Chapitre 43 : au nom de toutes les couleurs de ta peine
Trois secondes de confusion. C'est tout ce qu'il me faut pour dévier la tête et me séparer de l'enlacement de Jill. Je réagis peut-être, mais tout est à l'arrêt.
Mes pensées.
Mes mouvements.
Ma putain de respiration.
Même mes paupières restent bloquées à demi, brûlant mes yeux avec la vision de Jill qui me sourit avec tendresse.
— Pourquoi tu as fait ça ?
Je porte mes mains à ma gorge afin de dénouer ma cravate... Mais le contact de mes doigts sur ma peau me rappelle que je l'ai enlevé, il y a plus d'une heure. Tout comme une série de trois boutons.
Alors qu'est-ce qui m'étrangle comme ça ?
— J'en avais envie depuis longtemps.
La jeune femme appuie ses propos en glissant ses doigts dans sa nuque. Une fournée de cheveux bruns suit son mouvement gracile et dégage sa gorge où scintille la longueur de ses boucles d'oreilles.
Non.
Non.
Non.
— Et... J'ai un peu envie de le refaire.
Ses bras retombent le long de son corps, se croisent dans son dos et cherche à nouveau ma bouche...
Mais cette fois-ci, c'est moi qui l'attrape par les épaules pour la stopper.
— Arrête.
— Pourquoi ?
— "Pourquoi" ? "Pourquoi" ?! Je suis marié, bordel ! Qu'est-ce qui a pu te faire croire un seul instant que je peux répondre à tes avances ?!
J'entends mon nom crié depuis dehors, mais je suis trop occupé à essayer de me contenir pour y prêter attention.
Il faut que ça s'arrête. Ici et maintenant.
Un sourire curieux apparaît sur les lèvres de Jill où brille déjà bien moins de gloss, tandis que ses ongles tracent leur chemin sur mon sternum.
— J'ai bien vu tes regards, ces derniers jours, et... Tu ne peux pas le nier, on passe du bon temps, toi et moi.
C'est un cauchemar.
Je me frotte avidement les yeux et la repousse une première fois sur deux bons pas.
— Quels regards ? Et quels moments ? Je ne t'ai jamais laissé entendre qu'il pouvait y avoir quoi que ce soit entre nous !
— Holden, tu es sérieux ? s'offusque-t-elle en réprimant un souffle.
— Je suis marié, coupé-je en braquant mes mains devant moi, la forçant ainsi à reculer d'encore une bonne vingtaine de centimètres. Marié !
— Oh, je t'en prie... Comme si ça avait de l'importance.
Je ne sais pas si c'est la manière qu'elle a de rouler ses yeux au plafond, lorsqu'elle me réplique ça, ou si ses mots me font réaliser à quel point ma place n'est pas ici... Mais c'est avec menace que je récupère la distance que j'ai pourtant établi entre nous, et que je plante mes doigts dans la peau dénudée de ses épaules.
Et tant pis si elle blêmit sous la pression.
— Reste loin de moi. Loin de ma famille. C'est compris ?
Elle ouvre la bouche pour riposter, mais je la contourne déjà pour rejoindre mon bureau.
Je récupère mes affaires avec des gestes peu assurés et m'éclipse avant que qui que ce soit ne me voit.
Je sais ce que je risque... Surtout avec ce que Allen vient de me proposer...
Mais je n'ai pas le choix. Je n'ai pas de putain de choix !
Ma cravate entre mes dents, ma veste à peine remontée sur mes épaules, je dévale les escaliers et passe devant Maverick qui fait les cent pas devant les portiques de sécurité.
— Parsons !
— Pas maintenant.
— Devine qui a trois voix qui crient au scandale et que j'ai dû mettre dans un t...
— J'ai dit : pas maintenant !
Je dois rentrer.
Je dois rentrer.
Je dois rentrer.
Et s'il faut que je cours...
Je le ferai.
***
Je suis resté figé devant la porte d'entrée pendant cinq minutes. Cinq longues et éternelles minutes, avant d'avoir le courage d'ouvrir la porte.
Je ne sais pas exactement comment j'ai réussi à rouler jusqu'ici. Mon corps entier ne répond plus depuis que Jill l'a paralysé avec son baiser. Ma main se pose à peine sur la poignée et je suis obligé de pousser, comme si plus aucune force ne m'habitait.
Est-ce que c'est utile de dire ça ? N'est-ce pas évident ?
J'y parviens tout juste, sauf que lorsque je dépose mes clefs dans la petite corbeille à l'entrée, c'est ma gorge qui est prise d'assaut.
L'odeur de peinture est plus forte que jamais... Plus encore qu'il y a quelques heures.
Et quand je cherche à tâtons l'interrupteur et que j'appuie dessus...
C'est loin d'être le festival monochrome que j'ai laissé derrière moi.
Mes yeux retombent sur des éclaboussures dignes d'une scène de crime.
Des taches immenses, propulsées avec rage, égorgent le salon d'un mur à un autre. Les quelques meubles restants qui n'étaient pas encore protégés sont à présent enduits d'une essence pourpre, violette et orangée. Un mélange suffisamment furieux pour que la panique me submerge.
Non, non, non...
Mon choc ne fait néanmoins qu'augmenter lorsque je reconnais Saddie, assise au milieu d'une si grande flaque de peinture qu'elle pourrait s'y allonger.
Sa peau embrassée par le soleil semble avoir pâli. Comme si l'éternel été qu'elle porte dans son entière identité avait raccroché ses rayons pour un bien plus sombre hiver...
Serait-ce éternel ?
Ou n'est-ce que les fragments de mon illusion qui n'a pas connu la chaleur estivale depuis bien trop longtemps ?
Elle sait.
Évidemment qu'elle sait.
Mon nom a été crié.
Maverick a tenté de me prévenir.
Elle sait.
Ma femme sait.
Mes doigts tremblent trop, pour qu'ils retrouvent l'interrupteur avec monotonie.
Et comme pour la porte d'entrée...
J'ai besoin d'une bonne minute pour retrouver la force nécessaire pour qu'on replonge dans l'obscurité.
Plus de couleurs.
Plus jamais de couleurs.
Il n'y a que dans l'obscurité que tout n'est que gris ou noir.
J'entends ma femme renifler. C'est un unique bruit qui parvient à frayer son passage à travers mon cœur qui ne cesse de marteler ma poitrine, au point où je suis obligée de me presser contre le muret qui nous sépare à la cuisine.
— Je sais ce que tu penses.
Je baisse le regard avant de poursuivre.
— Je sais ce que tu te dis. Je sais ce que tu as cru voir.
Elle ne répond pas.
Est-elle toujours là ?
— Tu dois te dire que... Que parce qu'on s'est disputés, je suis parti. Parti retrouver mon travail. Elle. Celle avec qui je passe trop de temps déjà au bureau. Que j'ai dû trouver un réconfort dans ses bras... Au lieu des tiens. Tu as dû penser que...
La lumière se rallume à nouveau.
Je plisse les yeux sous le choc et me mords la lèvre quand mon regard se reporte sur l'arc-en-ciel vengeur qui a noyé ma dépravation.
Saddie, toujours au sol, fait glisser sa main le long du mur en imprimant la trace de ses doigts dans une de ces taches enragées.
Son jean bleu ne l'est plus. Son chemisier blanc encore moins. Ses longs cheveux chocolatés dégoulinent à gouttes silencieuses le long de ses épaules.
Et ses yeux...
Ses grands et si magnifiques yeux bruns ne clignotent pas.
Vides, et pourtant remplis.
Silencieux, mais assourdissants.
Ses paupières, inertes, sont figées sur des cernes gonflées.
Et quand elle me regarde, je sens le monde s'ouvrir sous mes pas.
Si jusqu'à présent, je me tenais à ma taille, mes bras retombent le long de mon corps, tandis que je soutiens son regard.
L'ai-je perdu pour de bon ?
— ... Mais ce n'est pas ce qui s'est passé, soufflé-je en avançant d'un pas. Ce n'est pas du tout ce qui s'est passé. Je te le promets. Je... Je peux tout t'expliquer, je...
— Pourquoi ? demande-t-elle soudainement.
Sa voix est chargée. Lourde. Une tonalité aux notes brisées qui fracasse sa gorge dans un passage presque létal.
Je suis désolé.
Pardonne-moi.
Je suis désolé.
Pardonne-moi.
— Saddie, je...
— Pourquoi ? se répète-t-elle, sans me laisser finir.
Cette fois-ci, elle se lève. Elle aplatit doucement sa paume sur le sol et force ses genoux à faire le reste du travail. J'essaye de me rapprocher pour l'aider, mais un seul de ses regards me dissuade immédiatement de prendre encore un centimètre de notre distance.
— Je ne sais pas, Saddie.
Elle renifle de nouveau.
Dans un geste presque torturé, elle défait un élastique de son poignet, s'attache mollement les cheveux et attrape un pot de peinture.
— Pourquoi tu as continué à m'envoyer des messages, quand je t'avais dit que je ne souhaitais pas te revoir ?
Si une douleur était encore capable de me briser...
Ce serait celle qui transperce le dernier fragment de vitalité qui me reste.
— Pourquoi tu n'as pas arrêté, quand je te l'ai dit ?
Saddie penche le pot, juste assez pour qu'une fine coulée rouge se mélange au reste des dégâts.
— Pourquoi tu as autant insisté pour me revoir ?
— Saddie, je t'en prie, arrête... Ne fais pas ça... Ne me fais pas ça... Viens, on va en discuter calmement. Viens.
Je tends la main dans sa direction, mais elle se dégage et une giclée vient tacher la seule parcelle de noir qui reste sur l'un des murs.
Mais ce n'est pas la seule chose qui éclate.
— Pourquoi tu ne m'as pas laissé tranquille ? Hein, Holden ? Pourquoi tu m'as laissé croire que tu me méritais ? Moi et la confiance que je n'ai jamais pu accorder à quelqu'un ?! Pourquoi tu m'as autant écrit de lettres en me faisant croire que tu allais me construire une utopie dans laquelle plus personne d'autre ne croit ? Dans laquelle on pourrait mourir heureux ?! Juste toi et moi ? Dis-moi, pourquoi ! Pourquoi tu m'as introduit à ton monde ? Pourquoi ?! Hein ?! Pourquoi ?!
Elle crie, éclabousse, suffoque, sanglote, crie de nouveau.
Et quand le pot est vide et qu'il n'y a de la peinture que sur ses mains, elle se rapproche de moi et les plaque sur mon torse.
— Arrête, Saddie !
J'essaye de lui saisir les poignets, mais sa peau glisse trop et sa paume s'étale sur une large partie de mon visage.
Je peux presque sentir les pigments de couleur s'insérer dans chacune de mes cellules...
Et la peine se métamorphose en colère.
Je l'esquive pour lui échapper et même si je suis aveuglé par la douleur, je peux quand même voir l'expression quasiment endeuillée de mon épouse.
Des larmes affligées perlent doucement le long de ses joues. Non. Pas doucement. Elles s'écroulent comme le premier déluge qui a noyé cette planète des millions d'années avant nous. C'est stupide de dire que des larmes s'écoulent avec tendresse.
C'est un mensonge.
Un euphémisme, simplement pour qu'on ne se brise pas plus.
Une foutue connerie, parce qu'on est une seule flamme contre un ouragan.
Comment survivre, quand on se transforme en cendre ?
— Je ne t'ai pas trompé, Saddie !
— Tu l'as embrassé ! Je l'ai vu de mes propres yeux ! cingle-t-elle en portant ses mains à sa poitrine, sans même m'écouter.
— C'est elle qui m'a embrassé ! Pas l'inverse ! Comment est-ce que tu peux croire que je puisse te faire ça ? Dans quel univers t'ai-je laissé entendre que je suis le genre d'enfoiré qui te ferait autant de mal ?!
Saddie halète tellement qu'elle est obligée de s'accrocher à la table basse.
Putain...
Il y avait un temps où le seul moyen qu'elle en vienne à cet état, c'était lorsque nous avions visité cette maison. Qu'on l'avait acheté et qu'à notre emménagement, lorsque nous venions d'apprendre que nos affaires n'allaient être livrées que le lendemain, elle s'est énervée.
Je l'ai prise dans mes bras et je l'ai faite voler jusqu'à ce qu'elle me supplie de la lâcher...
Il y avait un moment où Saddie s'est pliée, parce qu'elle avait le tournis par le taux d'amour qu'elle ressentait pour moi.
Maintenant est venu le temps où j'ai brisé ma femme en deux sous la douleur.
— Depuis le début ! hoquette-t-elle. Comment est-ce que je peux te croire que tu ne l'as pas embrassé, alors que la première fois que je t'ai vu avec elle... Tu avais retiré ton alliance ?
J'ouvre la bouche pour répondre, mais elle me devance d'une voix incroyablement basse :
— Comment est-ce que je peux te croire... Alors que tu ne peux même pas me dire que tu m'aimes ?
Je ne dirai pas grand-chose chose, car ce chapitre m'a beaucoup coûté 😅 vous le poster est comme passer un cap et malheureusement, c'est loin d'être un bon.
• Autre chose : je pense qu'il était mieux que cette dispute soit sur deux points de vue et la question la plus délicate devrait naturellement venir de celui de Saddie...
• Beaucoup d'entre vous ont deviné ce que Holden n'a tjr pas dit à Saddie : c'est bien le fameux "je t'aime".
Je vous dit à vendredi pour la suite ! Dites-moi ce que vous en avez pensé en commentaires et n'oubliez pas la petite étoile ! Il faut bien un peu de lumière dans autant d'obscurité, n'est-ce pas ?
Bisous à vous 🖤
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