Chapitre 44 : ce qu'on dit et ce qu'on fait

Comme tous les autres, Holden et moi sommes passés par des étapes. On a peut-être survolé quelques-unes d'entre elles avec fougue et c'était comme courir dans le vent... Mais on les a passés.

Notre rencontre.

Nos rendez-vous.

Les premières fleurs et cadeaux.

Notre premier baiser.

D'autres rendez-vous.

La première fois qu'on a fait l'amour.

Notre premier petit déjeuner en amoureux.

Le tiroir libéré pour les affaires de l'autre et la brosse à dents dans la salle de bains.

Notre première dispute.

Notre première réconciliation.

Les présentations familiales.

Réaliser qu'on ne pouvait pas vivre sans être ensemble.

Emménager.

Et la demande en mariage.

Mais quelque chose manque à la liste, non ?

J'avais dit à Holden que je l'aimais pour la première fois, lorsqu'il était en train de ramasser la tonne de chemises blanches qui reposaient sur le sol de mon loft ; un jour comme un autre. J'en portais moi-même une, avec comme seul sous-vêtement ma petite culotte. Holden était incroyablement en retard pour le travail et il essayait désespérément d'en trouver une propre à se mettre.

Et tout ce que je pouvais faire au lieu de l'aider, sachant pertinemment que celle qui l'était encore reposait sur mon corps, c'était le regarder.

Ses cheveux noirs, presque bleutés par leur obscurité, qui retombaient avec finesse sur son front. Sa barbe pas encore taillée qui gagnait un peu plus de terrain sur sa gorge et ses joues. La puissance de ses épaules. Ses muscles qui roulaient sous sa peau. La façon dont son front se plissait sous la concentration. La longueur intimidante de ses jambes qui l'emmenait d'un coin de la chambre à un autre dans un éclair.

J'étais sous hypnose...

Et je ne voulais plus jamais me réveiller.

Ses bras m'avaient cueilli, la veille, après notre soirée. Il avait dessiné des arabesques dignes des plus grands peintres romantiques sur mes clavicules, mon sternum, mes épaules... Avec comme seul outil, la pulpe de ses doigts. Il m'avait embrassé sur le front après m'avoir longuement regardé avec une émotion sur laquelle aucune description n'allait.

La noirceur de ses yeux, digne de tous les onyx que ce monde pouvait contenir, n'avait jamais été aussi lumineuse.

Et à partir de là... Ma méfiance envers lui, envers tous les hommes en général, s'était évaporée dans un clin d'œil.

Alors, lorsqu'il fouillait à travers mon loft, ses mèches débraillés par le passage nerveux de ses mains et le souffle court sous le stress, j'ai juste murmuré...

"Je t'aime".

On était dans notre bohème. À l'époque, on buvait du café sur les terrasses en pleine nuit. On regardait le soleil se lever, les ferrys passer, et on profitait du peu de temps qu'il restait avant que le réveil ne sonne, pour rester dans les bras l'un de l'autre. J'écrivais des romans tous les mois, blottie dans ses enlacements les plus doux, inspirée et bercée par le rythme de son cœur.

J'étais heureuse... Si heureuse...

Pour la première fois depuis bien trop longtemps.

Alors bien sûr que je l'aimais.

Mais Holden n'a pas répondu tout de suite. Il s'est relevé dans un calme et une lenteur inquiétante et s'est rapproché de moi. Je croyais mourir à ce moment-là... Qu'il allait me dire qu'il était trop tôt. Qu'il ne partageait pas mes émotions.

Mais il m'a souri.

Holden Nathaniel Parsons m'a souri.

Il a glissé ses mains dans ma taille sous sa chemise, les a remontés le long de mon corps nu jusqu'à avoir une grippe suffisante pour me rapprocher de lui et m'a répondu :

"Je t'en veux. Tu me voles toujours les mots de la bouche. Tu les prends et tu te les accapares. Je n'ai même plus un droit d'auteur sur l'amour que je te porte."

Et honnêtement, j'étais trop heureuse et trop soulagée qu'il ne prenne pas la fuite pour qu'il me dise correctement "je t'aime aussi".

Cette scène est à jamais imprimée dans ma tête. Elle est aussi réelle, même à ce jour, que le silence qui sort des lèvres entre-ouvertes de Holden. Que la peinture rouge qui traverse son visage comme une blessure mortelle. Comme son souffle qui fait frémir ses narines.

Comme les larmes qui ne cessent de couler sur mes joues.

— Oh mon Dieu... Tu... Tu ne peux pas... Tu ne... Tu ne peux vraiment pas me le dire... N'est-ce pas ?

Je lui ai dit qu'il ne parvenait pas à me dire "je t'aime" pour le provoquer. Pour qu'il balaye cette maudite Jill comme un rideau, qu'il m'attrape par les épaules, qu'il me persuade à coup de ces mots qui scellent nos âmes, la sienne plus qu'à la mienne, d'ailleurs, comme il l'a toujours plaidé...

Mais il n'en fait rien.

Il reste silencieux.

Holden ne peut pas me dire qu'il m'aime.

Un sanglot m'étrangle. Cette fois, il n'est pas fait de rage. La colère ne me consume pas au point de transformer notre maison dans une galerie d'art d'encore un autre peintre en pleine crise existentielle qui ne croit pas aux pinceaux.

Non, il n'est fait que de douleur.

— Saddie, ce n'est pas que je ne le ressens pas, c'est simplement que...

Je recule d'un pas. Titube d'un autre. L'air semble m'empoisonner quand de l'oxygène s'engouffre dans mes poumons meurtris.

Holden ne peut pas me dire qu'il m'aime.

— Oh mon Dieu, Holden... Tu...

— Saddie, attends...

— Non, non, ne dis plus rien. Je t'en supplie, ne dis plus rien...

Je croise mes bras sur ma poitrine et me dirige d'un pas loin d'être affirmé vers la chambre.

— Saddie, bordel !

Holden ne peut pas me dire qu'il m'aime.

Il a passé notre vie à dire d'autres choses. Des choses plus belles. Des proses et des expressions qui feraient blêmir des poètes et qui m'aveuglaient face à l'importance de deux foutus mots qui n'ont jamais été prononcés.

Et c'est stupide, pas vrai ?

Mais la vérité, c'est que parfois, on a besoin d'entendre qu'on est joli. Qu'on est parfait. Pas par orgueil. Pas pour croire qu'on vaut plus que les autres. Non. On a simplement besoin que quelqu'un nous estime juste l'espace d'une seconde. On n'a pas besoin d'y croire. On a seulement besoin d'un sourire. D'une main sur la joue. Qu'on nous regarde comme si on est le trésor le plus précieux au monde.

Parfois on a juste besoin de ça, oui.

De ces mots simples.

Parfois, il faut qu'on nous rappelle qu'on est rattaché à quelqu'un... Et pas qu'une âme vagabonde.

D'entendre "je t'aime" et rien d'autre.

— Saddie, tu peux arrêter de t'enfuir deux putains de minutes ?!

Quand Holden fait irruption dans le petit couloir que forme nos dressings et qu'il voit mes mains posées sur mes affaires, ses yeux s'écarquillent et ses épaules s'affaissent.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— Je... Je ne sais pas.

Mes gestes continuent, malgré ma réponse. Mes chemisiers, mes pantalons, mes blouses, mes pulls, tout se déloge des cintres pour tomber au sol. Ce n'est que lorsque je tends la main vers une valise perchée au-dessus de moi et qu'elle tombe dans un lourd fracas au sol que Holden se répète :

— Saddie, qu'est-ce que tu fais ?

Je ne réponds pas et il s'avance.

— Tu avais promis... gronde-t-il d'un ton si bas que sa voix se fêle.

— Promis quoi ? Qu'en échange de me faire jouir l'autre nuit, je n'allais pas partir ?

— Tu avais dit que...

— Et toi tu m'avais promis amour et fidélité ! hurlé-je en lui faisant volte-face. Deux choses que tu as complètement oublié de faire, ce soir !

Il retire tout de suite la main qu'il a posé sur mon poignet, mais j'en fais autant sur ma valise.

Je ne sais pas ce que je fais.

Et la véracité de cette réalisation me fait encore plus mal au point où je m'accroupis par terre ; où je suis certaine que je ne m'écroulerai pas plus...

Et je pleure.

Avec mes paumes enfoncées dans mes orbites, je peux sentir les vibrations de mon cœur brisé jusque dans les plus petites veines de mes mains.

Mais je pleure.

Je pousse un long gémissement, gercé par les soubresauts de ma poitrine et mes paupières se plissent pour verser toutes les larmes que j'ai cru ne plus avoir.

Et pourtant il y en a plus.

Toujours plus.

Mes ongles déchirent mon front quand Holden, silencieux, s'agenouille devant moi.

"Laisse-moi être le bourreau de ton reinaume" m'avait-il imploré dans la même position, à l'hôtel de Phoenix.

Tu as failli à ta tâche, mon époux bien aimé. Il n'y aura pas de deuxième chance.

— Je suis désolé... me souffle-t-il avec sa voix cassée. Je suis tellement désolé.

Ses doigts essayent de dégager mes cheveux de mon visage humide de larmes. Il parvient même à me dérober une main, à la plaquer contre sa joue avant d'en embrasser la paume.

— Pardonne-moi... Pardonne-moi, mon amour... Ne me quitte pas, je t'en supplie...

Le visage toujours réfugié dans le pli de mes genoux, j'ouvre péniblement mes yeux brûlants de l'essence de douleur qui incendie mes sillons et gémis.

— Perdonami, Tesoro Prezioso...

Ça fait encore plus mal, quand ces quelques mots italiens sortent de sa bouche. Aucun accent américain n'entache sa supplique.

Cette langue qu'il a appris à parler pour moi.

Parce que je me rappelle quand il m'avait accordé ce surnom pour la première fois. Qu'il m'avait demandé comment on disait "précieux trésor" et que j'avais rigolé, parce que c'était un pléonasme.

Mais il avait insisté.

Car pour lui, il y avait des trésors qu'il abandonnerait pour moi... Parce que j'étais bien plus précieuse.

Ai-je perdu cette valeur pour qu'il n'arrive pas à me dire qu'il m'aime ? L'ai-je un jour eu ? Ou n'était-ce que de la poudre aux yeux, pour qu'on ne soit plus seuls ?

Je le sens glisser ses genoux pour se rapprocher, et quand il cueille mon visage entre ses mains, qu'il arrive à faire relever mon menton pour que je croise ses yeux si écarquillés et brillants sous la doléance...

Sa bouche se pose sur ma joue, pour sécher une larme.

Ses lèvres font office de compresse pour les maux qu'il cause.

Je n'arrive pas à respirer.

Je n'arrive plus à combattre.

Je n'arrive pas à le repousser.

Ses mains continuent de me maintenir tandis que j'halète.

Et lui continue d'implorer mon pardon à voix basse.

Son murmure est si bas que mes sanglots se muent en faibles gémissements et ma peine devient à peine audible.

On arrive même à se redresser sur nos genoux. Front contre front, on se relève et ses lèvres ne cessent de glisser de mes pommettes jusqu'à la commissure de mes lèvres.

Avec mes mains rabattues sur son torse dur, je peux sentir nos cœurs battre à l'unisson. Un requiem des plus dolents nous habite, traduit en justice par le rythme affolant de ses excuses et de mes pleurs.

Je vais mourir. N'est-ce pas ? Ça y ressemble drôlement.

Mes doigts tremblants, où a séché l'arc-en-ciel de ma colère, se plantent dans ses bras, que pour remonter vers ses épaules et sa nuque tendue.

Ses joues.

Ses cheveux.

Je ferme les yeux quand il me demande de rester et le laisse m'embrasser. D'abord, du bout des lèvres. Et c'est seulement lorsque je rouvre mes paupières qu'il recommence.

Encore et encore.

Plus fiévreux, plus ardent.

Plus déchirant. Plus massacrant.

Je tire sur sa chemise encore fermée sur uniquement deux ou trois boutons et lui s'agrippe à ma taille qu'il emprisonne dans la force de ses bras.

Lorsque je sens le bord du lit cogner dans le pli de mes genoux, je relève les coudes pour qu'il remonte sur mes reins et alors qu'il se détache de ma bouche pour essayer de décrocher mon soutien-gorge, je murmure :

— Je t'aime, Holden...

Il ne me regarde pas. Il continue d'essayer de défaire les jointures.

Une larme.

Une deuxième.

— Je t'aime.

Je quémande ses yeux. Fixés par-delà mon épaule, il est impossible que nos regards se croisent. Ses lèvres se retroussent sur ses lèvres dans un grognement sourd.

La troisième larme ne tombe pas sans la quatrième.

— Je t'aime.

La cinquième est la dernière... Il n'y aura pas de sixième larme.

Frustré, il me repousse et croise ses mains derrière sa nuque à quelques pas de moi. Mon soutien-gorge tombe de ma poitrine et je le remets avec des gestes lents.

— Qu'est-ce que tu attends de moi, Saddie ? Que je te le dise en retour ? Que je te mente ? Tu veux vraiment entendre quelque chose d'aussi stupide de ma part ?

Silence.

— Si je ne te l'ai jamais dit, c'est parce qu'il y a une putain de raison !

Tu ne m'aimes pas.

— C'est ce que se disent les couples qui n'ont rien d'autre en réserve ! crache-t-il avec dédain.

Tu ne m'aimes pas.

Il revient vers moi et m'oblige à le regarder dans les yeux :

— Je peux te promettre que moi, vivant, je ne te le dirai jamais. Parce que tu vaux plus que ça, Saddie. Tu vaux plus que l'univers tout entier. Et si je croyais encore dans une quelconque présence mystique, je te dirais que tu es la réincarnation d'une déesse. J'érige à ton égard plus de temples et de lieux de culte que tu ne peux t'imaginer. Chaque matin, je peine à respirer en voyant l'honneur que j'ai de t'avoir à mes côtés. Tu me tues à petits feux, parce que je ne sais comment te rendre heureuse, même si je t'offre tout. Alors comment est-ce que je peux te dire un truc aussi lamentable que "je t'aime" ?

Ses mots ont l'effet d'un poignard enrobé dans un beau papier-cadeau pailleté ainsi que d'un joli ruban rouge vif.

Et peut-être que si je n'avais pas eu ce début de soirée...

Avec un reste d'alcool qui me tambourine déjà la tête, avec une aube qui se pointe par-delà les rideaux de la chambre...

Si je n'avais pas été aussi humiliée au cabinet...

Peut-être, et juste peut-être...

Que le poignard ne se serait pas retrouvé dans le paquet-cadeau.

Mais ce n'est pas le cas... Et je repousse doucement ses mains.

C'est en reniflant que je parviens à m'asseoir de mon côté du lit, le regard livide et posé sur la rosée qui parsème fraichement le jardin à l'aurore qui naît à peine.

— Je ne t'ai pas trompé, Saddie, grogne-t-il comme pour compléter ses propos, ses poings profondément enfoncés dans ses hanches. Je te le promets. Il n'y a que toi.

— Je te crois. répondis-je d'une voix monotone, malgré le grain fêlé qui la casse à la source.

Et c'est vrai.

Je le crois vraiment.

Seulement quand ma tête atterrit sur mon oreiller et que, à demi-allongée, j'ai l'impression de m'évanouir sous la douleur qui martèle ma cage thoracique, je réalise qu'en réalité...

Je m'en moque.

Parce que ce n'est plus ça qui me brise.

La toxicité à son paroxysme. Et le titre de l'histoire se porte bien, vous ne trouvez pas ?

Les taches ne s'effacent jamais.

Autant que la peinture de la haine de la maison 🥺

Bref.

• Holden ne dira jamais à Saddie qu'il l'aime, du moins pas directement. Et à la rigueur on pourrait passer outre, s'il remplaçait les mots par les actions, comme avant, lorsque ça suffisait encore à Saddie, mais même ça commence à disparaître... Y'a-t-il seulement du bien qu'il peut encore arriver à notre jeune couple ?

• En plus de la pauvre maison, on plaint les pauvres voisins 😅 imaginez vous à leur place ! 😭

• comment se passera le réveil à votre avis ? Pour Holden qui a abandonné son travail alors que ce n'était pas du tout le moment de partir ? Pour Saddie et sa gueule de bois, si tant soit peu l'alcool ne s'est pas immédiatement dissipé sous l'onde de choc de ces dernières révélations ?

• y'a t il encore de l'espoir ?

Je vous dit à mardi pour la suite... Retour au PDV de Holden... Des idées sur ce qui peut se tramer dans sa tête ? 🥺

Je vous fait de gros bisous !

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