, redoutant sûrement que je ne change d'avis.   

Nous franchissons ainsi des bouts de terres qui, mis ensemble, forment l'académie, mais qui n'ont a priori aucun lien géographique entre eux. Skinner est souvent obligé de s'allonger sur moi pour éviter les branches d'arbres. À proximité des Grottes des Cavaliers, qui jouxtent l'arène des Dragons, la vaste étendue de roche au-dessus de laquelle ils peuvent voler librement, je m'arrête net dans ma progression, envoyant presque le Sirène par-dessus ma tête. Je me redresse vite pour le remettre en place.

— Espèce de fou, préviens la prochaine fois ! 

Sans compter que je me suis figé devant l'escarpement pentu et ardu menant aux Grottes, soit là où son crâne se serait fracassé contre des rochers pointus. Je ricane, ce qui se traduit par un hurlement à la demi-lune dans le ciel. Skinner continue à pester et à me presser d'avancer, mais j'ai reniflé une odeur familière. Xavier. Inutile d'entrer dans les tunnels sombres et mouillés, puisqu'il les a déjà quittés. Je ne me hâte pas et prends le temps de saisir la piste dans mes narines et je trottine un temps, avant de reconnaître aisément ma nouvelle trajectoire. La Citadelle. S'est-il risqué à jeter un coup d'œil au classement ? 

Je cours le plus vite possible, mais suis encore forcée de ralentir. Car, sur mon dos, le Sirène finit par gesticuler et inspirer bruyamment pour de l'air, comme s'il suffoquait. Nous sommes à la lisière de la forêt qui débouche sur l'espace herbeux autour de la Citadelle. Je reprends ma forme humaine et bascule son corps sur le sol. Il ne repousse pas mes mains, ni ne rouspète à mes doigts sur son front, en quête d'une explication à ses spasmes. Cela ne fait aucun doute qu'il s'étouffe. Ne me dites pas que ce crétin a gobé une mouche ? Cependant, je repère ses orbes larmoyants et sa mine peinte par l'anxiété. On dirait qu'il se fait torturer. Qu'il souffre.

— Eh, Skinner, qu'est-ce que tu me fais, là ? 

Il attrape brutalement mon bras, s'efforçant de s'exprimer. Les mots ont du mal à briser la barrière de ses lèvres. 

— Xa... Xavier... C'est Xavier...

Je ne saisis pas sur le coup, mais il me fait un signe vers la Citadelle. Bien que son état m'alarme, je m'éloigne de lui sans le perdre de vue, assez pour sortir des troncs épais et scruter l'herbe et les remparts à la recherche de ce qu'il veut me montrer. 

— Par tous les Saints Patrons de Caeddarah...  

Tout s'éclaire très vite, dès que je distingue la silhouette haute et dominante d'un homme, penché sans pitié au-dessus d'un corps à terre. Une canne dans la main. Qui s'abat encore et encore sur un être meurtri. Xavier se fait battre par son père. Une vision qui ne m'est pas inconnue, quasiment habituelle à ce stade. Je ne m'en détourne pas. Derrière Vincent Crimson se tient une femme tout à fait imperturbable, digne et enchanteresse. La divine Celestina Crimson. Elle ne s'interpose pas, bien entendu, et demeure précisément là où est sa place. 

Au bout d'un énième coup qui retentit en moi, avec mille échos de douleur pour mon ami, Vincent décide que la punition doit cesser. Autrement, son défouloir ne se relèverait pas. Il n'aura aucune hésitation à le battre pendant toutes les vacances. Cette ordure s'écarte finalement de son fils et derrière moi, j'entends le soupir soulagé de Skinner. Celestina ne s'attarde pas autour de Xavier et emboîte le pas de son époux, vers les remparts. Je fais volte-face et retourne m'agenouiller à côté du Sirène. Pour qu'il éprouve les émotions de mon ami d'ici, cela veut dire qu'il a souffert atrocement. Cela ne devrait pas m'étonner.

— Vincent Crimson est un monstre.

Sans blague. Je n'ai pas la force de railler, alors je hoche de la tête.

— Je ne me répéterai. Il existe une raison, valable, qui justifie l'obstination de Misty et de Xavier à se maintenir tout en haut du classement. Cela ne les excuse pas et en plus, je suis persuadé que les ennuis ne s'effaceront pas de sitôt. Je parle surtout pour Misty... Je ne la reconnais plus. J'aimerais affirmer que l'académie a altéré la nature de mes amis, mais, en réalité, si tel était le cas, nous devrions tous nous entre-tuer. Or, je n'ai pas de problème à voir Evelyn ou Rosa, ou toi, réussir... Ce n'est pas la Starborn qui les a corrompus. 

Skinner acquiesce lentement, reprenant son souffle petit à petit. Je lui tends la main et il l'empoigne sans rechigner. Tant mieux, parce que je ne compte pas gaspiller une seconde de plus ici, avec lui. Je le remets debout et ne patiente pas près de lui, à être sûr qu'il ne retombe pas. Je me précipite hors de la forêt en direction de Xavier. Le blond titube, plus lent, les muscles endoloris par son expérience de connexion forcée. Je me reçois un objet léger dans le dos. En pivotant, je ramasse la veste longue du Sirène. Parfait. Je me gelais sérieusement le derrière, pour être honnête. Je l'enfile avec un merci mâchouillé. En me rapprochant des remparts, je discerne une silhouette penchée sur mon ami, encore à terre, et une autre à côté. 

— Qu'est-ce que vous faites ici ? craché-je, hargneux malgré moi.

— Nous vous avons cherché partout, ajoute Skinner.

Evelyn trépigne d'un pied à l'autre, visiblement indécise quant à la tournure de la soirée, pendant que Rosa s'est emparée de la main de mon ami et il ne la pousse pas. Je ne devine pas tout et ne les interroge pas, pour l'instant. À son chevet, je m'applique à lui lancer tout un tas de sortilèges de guérison, et Skinner nous surprend tous les deux en s'introduisant dans l'esprit de Xavier pour atténuer certaines émotions négatives. Contre toute attente, le Sirène renvoie réellement de la pitié et de la compassion pour lui. 

 — Je suis désolée, tellement désolée...

Rosa chante ce refrain humide de ses larmes sans répit. Xavier serre seulement sa main, épuisé par les coups qu'il vient d'endurer. Skinner me chuchote :

— Il est terrorisé, blessé dans le tréfonds de son âme, mais il est aussi préoccupé pour Rosa. 

En glissant ma main sur la côte de Xavier, je sens une substance visqueuse. Je ne soulève pas son pull, n'ayant pas l'estomac suffisamment accroché pour voir sa blessure. Je la soigne avec attention et plus je progresse, plus ses couleurs lui reviennent. La pluie bat nos corps avec une violence inouïe. Bientôt, il arrive même à se redresser. Skinner et moi le tirons de façon à ce qu'il puisse s'asseoir. 

— Occupe-toi d'Eve.

Skinner obéit immédiatement. Notre Étoile ne maîtrise pas ses pouvoirs en période de stress, de toute évidence. Elle luit de plus en plus fort et nous aveuglera vite si le Sirène n'y remédie pas. Rosa sanglote toujours des excuses et pour ne rien arranger à ma stupéfaction, Xavier encadre son visage d'une main faible et lui murmure :

— Tu ne rentres pas chez toi, n'est-ce pas ? Si tu insistes tant pour t'excuser, prends soin de Maera au cours de ces deux semaines. Je ne l'amènerai au manoir qu'à la fin de son évolution. Elle sera seule et...

Rosa se met à opiner du chef avec vigueur, le faisant taire. 

— L'un d'entre vous aurait-il l'amabilité de nous éclairer sur la situation ?

Mon grognement est succédé par le couinement approbateur d'Evelyn. Skinner se focalise sur elle, pour la calmer. Xavier expire sa frustration. La jeune Sorcière s'enlise dans la terre boueuse, honteuse. Une moue navrée.

— Il s'agit d'une simple erreur, assure Xavier avec dédain. Rien de grave.

Rosa ne pleure plus. Elle est pendue aux lèvres de Xavier et ne donne pas l'impression de s'accorder avec ses affirmations.

— Tout est de ma faute, confie-t-elle.

— Je n'aurais pas cru qu'un baiser causerait autant de dégâts.

Elle rougit, il rit, et je m'enfonce un peu plus dans la confusion. Puis, il retombe dans un sérieux lourd et me raconte d'une traite :

— D'accord, voici la version courte. Je l'ai provoquée, elle a répliqué. Elle est venue hier pour se venger et avant qu'elle ne puisse y renoncer, je me suis condamné. J'ai touché sa bouche, ce qui m'a empoisonné. Mon père ne doit jamais apprendre la vérité. Je lui ai dit que cette académie ne me plaisait pas, que je ne supportais pas la pression et que j'ai baissé les bras au bout de ces deux semaines. J'ai joué au gosse pourri gâté qui espérait l'aide de papa. Il doit impérativement avaler ce mensonge. 

— S'il pense que tu abandonnerais les tests par flemmardise ou par épuisement mental, ce monstre ne te connaît pas, maugrée Skinner. En tout cas, moi, je n'y croirais pas une seconde. 

 Oui, mais, pour le bien de Rosa, le monstre ne doit avoir aucune incertitude sur le décrochage supposé de son fils.

— Il négocie avec ma mère. 

Nous pivotons tous vers le ton morne de Misty. Sa chemise blanche élégante est trempée, lui colle à la peau, met en relief sa maigreur. Ses cheveux noirs sont plaqués sur ses joues brunes. Elle ressemble, comme nous tous, à un chien mouillé. Aucun d'entre nous n'a songé à une protection pour esquiver la colère du ciel.

— Mais c'est inutile de négocier pour toi. Vincent hurle dans tout l'étage. Pour une Banshee, c'est difficile de se retenir. Elle a envie de rétorquer, mais s'incline. C'est si humiliant pour elle que j'en récolte un brin de réconfort.

Son unique présence suffit à insuffler un tsunami de haine à Evelyn, la douce et gentille Eve, qui lâche prise. Skinner n'anticipe pas ce qui s'ensuit et ne la contient donc pas ; il doit même reculer, brûlé par cette magie pure et ardente. Personne n'a le temps de réagir. L'Étoile envoie une vague de lumière blanche tout droit sur la Banshee qui peut tout juste façonner un bouclier. Mais, la force du coup la projette sur plusieurs mètres. Misty s'écroule dans la boue, qui s'infiltre dans sa bouche grande ouverte de stupeur. Elle la recrache vite en s'agenouillant, prête à se défendre. 

— Tout est advenu à cause de toi ! s'écrie Eve, hors de ses gongs. Ne t'avise pas de dénoncer Rosa, sinon c'est ton classement qui chutera et tu n'auras plus rien pour sécher tes larmes !

Oh... Note à moi-même : ne jamais, ô grand jamais, énerver une Étoile. Misty se lève péniblement, tirée vers le sol par la boue. Mon instinct me contraint à la protéger, parce que je l'aime, peu importe ce qu'elle incarne désormais. Je me place entre elles, ayant peur plus que tout au monde de la réplique de la Banshee. Si leurs deux Ordres s'entrechoquent ici et maintenant, je ne suis pas certain que nous ressortions tous en vie, et en un morceau, de leur altercation. Toutefois, mon amie ne riposte pas. Au contraire. Elle arbore une expression monotone, grise, malade. La raison. Elle a regagné la raison. Ce qui est en train de l'anéantir, puisqu'elle croule sous toutes les conséquences de ses actes. C'est Xavier qui met un terme à tout ce désordre. 

— Faisons un pacte tous ensemble, par pitié. 

Rosa et moi l'aidons à se mettre sur ses jambes faiblardes et je poursuis mes sortilèges à voix basse. 

— Un pacte simple, basique et terriblement essentiel. Que personne ne s'entre-tue parmi nous. Evelyn ! Ne touche pas à un cheveu de Misty. Je ne fais pas le poids contre une Étoile, mais je possède plus d'expérience que toi en combat et je te neutraliserai s'il le faut.

Ahurie qu'il prenne encore la défense de Misty, la lumière d'Evelyn s'éteint sous cette nuit épaisse et orageuse. Elle ne capte pas les liens qui nous unissent. Elle ne peut entrevoit tout ce que nous ferions pour nous sauver les uns les autres. J'adore ma Banshee de meilleure amie ; si j'ai mis de la distance entre nous, ce n'était pas pour l'abandonner, mais pour lui procurer un électrochoc. 

— Je sais que tu ne t'excuseras pas, Misty, et je ne t'ordonnerai pas de le faire aujourd'hui, parce que tes mots ne seraient pas sincères. Néanmoins, tu t'excuseras. À Rosie, en priorité, mais aussi à Evelyn, à Conrad, à Skinner et à moi. Tu ne blesseras plus aucun de nous, que ce soit par tes mots ou tes actions. En échange, nous te pardonnerons. 

Il marque une pause et Misty en profite pour approuver avec véhémence, la bouche tremblante de pleurs silencieux.

— Le mal est fait.  

Il se tourne vers Rosa et l'implore d'une voix faible :

— Mon père m'attend dans le bureau de la directrice. Je pars dans la foulée. Nous nous reverrons à la rentrée. Veille sur Maera, s'il te plaît. Tu n'auras qu'à la sortir dans l'arène, où il y a de la nourriture, et verser de l'eau dans sa bassine de temps en temps... Et arrête de me regarder avec cette...terreur. Je ne t'en veux pas. Je ne me vengerai pas.

Un rictus narquois vient se loger sur ses lèvres. Quel crétin, il plaisante dans ces circonstances !

— Après tout, je n'aurais pas dû embrasser quelqu'un sans son consentement. C'est de ma faute.

— Ça t'apprendra à te croire au-dessus de tout, grondé-je.

Cet idiot a même l'audace de ricaner.

— Je m'occuperai bien d'elle, promet Rosa. Ce n'est pas pour moi que je m'inquiète.

À ce constat, nous adoptons tous des mines assombries à la pensée de ce qu'il vivra ces deux prochaines semaines. Xavier réfléchit à une parole rassurante, mais nous savons tous, après avoir vu son état déplorable, qu'il souffrira et qu'il ne pourra pas échapper à son sort. Il marche sans un mot de plus vers la Citadelle. Misty se plante face à lui. Il est évident qu'un flot d'excuses troublées et compliquées s'apprêtent à la noyer dans un discours chaotique. Il coupe court à ce désastre et l'enlace. Mon instinct de Loup jaillit en moi et je trottine jusqu'à eux pour les étreindre à mon tour. Elle tremble contre nous. Pauvre créature dépassée, faible et impulsive. 

— Par pitié, Misty, apprends de tes erreurs. Je ne te soutiendrai plus jamais si tu retombes dans tes travers.

Elle me donne raison. Encore heureux ! Xavier se détache de nous et se rend à l'abattoir. Un regard entre Misty et moi, et nous avons déjà choisi les jours où nous supplierons nos parents de nous laisser visiter les Crimson. Je ne laisserai pas mon ami seul face à ce monstre de Vincent. Je serai à ses côtés, dans ce manoir de malheur, autant que possible. Nous toisons le dos du brun jusqu'au dernier moment. Elle sèche une larme et la pluie vient submerger ses membres osseux.

— Tu devrais manger, grommelé-je. Tu as perdu du poids. 

Elle n'argumente pas. Il me faut une interminable minute pour identifier les signes d'une pesanteur tout autour de nous. La Banshee se confronte aux autres. Evelyn affiche toujours l'attitude d'une chienne en colère, prête à lui balancer une onde de lumière à la figure. Skinner a la décence de ne faire aucun commentaire, mais il est assez blasé par la tournure des événements, l'ayant prévu, tout comme moi, bien avant que cette catastrophe ne se produise. Et Rosa se morfond tout en se méfiant de mon amie. 

 — C'est vrai, confesse Misty, tout est de ma faute. Sur plusieurs plans, d'ailleurs. J'ai commencé. J'étais empêtrée dans mes idées sombres. J'ai dirigé chacune de mes visions sur vous trois, sur vos échecs et je vous ai vus échouer d'une dizaine de manières différentes... Mais, je n'ai jamais guidé mes visions sur Xavier. Je me suis préparée à ce genre de chute, et je devais être celle qui tomberait si je n'obtenais pas ce que je voulais. Pas Xavier. Je ne m'excuse pas. En fait, je ne regrette même pas d'avoir souhaité tricher pour atteindre le sommet... Je regrette avant tout de m'être laissée engloutir, de ne pas avoir maîtrisé mes visions pour tout envisager... En toute franchise, je suis sortie du bureau de ma mère avec le désir de réduire Rosalind en cendres.

Les deux se dévisagent alors. Rosa avec défiance et peur ; et les traits de Misty s'adoucissent de seconde en seconde.

— Je n'avais pas remarqué combien Xavier t'appréciait. 

— Il l'admire, souligné-je. Tu sais que Xavier est attiré par les filles parfaites. Je suppose que Rosa s'apparente le plus à sa perception de la perfection.

Misty glousse et Rosa rougit. Un ange passe entre nous tous. Nous ignorons tous quoi dire pour conclure ce moment gênant. 

— J'aime ce pacte, clame Skinner tout à coup, cassant le silence de désolation qui nous plombe. Mais, soyons clairs, Misty. J'ai récupéré la place de Xavier et je me battrai pour la garder, mais à la loyale. Tente quoi que ce soit pour m'en éjecter en trichant et c'est la fin des Latimer-Morelli. Je peux pardonner et comprendre, mais pas deux fois d'affilée. Mettons vos agissements sur le compte de Yule. À la rentrée, plus de ruse, plus de tromperie et aucune trahison. Toute fourberie serait une putain d'insulte à Xavier, j'espère que tu en as conscience.

Sur ces mots, le Sirène prend Rosa dans ses bras et l'entraîne à l'écart. Evelyn les suit avec un regard triste, nous laissant sous la pluie. À la seconde où les arbres ont dévoré leurs silhouettes, Misty s'effondre. Oh oui, pauvre créature ruinée.

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