Chapitre 39 : le grand conseil des copines

Les roses sont rouges.

Les violettes sont bleues.

Je suis bourrée et je n'irais pas mieux.

Claquer la porte de ma maison au nez de mon mari ? Fait. Partir rejoindre mes amies et ma petite sœur dans un bar plus du tout approprié pour des femmes de notre âge, encore moins de notre rang ? Aussi.

Prendre un ferry pour la mauvaise côte de Seattle, accompagnées d'une énième bouteille de mauvaise vodka et de fastfood ?

Bravo, Saddie Esmeralda Belucci-Parsons. Tu es une réussite.

À demi allongée sur le ponton dégagé du ferry, les jambes croisées et les bras étendus, je regarde les quelques étoiles dans le ciel où figurent plusieurs nuages. L'orage s'est peut-être dissipé aujourd'hui, mais le vent frais m'apporte une odeur d'iode qui ne se marie pas bien avec tout ce que je viens d'ingurgiter.

Rester allongée est la meilleure des choses à faire.

— J'ai un devoir demain, bon sang... Comment est-ce que je vais faire ? gémis soudainement la voix d'Emilia.

Je rouvre les yeux et l'aperçois près de la balustrade, en train de la tenir d'une main, ses cheveux de l'autre.

J'aimerais répondre, mais il n'y a qu'un grognement qui parvient à traverser mes dents serrées.

— J'ai une cliente qui doit passer à huit heures... Si tu trouves une solution miracle, Mia, dis-le-moi. tance Nora qui lui caresse le dos.

— Et moi, j'ai Grimes. Grimes, merde...

Étrangement, la complainte presque déchirée de Yumee qui est en train de faire rouler le bouchon de notre bouteille de vodka sur toute la longueur du ponton, arrive à me faire redresser la tête.

— Comment ça se passe, d'ailleurs ?

La lumière du ferry illumine un instant ses yeux et à en juger la profonde détresse qui y sévit...

Je devine sa réponse.

Elle se redresse néanmoins sur quatre pattes et rampe jusqu'à moi, ses cheveux argentés noués dans un chignon débraillé.

— Les hommes sont cons.

— Amen, ma sœur.

— On a failli s'embrasser l'autre soir.

Quoi ?

— C'est pas vrai ?

— Qu'est-ce qui se passe ?

Je fais signe à Nora de ramener Emilia avant qu'elle ne passe par-dessus bord et on se retrouve tous en cercle autour de Yumee.

— Quand vous êtes partis, toi et Holden, on est allé marcher pendant une bonne partie de la nuit, en ville. Ce qui était stupide et tout sauf romantique, parce qu'il pleuvait et tout était fermé... Sans parler de mes putains de talons qui me faisaient un mal de chien et que j'avais envie d'enfoncer dans son...

— Tu l'as embrassé ? s'impatiente Emilia qui vient se loger dans mes bras.

— Il allait. Je le voulais. Oh bon Dieu, je ne pouvais pas penser à quoi que ce soit d'autre... La façon dont il m'écoutait, qu'il faisait attention aux questions qu'il me posait, sans forcément être distant... Il était si... Attentif.

— Et alors ?

Yumee reste silencieuse une bonne minute. J'essaye de sonder l'air sombre qui recouvre son visage, mais elle reste implacable.

Je ne l'ai jamais vu comme ça.

Je ne l'ai jamais vu mettre son parfum au jasmin pour un tel dîner, non plus, moins encore l'entendre parler ainsi de lui à ce moment précis, sachant qu'elle a passé la soirée entière à recadrer les hommes qui lui offraient un verre...

— Et alors... souffle-t-elle finalement, après avoir pris une grande inspiration. Il a regardé mes lèvres pendant au moins cinq minutes devant la porte de chez-moi, puis il m'a dit qu'il ne pouvait pas s'embarquer dans une relation au bureau. Surtout si je suis techniquement sa patronne... S'il m'avait appelé madame en plus de ça...

— Attends, attends donc, vous ne vous êtes pas embrassés ?

— Non.

— Et il t'as laissé planté comme ça ? s'enquiert Nora en fronçant ses sourcils tirés en éventail.

— Exactement.

— Ça n'a pas de sens.

Yumee soupire en guise de réponse et pose sa tête sur mon genou en croisant ses bras sur sa poitrine.

— C'est pour ça que je dis : les hommes sont cons.

— Et te voilà avec nous... Ici et maintenant, saoule sur un ponton à... Vingt-trois heures.

— Ce n'est pas banal.

Non, en effet.

Je bascule légèrement la tête en arrière, lorsque je me rappelle la dernière fois que c'est arrivé. Je n'étais peut-être pas avec Nora, Yumee et Emilia sur un ferry, habillée d'un simple gilet, malgré le ventre qui parsème mon épiderme de frissons, mais ça s'y rapprochait.

La douleur, du moins, est presque identique.

Il y avait Beau. Il y avait Lucas. Il y avait Olivia. Il y avait Evy. Notre discussion de pisser sur une miteuse plaque de commémoration qui n'aurait jamais dû être là dans un premier lieu...

Il y avait Phoenix. La vue sur Ceolia. La terre rouge du désert sur nos vêtements de cérémonie, des ronces qui les déchiraient. Un fastfood aussi minable que celui qu'on vient d'engloutir, de l'alcool pour les nerfs...

Des étoiles pour écouter notre peine.

L'une d'entre elle pleure aujourd'hui, d'ailleurs. Du coin de l'œil, je la vois chuter sans un bruit et disparaître aussitôt, sans même que l'une d'entre nous fasse un vœu.

Et c'est peut-être tant mieux, d'ailleurs...

Quelques mois avant de mourir, mon père et moi regardions les étoiles dehors. Je m'étais écrié, lorsque j'avais vu une étoile filante, mais lui était resté stoïque. À la place d'avoir fait un vœu, il m'a dit "ne souhaite rien pour toi, quand quelque chose vient de mourir".

Je ne l'ai jamais fait. Pourtant, j'ai certains désirs qui ne se réaliseront probablement que grâce à l'aide du décès d'un astre.

Comme revenir à cette période où tout allait encore bien.

Où mes parents n'allaient pas divorcer.

Où le monde n'allait pas s'effondrer.

Emilia s'agite dans mes bras et je ravale mon vœu en me pinçant les lèvres.

Je ne l'aurais pas eu, elle, si ça ne se serait pas produit. Je ne dois pas l'oublier.

— Et toi, Mia ? osé-je avec douceur. Comment ça se passe avec ces cons du cabinet ?

— Ah ça... Un peu mieux, à vrai dire. Hier, on a été assigné à des projets individuels et je pense sérieusement avoir une chance à l'accès de l'une des dernières places au sein de l'équipe. J'ai secrètement été voir les plans des autres et je pense avoir une certaine avance.

— Évidemment que tu as de l'avance. Ton cerveau est plus développé que le leur, pour commencer. Et deuxièmement... Non, je n'ai rien à redire, tu es juste la meilleure.

Je l'embrasse sur le haut du crâne et elle sourit. Malheureusement, son euphorie ne résiste pas longtemps et elle grimace en portant sa main à sa tempe.

— C'est possible de déjà avoir la gueule de bois...

— Et toi, Nora ? Du nouveau ? enchaîne Yumee en se créant un coussin de fortune avec sa veste de tailleur.

Par manque de réponse, on oblique tous dans sa direction, que pour se rendre compte qu'elle somnole. Je presse ma main contre son bras et la secoue légèrement lorsque je distingue nettement des gardiens de sécurité entamer leur ronde de notre côté du ferry.

— Nora ?

— Hm, quoi ? Laissez-moi tranquille.

— Il faut que tu nous dises d'abord un problème de mec.

— Ça peut attendre demain, non ?

— Demain, on ne sera plus saoules.

— Et ?

— On sera moins empathiques. raille Emilia en s'asseyant normalement.

Nora finit par l'imiter, non sans lâcher un grand soupir et ramène sa sacoche en cuir à elle pour en sortir une cigarette.

Dans un certain sens, elle me fait penser à Evy, ce soir-là. Peut-être parce que l'odeur du tabac me ramène à sa présence, lorsque nous nous sommes retrouvées dans cette salle de classe fraîchement reconstituée...

Et sûrement parce qu'il me faut un rien pour que je regrette de ne pas avoir accepté d'être la Louise de ma Thelma, aujourd'hui.

— Voyons voir... Ah. Mon abruti d'ex-mari essaye de garder Gia la nuit du dimanche alors que la garde stipule concrètement que je viens la chercher le soir. Et il adore me faire croire que c'est une idée de notre fille.

Elle tire une longue latte en silence, faisant illuminer notre cercle avec le tison orangé du mégot.

— Merde, Nora...

— On savait pas.

— Ouais. Merde, exactement.

— Un conseil ? Ne divorcez pas. D'ailleurs, ne vous mariez pas non plus, ça vous épargnera pas mal de souffrance.

Je porte automatiquement ma main à ma poitrine, quand ses mots atteignent mon âme. Là où a glissé mon gilet, le contact froid de ma bague de fiançailles ainsi que de mon alliance a un effet de torpeur.

Cruellement, je me suis déjà demandé ce que serait ma vie, si je n'avais pas dit oui, à Holden. Si ça se serait arrêté ce jour, à la fontaine. Si je lui avait dit qu'il était trop tôt et que je n'étais pas sûre que j'allais pouvoir accorder tout ce qu'il voulait.

Après tout ce qui s'était passé avec Cole...

Si on m'avait dit ce qui se passe aujourd'hui, aurais-je pu tenir tête face à la tentation presque tyrannique qui sévissait dans mon cœur, lorsque je l'avais vu s'agenouiller, ce soir où le ciel sanguinolait au-dessus de nos têtes ?

Est-ce que l'amour peut briser autant ?

Je suis si occupée à faire tourner mes bagues autour de mes doigts, que je remarque à peine Nora qui se dandine, gênée, à mes côtés.

— Pardon, Saddie, je...

— Hein ? Non, non... Ce n'est pas grave. Je ne l'ai pas pris personnellement.

Les roses sont rouges.

Les violettes sont bleues.

Je suis une abrutie finie qui a un mariage malheureux.

— Holden est peut-être con, mais il ne vaut absolument pas mon ex-mari. Sinon, je ne t'aurais jamais forcé à le rencontrer.

En guise de réponse, j'adresse à ma meilleure amie un sourire que j'espère sincère, même si avec l'obscurité du ponton où virevolte quelques feuilles mortes, je ne suis pas sûre qu'elle l'ait aperçu.

Ça n'a pas d'importance, visiblement, car soudain, elle plaque brutalement sa main sur le sol pour nous faire signe de nous relever.

— Vous savez ce qu'on devrait faire ?

— Quoi ? gémit Emilia en plaquant ses mains contre ses oreilles.

— On devrait aller les faire réconcilier.

— Ça ne marche pas comme ça, Nora.

— Et pourquoi pas, Yumee ? Hein ? réplique-t-elle en tanguant sur sa propre orbite. Est-ce que vous connaissez un amour plus profond que celui qui existe entre Holden et Saddie ? Pas moi. Et tant que ça existe, je refuse de lâcher. Je vous ai fait rencontrer et aujourd'hui, vous êtes obligé de vous aimer à en être fou.

On l'est. Crois-moi.

— Tu es bourrée, Nora, rassieds-toi.

Elle ignore fermement mon soupir, ramasse son sac, replace la capuche de sa veste brune sur la tête et nous indique le port où on arrive justement.

— On va aller voir votre mari, madame Parsons. On va lui faire comprendre qu'il a une femme en or et que s'il a envie de transformer votre maison en pensionnat pour tueurs en série gothiques, qu'il en parle d'abord. On va lui instaurer des valeurs en béton, lui rappeler que sa place cette nuit, c'est entre les cuisses de son épouse...

Ma paume s'écrase honteusement sur mon visage lorsqu'une famille passe à cet instant précis et qu'un homme aux sourcils épais nous décoche un regard sévère.

Mais il en faut plus à Nora pour s'arrêter :

— ... Et pas au boulot. Alors qu'est-ce que vous en dites ? Qui est avec moi ?

— J'ai assez d'alcool dans le sang pour ça ! approuve Yumee en enroulant son bras autour de son cou.

— Pas moi. Il reste de la vodka ?

La mauvaise influence qui me sert accessoirement d'éditrice tend le fond de bouteille à ma petite sœur qui le finit d'une traite. Elle grimace jusqu'à en frissonner, avant de me tendre la main, à son tour.

— Allez, Saddie ! On va aller arranger ton mariage.

Je regarde mes amies à tour de rôle, figée sur ma place en me demandant si c'est vraiment une bonne idée...

Mais comme je l'ai dit...

Les roses sont vraiment rouge...

Et les violettes sont vraiment bleues...

Personne, à part lui, me fera sentir mieux.

Alors qu'est-ce que j'ai à perdre de plus, ce soir ?

C'est toujours quand on a de l'alcool dans le sang qu'on prend les meilleures décisions, pas vrai ? 😂😂

• Il n'y a pas que Saddie qui est en détresse, ce soir. Cette soirée entre copines a fait du bien à tout le monde, y compris à Yumee qui semble être frustrée par ce qui arrive avec Grimes. À votre avis, que se cache-t-il vraiment derrière tout ça ? 🤔

• Nora en bave de son côté et connaît le goût amer d'un mariage raté et du divorce, certainement... Chose qui semble beaucoup atteindre l'environnement de Saddie. Entre son propre vécu, celui de Holden et son travail... Il y a plus bcp de place pour la réussite ! Pas mal de pression, hein ?

• débarquer à minuit bourré à un cabinet d'avocats est très certainement loin d'être l'idée du siècle... À votre avis, comment se déroulera le restant de la soirée ? 🤔

On se retrouve vendredi pour le PDV de Holden ! En attendant, n'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pense en commentaires et à lâche une étoile !

Gros bisous à tous !

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