Sarah faisait les cent pas dans sa chambre. Ses gardiens, assis sur son lit, la regardaient patiemment.

-On peut bien négocier avec les Féoracs. Ça ne change absolument rien. S'il y a un problème, vous communiquez avec eux à ma place. C'est même mieux car vous pouvez me conseiller pour que je ne fasse pas d'erreur.

-On en a déjà parlé. On ne "négocie" pas avec les Féoracs. Tes équipiers seront là pour te conseiller, tu n'as plus besoin de nous.

-Bien sûr que si j'ai besoin de vous, protesta Sarah en stoppant ses allers-retours, il y a trois jours encore je voulais tout abandonner. Je n'y connais rien à tout ça.

-Depuis trois jours, tu as beaucoup évolué. Notre rôle n'est pas de tout t'enseigner, il y a des professeurs à l'école des Stackjans pour ça. Nous avons déjà fait bien plus que les doubles gardiens habituellement.

-Justement, autant aller jusqu'au bout et faire encore plus, on n'est plus à ça près. argumenta la jeune fille en haussant la voix.

-De toute façon, ne discute pas. On ne doit pas partir en mission avec des gardiens. fit Thomas, désormais debout.

-Mais ça c'est juste une règle qu'on peut changer. Il n'y a pas d'incapacité physique. continua la jeune fille, à deux doigts de taper du pied.

-Non, mais ce n'est pas "juste une règle".

-On peut faire genre que je fais une petite ballade de santé, pour mon plaisir et pas dans le cadre d'une mission.

Sarah illustra ses propos en recommençant à marcher autour de la chambre.

-Les Féoracs savent très bien la vérité. Si cette règle existe c'est parce qu'il y a un réel danger.

Thomas tenta de se positionner face à Sarah et de l'arrêter.

-Quel danger ? Celui de ne pas pouvoir être contrôlée à 100% par ces êtres qui régissent déjà beaucoup trop ma vie ces temps-ci.

-Ils ne sont pas maléfiques, tu as une mauvaise vision d'eux. Le problème c'est que tu risques de rencontrer des personnes avec deux influenceurs et si deux gardiens se retrouvent en présence de deux influenceurs, il peut y avoir des échanges car la nature a tendance à vouloir rééquilibrer les choses. Et je ne te raconte pas les dégâts si cela arrive.

Sarah marqua un temps d'arrêt et tenta d'imaginer la situation. Thomas en profita pour poser ses mains sur les épaules de sa protégée.

-Mais je ne comprends pas, je peux croiser un gars qui a deux influenceurs dans la rue.

-C'est beaucoup plus rare et tu n'auras pas d'interaction avec lui. En plus, lors d'une mission, tu as besoin que tes pouvoirs augmentent en intensité. C'est ce qui va se passer quand nous partirons car ton lien avec les Féoracs va se renforcer. Cette connexion forte te permettra aussi d'être imperméable aux éventuelles attaques des influenceurs libres qui pourraient se trouver à proximité.

-Mais j'ai besoin de vous. se lamenta Sarah, misant sur la pitié plutôt que sur l'argumentation.

***

Sarah ne pouvait s'empêcher de sourire à la vue de sa main amputée de deux doigts.

-Je te garantis que tu ne sourirais pas comme une gosse si cette blessure était vraie. la rabroua Benoît. Essaie d'être un peu convaincante.

-Ah, ah, j'ai mal, ah, quelle horreur ! tenta la jeune fille en sur jouant intentionnellement.

-Ce n'est pas plus convaincant. fit remarquer Evan.

Ce qui était convaincant, en revanche, c'était la fausse blessure de Sarah. Le jeune homme en formation militaire se révélait incontestablement doué pour le maquillage. On aurait vraiment dit que la Stackjan avait perdu son majeur et son index gauche.

-Bon, Jules, qu'est-ce que tu fais face à ça ? questionna Benoît. Et je ne parle pas des piètres talents d'actrices de Sarah. précisa t'il car Charlie venait de chuchoter "je l'envoie dans un cours de théâtre".

Jules semblait gêné d'accomplir une performance de faux secourisme devant les autres. Il fouilla tout de même au fond de sa poche pour en sortir un mouchoir en tissu (qui ne lui appartenait pas). Il recouvrit les doigts de Sarah avec et compressa la plaie.

-Tu peux appuyer toute seule ? questionna t'il.

-Non, non, je peux pas. haleta la jeune fille d'un air paniqué. Je viens vraiment de perdre mes doigts ?

La performance était correcte mais Sarah gâcha tout en demandant :

-C'est réaliste non ?

-Oui, oui, continuez, soupira Benoit, amusé.

Jules ramassa les faux doigts en plastique au sol et les enveloppa dans un autre tissu.

-Rien n'est encore définitif. Il est fort possible qu'on puisse arranger ça. Pour l'instant, l'important c'est qu'on sorte d'ici et ça va être compliqué si je dois compresser ta plaie. Essaie de le faire seule, appuie très fort. dit Jules. Il saisit la main indemne de Sarah et la plaça sur son faux moignon.

-J'ai tellement mal.

-Je sais. répondit le "secouriste" en lui frottant le dos. Suis-moi.

Il la soutint le temps d'effectuer une petite course jusqu'à Benoît, lequel représentait les secours en bonne et due forme.

-Pas mal, fit celui-ci. Ca manque un peu de rapidité. Tu as utilisé les bons gestes et les bons mots. En revanche, avec des doigts sectionnés, tu ne vas pas pouvoir "arranger ça".

-Je sais. dit Jules hésitant. J'ai dit ça pour qu'elle avance.

-C'est une bonne idée de mettre en avant une guérison si vous voulez faire avancer les blessés. Faites attention en revanche à ce que votre mensonge ne soit pas trop gros.

-C'est quoi le prochain maquillage ? demanda avidement Sarah.

-Aucun, Jules tu fais l'inconscient. Tu t'es reçu un coup sur la tête ou quelque chose comme ça et Charlie tu dois l'éloigner au plus vite de vos ennemis.

Jules n'osa pas protester mais il afficha un air dépité en regardant avec envie les doigts sectionnés de Sarah, la blessure par balle sur le bras d'Evan et les coupures sur le corps de Kyllian.

-Tu feras la victime une deuxième fois et tu auras un beau maquillage. ajouta Benoît pour ramener le sourire sur le visage de son élève.

Rassuré, Jules s'allongea par terre, feignant l'inconscience.

-Jules, Jules. appela Charlie, agenouillée à ses côtés.

Elle le secoua légèrement par les épaules, sans réaction.

-Jules, si tu m'entends, serre-moi la main. commanda la jeune fille en glissant sa paume dans celle du garçon.

Une nouvelle fois, rien ne se produisit. Benoît tapa ses pieds contre le sol. Déconcertée, Charlie leva la tête vers lui.

-Ce sont les ennemis. expliqua le chef d'équipe.

-Ah !

La jeune fille se coucha sur Jules de façon à ce que ses épaules soient au contact du torse du garçon inconscient. Elle tenta ensuite de le charger sur son dos. Au prix d'un énorme effort, soutenu par des grognements, elle réussit à hisser le corps de Jules sur ses épaules. Elle traversa la salle au pas de course avant de s'effondrer et de se retrouver sur les genoux. Jules bascula et s'écrasa lourdement sur le dos.

-Hé ! Je sens encore la douleur je te signale. grimaça le garçon.

-Désolé, tu étais vraiment trop lourd pour moi.

-Bon, eh bien, évitez de tomber inconscient auprès de Charlie. plaisanta Benoît.

-Qu'est-ce que j'ai fait de mal ? questionna la jeune fille, désireuse de s'améliorer.

-Tu n'as pas fait assez de muscu. répondit son enseignant. C'est un exercice difficile et c'est normal que tu aies galéré. En mission, ta force devrait être décuplée par l'adrénaline, ça facilitera les choses. Cependant, tu t'es trop laissée emporter par son poids. Tu aurais pu mieux équilibrer en basculant un peu plus ses jambes et si tu t'étais légèrement relevée, tu ne serais peut-être pas tombée.

***

Les six membres de l'équipe étaient encore une fois réunis en binôme. Benoît, Charlie et Kyllian feignaient l'inconscience tandis qu'Evan, Sarah et Jules avaient pour mission de les mettre en PLS.

-N'oubliez pas, ennemis ou amis, si vous croisez quelqu'un d'inconscient, mettez-le sur le côté, on n'est pas là pour tuer des gens. Sauf évidemment si vous devez fuir en vitesse, vous les laissez comme ils sont.

Evan commença la manœuvre en saisissant la main de Benoît.

-C'est excitant d'avoir quelqu'un totalement à ma merci devant moi. rit Sarah.

Elle vit le corps de Charlie se crisper derrière ses yeux fermés.

-Tu as raison de t'inquiéter. continua la jeune fille.

Sa partenaire ouvrit les paupières au moment où Sarah commença à la chatouiller. Charlie ne put s'empêcher d'éclater de rire.

-Aïe ! ouh, ouh ! Arrête ! supplia-t-elle.

-Qu'est-ce qui se passe ? demanda Benoît, désormais stabilisé en Position Latérale de Sécurité.

-Charlie, enfin, reste dans ton rôle. Quelqu'un d'inconscient ne rit pas. Un peu de sérieux. réprimanda Sarah, un grand sourire aux lèvres.

Elle s'arrêta de chatouiller sa partenaire seulement quand Benoît se leva. Avant que ce dernier ait atteint l'endroit de la salle où les filles s'exerçaient, Charlie se retrouva en PLS.

-Parfait. approuva Benoît après vérification de la position. Vous pouvez échanger.

Charlie se releva en se frottant les mains, un sourire espiègle sur le visage.

-Oula, je n'ai pas été très maligne sur ce coup. reconnut Sarah en s'asseyant au sol.

Elle s'allongea, hésitante, les yeux toujours ouverts.

-Ferme les yeux, enfin, reste dans ton rôle. la rabroua Charlie.

Sarah sentit qu'on la bougeait et elle se retrouva rapidement en position réglementaire sur le côté. Elle ouvrait fréquemment les paupières afin de vérifier les actions de sa coéquipière.

-C'est fini, je peux me relever. dit-elle.

-Non, attends que Benoît vienne vérifier. ordonna Charlie. Un foulard atterrit sur les yeux de Sarah.

La jeune fille se crispa, elle ne pouvait plus voir les gestes de sa coéquipière en quête de vengeance. Elle sursauta quand elle sentit un doigt de Charlie effleurer la peau de son bras. Puis, elle détecta une présence au-dessus de sa tête.

-La position est très bien mais tu ne dois pas bander les yeux de la victime. fit la voix de Benoît.

Charlie acquiesça sagement en retirant le bandeau.

-C'est ça ta grosse vengeance ? s'étonna Sarah, désormais debout. Des caresses ?

Mais quand la jeune fille observa son bras, elle comprit que ce n'était pas le doigt de Charlie qui avait tracé des lignes sur sa peau. En effet, celle-ci se trouvait couverte de l'inscription "Charlie is the best" et cette dernière agitait un marqueur indélébile sous ses yeux.

-Excuse-moi, je ne comprends pas bien l'anglais, il y a marqué "Charlie est infect", non ? questionna Sarah, un sourire faux plaqué sur le visage.

-Excuse-moi, je ne comprends pas bien le français, mais si tu as dit : "je vais garder cette inscription pendant trois jours", oui, oui, tu as parfaitement raison. répliqua Charlie sur le même ton.

-Où as-tu trouvé ce marqueur ? demanda Benoît, hilare en observant l'avant-bras de Sarah.

-Il était dans ma trousse. dit la jeune anglaise, un doigt pointé vers leurs cahiers et crayons abandonnés au fond de la salle après la partie "théorie" du cours de secourisme.

-C'est vrai, tout le monde se balade avec un marqueur indélébile dans sa trousse. On sait jamais, au cas où on aurait besoin de gribouiller sur les bras de ses camarades de classe. railla Sarah.

-Ah, ah, tu ne t'y attendais pas en tout cas.

-J'avoue, c'est bien joué. concéda Sarah en souriant. Elle ne pouvait pas être en colère puisque c'était elle l'instigatrice du combat.

Cependant, la jeune fille perdit rapidement son sourire quand Benoît annonça :

-Il est déjà 16h30, je vais vous laisser. On se retrouve dans une demi-heure en salle 8 pour s'accorder avec l'équipe qui doit enregistrer la réunion.

-Plus que deux heures. marmonna Sarah en sentant son ventre se nouer.

Jules fut le seul à l'entendre et il se rapprocha d'elle.

-Toi aussi, tes gardiens s'en vont à 18h30 ? questionna t'il.

-Oui, mais je n'en ai aucune envie.

-Toi, encore ça va, tu maîtrises tes pouvoirs mais moi, c'est pas encore ça.

-Tu t'es amélioré cette semaine. remarqua Sarah en lui tapotant maladroitement l'épaule. Moi, je vais faire foirer la mission s'ils partent. On pourrait essayer ensemble de les convaincre de rester.

-J'aimerais bien. avoua Jules. Je n'ai pas très envie d'être en contact direct avec les Féoracs.

Evan, qui avait entendu une partie de la conversation, intervint.

-Vous ne devez pas avoir peur des Féoracs. La plupart du temps, ils nous laissent tranquille.

-Tu veux dire qu'ils nous laissent livrer à nous-mêmes sans aucun conseil. grogna Jules.

-Non, ils nous aident quand on en a besoin. Ne vous inquiétez pas, s'ils autorisent les gardiens à vous quittez, c'est que vous n'avez plus besoin d'eux.

-Ca, c'est ce qui s'est passé pour toi ! s'énerva Jules. Et c'est ce qui se passe NORMALEMENT. Mais nous, on a été révélé trop tôt donc nos gardiens peuvent aussi bien nous lâcher trop tôt.

-Ils ne prendraient pas ce risque. assura Evan.

-Qu'est-ce que tu en sais ?!

-Jules, calme toi. intima Sarah. Evan est Stackjan depuis longtemps, il sait comment ça fonctionne. Je n'ai pas non plus la sensation d'être prête mais ce n'est pas la faute d'Evan.

-Je ne supporte pas qu'ils les défendent, je n'ai pas voulu ça.

-Moi non plus, mais c'est notre rôle et nous devons l'accepter. Ce n'est pas une si mauvaise chose. Tu as apprécié organiser cette mission et tu adores l'adrénaline. En plus tu as fait d'énormes progrès en quelques jours grâce à la perspective d'arrêter ces gars.

-Justement, si je n'avais pas fait autant de progrès, mes gardiens seraient restés et j'aurais eu de temps pour m'améliorer. dévoila Jules en ralentissant.

-Et tu n'aurais servi à rien pendant cette mission. continua Sarah. Or, on a besoin de toi. Je ne suis pas sûre que tu apprécierais si un gars de ton équipe de baseball se barrait au milieu du match et laissait les autres courir.

Jules sourit à cette comparaison.

-Et crier sur le joueur qui essaie de lui montrer qu'il est capable d'attraper la balle ne sert à rien. conclut le garçon avec un regard honteux en direction d'Evan.

-Tu vois tu as changé, tu n'as pas fui en les laissant se disputer tous les deux et tu as même réussi à régler le problème là où Evan a échoué. entendit Sarah dans sa tête. La jeune fille sourit et ne se maudit même pas d'avoir donné raison à ses gardiens car elle se sentait fière d'elle.

***

-Ne paniques pas quand tu seras en contact avec les Féoracs, écoute-les. ordonna Mme Henry, une main sur l'épaule de Sarah.

-Face à une situation problématique, tu peux imaginer nos voix dans ta tête si ça t'aide. En tout cas, écoute toujours les gens qui veulent te parler et observe les car leurs gestes peuvent en dire beaucoup. Et même si je sais que c'est ton caractère, essaie de te taire parfois pour laisser de la place aux autres.

Sarah sourit face aux paroles de Thomas.

-Et en ce qui concerne la mission ?

-Juste, aie confiance et repose-toi sur tes coéquipiers. conseilla le gardien. Son regard dériva sur Evan.

-Bonne chance. firent Mme Henry et Thomas en chœur avant de s'évaporer sous les yeux des deux adolescents.

-Je te l'avais promis. chuchota Evan.

Sarah était impressionnée par cette disparition qu'elle avait un jour supplié de voir. Pourtant, la chose la plus étrange ne s'était pas déroulée sous ses yeux mais dans sa tête.

-Je me sens bizarre. Comme si..., non, en fait c'est indescriptible. dit-elle.

-C'est normal, tu viens de perdre une part qui vivait en toi depuis ta naissance. Tu es désormais seule avec toi-même. Il y a aussi le lien direct qui s'est établi envers les Féoracs et qui renforce tes pouvoirs et tes sensations.

Sarah perçut comme un fil qui se faufilait à l'intérieur de son esprit et un message se déversa en elle. C'était très différent des conseils de ses Gardiens qui ressemblaient à ses propres pensées. Cette fois, une énergie semblait emplir tout son corps. Sarah avait l'impression d'être détaché d'elle-même. Le message disait :

-Sarah, tu es désormais une Stackjan à part entière. Nous te soutiendrons dans ta mission.

Quand la sensation disparut et que la jeune fille revint pleinement sur terre, elle était emplie d'une très forte volonté de bien faire :

-Maintenant, il faut que je sois à la hauteur.

-Je vais t'aider. affirma Evan en la prenant par les épaules.