Chapitre 42 : le théorème des âmes brisées
Le choc est brutal. Acerbe. C'est avoir l'impression qu'on va se prendre une voiture en pleine gueule, parvenir à l'esquiver... Pour au final être la victime collatérale d'un cadran de camion.
C'est un cauchemar. Une illusion. La pire frayeur qu'il soit, réfugiée dans ma tête, mais tatouée à même mes rétines.
Sauf que c'est réel.
Autant que puisse l'être l'exclamation de Yumee. Le fait que Nora se rapproche de la voiture de Holden avec une lime à ongles pour essayer de crever ses pneus. Ou même Maverick, au téléphone, qui suit le courant de notre stupéfaction jusqu'à se taire, lui aussi.
Cinquante mètres à peine me séparent de l'homme à qui je suis liée par une alliance... Et c'est une autre bouche qui est scotchée à la sienne.
Mais je ne dis rien.
Mes insultes ne rejoignent pas celles de mes amies.
Peut-être parce qu'elles meurent dans ma trachée barricadée.
À la place, je replace lentement une mèche derrière mon oreille, car celle-ci ne cesse de m'aveugler au rythme du vent, et pivote dans la direction opposée.
Mon gilet n'a pas arrêté de glisser sur mes épaules depuis le début de la journée. Ce qui est stupide, parce que j'aurais pu le changer, en rentrant.
Sauf qu'il y a eu Holden.
J'ai une chance, maintenant.
Et le gilet tombe au sol.
— Saddie ! hurle Yumee en essayant de me rattraper.
— Saddie, reviens !
Les voix de mes amies se noient dans le bruit métallique qui déchire mes tympans, alors que mes pas rapides m'emmènent toujours plus loin.
C'est insensé de croire qu'un cœur est fragile. Un muscle à lui tout seul, capable de pomper un organisme entier en quantité de sang. Protégée par une cage d'os scellés, prêts à se sacrifier avant qu'il n'arrive quelque chose au trésor qu'ils renferment... Et pourtant, c'est dans une simple friction qu'il s'embrase jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un amas noir de cendres.
Mais c'est bien réel.
Le cœur peut mourir, même si on reste en vie.
Je me l'empoigne à deux mains, persuadée que si je lâche mes côtes, il tombera entre mes doigts. Un cri se meurt dans ma trachée, tandis que le monde se met à tourner autour de moi.
Je cours et les rappels s'évanouissent.
Je déferle, et je fuis.
Il faut que je parte.
Loin de la pitié avec laquelle on me regarde.
Loin de lui.
Relève ta putain de tête et ne te démonte pas.
C'est maintenant que tout s'arrête.
Parce qu'il en est ainsi des battements que Holden suscitait.
Parce que cette phrase est au passé...
Et que ma douleur est au présent.
***
Quand j'étais petite, mon père me comparait à une fleur. Pas pour en symboliser la beauté. Moins encore pour faire le parallèle entre ma douceur et celle d'une pétale de rose. Non, mon père me comparait aux fleurs qui ne poussent que près des haies. Celles qui, trop rebelles, ne choisissent pas la place au milieu du jardin, mais prennent le risque de se déchirer, et peut-être même de mourir, simplement pour traverser une barrière faite de métal et de rouille.
Pour lui, j'ai toujours vécu dans la complexité.
Il me disait "N'oublie pas que le soleil se cache aussi derrière les haies les plus hautes, fiorellina"
Mais je n'ai plus de sève...
Et il n'y a pas de soleil.
Que du mensonge.
Encore et encore.
Je m'efforce de ne pas renifler trop fort et rentre à l'intérieur de chez-moi sans prendre le temps d'allumer la lumière.
"Tu fais une scène, Saddie".
Les mots de Holden n'arrêtent pas d'empoisonner mon esprit. C'est ce qu'il m'a dit, lorsque je l'avais surpris avec Jill, la première fois.
Quand il ne portait pas d'alliance et qu'il la faisait rire.
"Tu fais une scène".
Et... Rideau.
Je ne grelotte même pas sous le froid. À pas de fantôme, je traverse le salon d'une maison qui ne m'appartient plus, à en juger les murs. Mes paupières n'ont pas cligné depuis que j'ai quitté le terrain du cabinet, que je me suis engouffré dans un taxi et que je suis revenue.
Un millier de chansons parlent de ce que je ressens. Un millier de romans. Un millier de films.
J'aimerais être dans ce cas. De lâcher une unique larme, d'éteindre la télé et de partir me coucher.
À la place, je reste debout devant le lit aux draps défaits.
La pulpe de mes doigts caresse le tissu cotonneux, froid de notre contact marital... Et c'est en silence que je m'assois.
Désir condamnable.
Tentation pécheresse.
On succombe en oubliant que viendra le moment inéluctable de se redresser.
Comment faire ça, quand on a sacrifié l'essence même de son âme ?
— J'ai fait une scène.
Mes premiers mots déchirent peut-être à peine mes lèvres scellées, mais elles envahissent la chambre d'un écho avec la puissance d'un cri. Comme si je venais d'avouer un secret, le rouge me monte aux joues. Mes veines pulsent dans mes bras et font picoter mes doigts.
— J'ai fait une scène, hein ?
La douleur revient en galopant. C'est une foudre qui s'empare de mon être.
Un peu comme les éclairs dans lesquelles Holden m'a emmené danser.
Il n'y a aucun moyen pour moi d'arrêter les larmes qui jaillissent brusquement de mes yeux. Pas quand je me lève. Pas quand je fracasse la porte de la chambre contre le mur. Pas quand je monte les escaliers jusqu'au grenier et que la lumière blafarde éclaire cette pièce où on s'est pourtant réunis, il n'y a même pas quelques jours.
— Je te donnerai une scène.
Je dépasse mes bibliothèques, mes livres, mes espoirs, et m'agenouille devant des armoires que je n'ai pas touché depuis longtemps. Le bruit de mes rotules qui fracassent le parquet se répercute dans ma gorge déjà secouée par un demi-sanglot.
Trahison.
Trahison.
Trahison.
Justement au moment où Emilia m'avait néanmoins assuré que tout allait bien se passer, à partir de maintenant...
On ne peut pas m'avoir menti comme ça.
Mes doigts tremblants glissent sur les portières et le jet d'adrénaline des coupures augmente chaque fois un peu plus ma doléance.
Je n'arrive à voir rien d'autre que ce moment infaillible, au cabinet. De Jill et ses jambes de girafe. De ses mains sur celles de mon mari. De la façon dont Holden s'est retourné et de leurs bouches qui se sont jointes.
J'exécute des gestes qui appartiennent à un autre corps...
Mais mon âme est restée coincée dans cette vision.
Toute ma vie, j'ai eu l'impression de me retrouver sur la bordure de la plage et de la mer, la tête dans l'eau.
On se noie, mais pas complètement.
On voit le ciel, mais pas complètement.
On reste sur terre, mais pas complètement.
On se tient. On s'accroche, c'est un souffle de vie et le dernier qu'il soit.
C'est fatiguant. Mais on réalise qu'on n'a pas le choix. Qu'on n'a plus le choix, du moins.
Ma réunion avec Holden ces derniers jours, a été la banderole de sable qui me permet de ne pas m'engouffrer dans l'océan...
Comment suis-je censée survivre, quand ça s'arrête et qu'il n'y a plus que l'eau ?
C'est en pleine noyade que j'attrape un pot de peinture rouge. Puis un autre, mais verte.
Violet.
Rose.
Orange et bleu.
Je dégringole à nouveau des escaliers, un arc-en-ciel entier dans les bras, haletant à la recherche d'oxygène, comme un mineur pour une pépite d'or.
— Je t'offrirai mon plus beau spectacle...
On se bat contre Holden avec de la couleur... Tout comme on se bat contre la mort avec la survie.
Dans un mélange de rage et de douleur, j'étale au sol déjà couvert de bâches en plastique, saupoudrées de cette maudite peinture noire, mes pots. Les couvercles volent, les pinceaux aussi, et les premières giclées explosent sur les murs avec un claquement sec.
J'ai toujours détesté le regard de certains, quant à l'art. Comment on peut dépenser des millions pour une toile blanche achetée dans un magasin, puis pendue tel quel sur le mur, me dépasse.
Mais je crée un chef-d'œuvre.
Mes ongles se plient, quand les couvercles n'obtempèrent pas du premier coup. Mes coudes rejoignent le pourpre déjà balancé à travers le salon, quand les bordures des pots me blessent.
À travers mes doigts déferle non seulement quelques composants chimiques qui me montent déjà à la tête...
Mais le cocktail de ma blessure.
Et je ne sais pas si je ris...
Ou si je pleure...
Je sais simplement que la force me quitte.
Mon dos percute violemment le mur et le contact froid de la peinture remonte le long de mon échine, tandis que je glisse. Je ne sais pas quels genre de dégâts j'ai causé. Toujours plongée dans l'obscurité, mes fesses pressées dans une flaque de couleur, j'enfonce mon visage dans le creux de mes genoux, les doigts croisés dans ma nuque secouée de sanglots.
Ce n'est peut-être pas si grave, si je ne vois plus...
Car à travers mes yeux, il n'y a que du rouge.
Cette couleur qui habite mes veines.
Celle qui m'aveugle.
Il n'y a que des nuances...
Le reste n'a pas d'importance.
Dorénavant, je vais simplement dire : à la prochaine, à la fin de mes chapitres, parce que franchement... 😅😅 sachez juste que vous en aurez deux par semaine, voilà 😂
Passons tout de suite à ce chapitre :
• La douleur est à son comble. Saddie est détruite, mortifiée par ce qu'elle vient de voir au cabinet. Et comment la blâmer ? Après avoir quitté Holden sur une dispute, il est évident que le voir quelques heures après, scotché à la bouche de la femme contre qui il a pourtant dit qu'il ne fallait pas qu'elle s'inquiète... Forge à un millier de très mauvais scénarios, n'est-ce pas ?
• Saddie se venge à coup de pots de peinture diversifié. Franchement, le plus à se plaindre dans cette histoire, c'est la maison, je crois 😅 Qu'adviendra du mental de Holden, lorsqu'il le verra ?
• les prochains chapitres sont parmi les premiers que j'ai écrit, il y a presque un an, à présent ! Le 14 janvier, précisément 😅 autant dire que non seulement j'ai hâte de vous poster la suite, mais en plus, c'est un moment crucial. À votre avis, que va-t-il se passer ?
Y'a t il seulement des excuses acceptables ?
N'oubliez pas de voter et de mettre votre avis en commentaire ! En attendant, à très bientôt pour la suite ! 😊🥰
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