Chapitre 1 : mon mari, ce parfait connard

Les genoux repliés sur ma poitrine, je grignote le bout de ma paille, enfoncée dans un café dont la chantilly a depuis longtemps teint l'obscurité du liquide. Avec un froncement de nez, je retrousse les lunettes qui manquent de glisser de mon visage. En l'espace de trois heures, où j'ai vu passer plus de clients que je ne pourrai compter, plus de ferrys que les ports de Seattle peut contenir, je n'ai pas bougé d'un pouce de la petite banquette du fond du coffee shop où travaille ma sœur.

Sans lâcher ma paille, je la regarde servir les clients avec ce sourire adorable dont seule elle détient le secret. Il force les autres à faire de même, même s'ils passent une putain de mauvaise journée.

Mais même le super-pouvoir d'Emilia ne va pas m'aider à retrouver le mien.

Deux semaines sont passés depuis l'anniversaire de mon mariage avec Holden. J'avais imaginé une magnifique célébration, quelque chose de romantique... Mais à la place, ce n'était encore qu'une déception. Je lui ai offert des boutons de manchette en argent et tout ce qu'il a fait, c'est de passer brièvement sa main sous mon menton et de partir se coucher. Ayant veillé tard au travail, ce jour-là, il n'avait même pas touché au diner que j'avais préparé.

Enflure.

Mes dents s'enfoncent si profondément dans le plastique de ma paille qu'elle se déchire et glissent les unes sur les autres dans un grincement affreux.

OK. Il m'en faut un autre.

Je retire mes lunettes, allonge le dos pour me glisser hors du siège et mon gilet fait de même sur mon épaule, ne laissant plus que mon débardeur noir moulé à même ma peau. Je fraye mon passage à travers plusieurs clients qui restent scotchés à leurs ordinateurs, tout comme moi pendant le reste de la journée, et atteint le comptoir où rumine Emilia. Appuyée sur ses coudes, elle fait danser ses doigts fins sur sa peau hâlée, ses yeux verts froncés sous ce qui me semble être de l'irritation. Et je sais que ça ne présage rien de bon.

Quand Emilia a quelque chose dans la tête, elle se laisse complètement éteindre du monde extérieur. Apprentie et secrétaire dans une boîte d'architecture, il n'y a vraiment plus de temps pour elle de respirer. Et ça, c'est quand elle n'est pas occupé à servir des cafés, ici, pour arrondir ses fins de mois.

Ça fait deux ans que j'essaye de venir tous les jours ici, afin d'être plus proche d'elle. Deux ans que j'attache une grande importance à la seule famille qu'il me reste. Mais aussi deux ans que j'ai l'impression de m'éloigner de plus en plus.

Peut-être que c'est ma faute.

Dans un soupir profond, je sors un billet de la poche arrière de mon jean élimé et le lui tend, essayant de toutes mes forces de capter son attention pour qu'elle sorte de son songe.

Hey. Mia.

Hm ? Ah. Oui. Merci. La même chose ?

Oui.

Elle pivote sur elle-même et se range derrière les machines à café fumantes pour exécuter mon ordre, même si son air soucieux ne la quitte pas. J'enfonce mes mains dans mes poches et lui adresse un grand sourire.

Emilia, tu sais que tu peux tout me dire ?

Pour ça, il faudrait que j'ai quelque chose à te dire... Et je ne sais même pas moi-même.

C'est encore ton patron ?

C'est un soupir qui me répond.

Tu n'imagines pas à quel point tu as de la chance de travailler depuis chez toi. De ne pas avoir de patrons qui n'arrêtent pas de faire des remarques, même si tu fais quelque chose de bien.

Tu veux que j'aille le tuer ?

Enfin, un sourire vient étirer ses lèvres gorgées. Quand la joie illumine son visage, tout ce qu'il se passe dans ma vie, tout ce qui s'inscrit sur mon ardoise si remplie, s'efface. Comme un grain de sable dans un ouragan, Emilia est une joie pure à elle seule.

Et à chaque fois, je me rappelle encore le jour où mon beau père était revenu de l'hôpital où il travaillait, après une nuit orageuse, à sa main, une orpheline aux yeux si étincelants que les larmes tombaient d'elles-mêmes. Partager ma vie chaotique et solitaire, avec une lumière dorée comme Emilia, c'était tout ce que je souhaitais.

Je l'avais protégé à l'époque.

Et je continuerais à le faire aussi longtemps que je le peux.

Je m'assieds mollement sur un tabouret et tends ma main vers le café fraichement servi dont la coupelle déborde de chantilly et de caramel coulant.

Non, ne tue personne s'il te plaît. Mais si tu veux vraiment me rendre service, tu as intérêt à me donner ton prochain chapitre. Ça fait deux semaines, Saddie ! J'ai besoin de savoir qui Connor va choisir.

Mon sourire s'aiguise sur mes lèvres tandis que j'efface le rebord mousseux qui mouchète mon nez.

J'ai toujours aimé écrire, depuis petite. Mais c'est grâce à ma petite sœur adoptive que j'ai continué à le faire... Jusqu'à acquérir assez de lecteurs pour en faire ma profession, quitter le bar miteux où je travaillais ainsi que les études en langues étrangères que j'essayais désespérément de payer pour partir sur les rivages de Seattle, un crayon à la main, un ordinateur sur les genoux et des mondes entiers à ma disposition.

Mais écrire est devenu une mission impossible ces derniers jours... Et je sais qu'Emilia le ressent aussi.

Je te ferai lire quand il sera prêt.

Qu'est-ce qui te prends autant de temps ? Avoue que tu ne sais pas toi-même de qui il va choisir. Peste-t-elle en pointant sur moi une petite cuillère avant de la tendre à la cliente à mes côtés.

Je ne veux pas en parler.

Je ne veux pas lui dire. Je ne veux pas lui expliquer que je n'ai pas écrit une seule phrase correcte depuis que mon premier anniversaire de mariage avec Holden s'est avéré être l'une des plus grandes déceptions dans ma vie. Je n'ai pas envie de lui imposer cette misère que je me suis imposée à moi-même.

S'il y a bien une personne qui me soutient dans mon mariage, c'est Emilia. C'est d'ailleurs elle qui m'avait forcé à accepter le rencard qu'une vieille connaissance de mon ancien campus avait établi.

Je devrais apprendre à mettre mon appréhension vis-à-vis de la justice et des avocats plus en avant. Mais je suppose qu'il est trop tard pour prendre une telle résolution.

Mon regard se pose fatidiquement sur mes bagues et malheureusement pour moi, ma sœur capte cette déviation. Son inquiétude empreint à nouveau son visage doux et elle relâche son torchon pour s'incliner sur mes bras repliés.

Hey ! Qu'est-ce qu'il y a ?

Oh, rien, rien. Ce n'est rien.

Dis-moi, Saddie ! Holden travaille encore tard au boulot, c'est ça ?

Je me pince les lèvres sous le coup. Holden est un brillant avocat, si brillant que le cabinet Thatcher and Kane ne va pas tarder à avoir un troisième nom sur ses murs. Toutefois, c'est aussi un homme pragmatique et intelligent. Son temps est plus réglé qu'une foutue horloge suisse.

Si Holden veille tard, c'est parce qu'il choisit de ne pas rentrer.

Et rien que cette idée me brise le cœur, au point où le reste du monde ne soit plus important.

Même plus mes livres.

Néanmoins, pour le bien d'Emilia et ses problèmes déjà trop importants, j'hoche la tête.

On n'est plus à un mensonge près, après tout.

C'est ça.

Oh, Saddie... Ça va aller. Tu sais ce que c'est. Ce n'est pas la première fois ! Mais une affaire a toujours une fin.

On croirait l'entendre. raillé-je en croquant dans la cerise qui surmonte mon coulis de caramel.

Emilia ouvre la bouche pour répliquer, mais son regard se fige sur un point au-dessus de mon épaule.

Bah merde... D'ailleurs... Ce n'est pas lui, là-bas ?

Dans un bond qui manque de me faire tomber, je me retourne et mon cœur se fige dans ma poitrine lorsque je l'aperçois, au bout de la rue. Debout près de sa Mercedes, il tient un parapluie noir au-dessus de la tête d'une jeune femme au sourire bien trop grotesque. Emmitouflée dans sa veste, elle semble à peine tenir sur ses jambes trop longues à mon goût et de ses talons plus pointues encore que des aiguilles.

Mes poings se serrent lorsqu'elle bascule sa tête en arrière, secouée par un rire inaudible, et qu'elle pose sa main sur son bras. Il y a au moins dix mètres qui nous sépare, sans oublier la vitre du café et la route parsemée de voitures pressées, mais je peux deviner d'ici qu'elle enfonce ses doigts dans les muscles de mon mari.

Peu importe si Holden me force autant à grincer des dents, ces derniers temps. La jalousie me gagne. Un haut-le-cœur m'assaille et ma langue claque contre mon palais.

Je me retourne à nouveau vers Emilia dont les sourcils sont plus arqués qu'un pont de New York et lui indique ma tenue.

Je suis comment ?

Qu'est-ce que tu veux dire par là ? Pour sortir rejoindre Holden, il te manque une... Hey ! Saddie !

Trop tard, je suis déjà sortie.

J'ai à peine le temps de pousser la porte du café que le froid impitoyable s'empare de ma peau. Je referme ma chemise sur ma poitrine, mais ce n'est en rien aussi efficace que la doudoune que tout le monde porte.

Mais tant pis.

Je traverse la route qui me sépare de mon mari ainsi que la girafe brune toujours en train de ricaner et lorsque j'atteins enfin les pavés, le regard de Holden se pointe sur moi. Dans une flopée de jambes, je le rejoins et me presse à ses côtés, enroulant mon bras autour du sien. Écartée, elle se déloge des coins protecteurs du parapluie et la laisse se faire tremper par la pluie.

Holden ! Je ne savais pas que tu étais dans le coin ! Tu aurais dû me dire que tu étais avec... Pardon, je n'ai pas bien compris qui vous étiez ?

Je me fiche du regard froid qu'il me lance à la manière d'un éclair foudroyant. Encore moins de la question silencieuse que la girafe semble poser. Je continue de la toiser. Elle se ressaisit vite et tend une main confuse dans ma direction.

Jill Thatcher. Je suis...

Jill est la fille d'Allen, Saddie, coupe Holden alors que je serre sa main, les paupières plissées à demi.

Je ne sais pas si je suis censée être rassurée qu'il soit en compagnie de la fille de son patron ou que je dois être, au contraire, plus inquiète encore. Cependant, il ne m'en laisse pas le temps, car il me présente à mon tour, tout en se grattant la tempe avec agacement.

Jill, voici Saddie... Ma femme.

Je plussoie son explication avec un sourire peut-être un peu trop condescendant et la confusion s'efface brièvement du visage de la jeune femme.

Oh. Oh ! Bien sûr ! Saddie ! Je suis si heureuse de faire ta connaissance ! Holden, tu ne m'as pas dit que tu...

Jill, pourrais-tu m'attendre à ce café ? Je t'y rejoindrai dans un instant.

On le regarde toutes les deux, mais elle finit quand même par obtempérer, non sans m'assurer un dernier sourire. Je la regarde traverser en faisant des petits pas, ses talons clapotant au gré de la pluie de plus en plus tonitruante, avant de reposer mon attention sur Holden. Ses prunelles obsidiennes me toisent. Leur noirceur naturelle semble plus glacée que jamais, me fusillant avec l'obscurité qui semble l'entourer comme un halo macabre.

Ses doigts ripent sur le parapluie qu'il tient à présent au-dessus de ma tête, mais je tiens bon face à sa carrure, me contenant de souffler sur mes mèches trempées.

Qu'est-ce que tu fous là, Saddie ?

Je te pose la même question. Tu fais souvent visiter la ville aux filles de tes patrons ?

La réponse se trouve dans ta question. C'est la fille de mon patron, vocifère-t-il dans un souffle.

Et tu leur fais visiter le café de ma sœur en te disant que je n'y serai pas ?

Saddie, il fait trois degrés. Tu veux vraiment rester là à discuter de ça ?

Oui.

Il soupire, mais ne répond pas. À la place, il retire son trenchcoat de ses épaules et le dépose sur les miennes qui frémissaient jusqu'à présent sous le froid. Son geste, chaleureux et inattendu, est néanmoins cassé par le ton glacial qui emplit sa voix profonde.

Rentre à la maison, on parlera ce soir.

Mais...

Rentre, Saddie. Faire une crise de jalousie en plein milieu de la rue, c'est vraiment la dernière chose dont tu as besoin.

— Je peux savoir depuis quand est-ce que tu me dis ce qu'il faut que je fasse ou non ? protesté-je alors qu'il s'éloigne déjà, les gouttes de pluie mouchetant le blanc de sa chemise si parfaitement enfoncé dans son pantalon.

Accroché à sa cravate et à son parapluie, il ignore ma réplique et traverse sans même me répondre, me laissant avec sa veste sur mes épaules.

La fureur et la honte font nouer mon estomac et je réalise seulement maintenant que je suis en train de me laisser écraser par la lourdeur de la pluie.

Ce n'est pas le seul poids, d'ailleurs.

Bordel, c'est donc à ça, que je suis réduite ?

Et voilà mon petit cadeau pour vous, le chapitre 1 ! J'avais trop hâte de commencer alors voici ! Je serai peu présente sur Wattpad le restant du mois de juin, mais promis, on se retrouve tous en juillet 😎

Ce chapitre vous a plu ? N'hésitez pas à laosser un vote et même commenter, je raffole de vos avis 🤭💙💙

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