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« je suis comme le roi d'un pays pluvieux » - Spleen LXXVII
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— Grouille toi Styles, on a pas toute la nuit.
Harry accélère le pas, non sans pousser un grognement de frustration. L'imbécile qui l'accompagne va finir par les faire repérer à force d'aboyer ainsi ses ordres. Mais il ne proteste pas, son acolyte a un ego bien trop imposant pour accepter la moindre remarque et il serait encore capable de tout faire foirer. Il n'a pas passé trois mois à préparer ce cambriolage pour tout gâcher maintenant.
Leurs pas résonnent contre le parquet du musée, bien qu'il ne s'agisse en fait que des pas de l'autre mec. La démarche d'Harry est légère, discrète, il sait ce qu'il fait car il a l'habitude de ce genre de nuit. Le genre où, dans son costume de gardien, il vole des tableaux inestimables. Ses pas s'évaporent sans faire de bruit, sans laisser de traces. Il marche vite pour suivre son complice mais laisse ses yeux voyager sur les toiles qui embellissent les murs. Plongée dans l'obscurité du musée, elles semblent paisiblement endormies.
— C'est celle-là, son acolyte le sort de sa contemplation en se postant devant un tableau. Aide-moi à la décrocher.
— Ne touche à rien, tu es bien capable de déclencher l'alarme.
Le ton d'Harry est froid, il n'aime pas l'indifférence avec laquelle l'autre idiot - Max, s'il se souvient bien - se comporte. L'oeuvre qu'ils ont devant les yeux vaut des millions de billets et est bien trop resplendissante pour qu'on la traite avec indifférence. Là où Max voit une future fortune, Harry aperçoit une âme, une aura. Et c'est pour cela qu'il estime être le seul à pouvoir toucher l'oeuvre.
Prudemment, ses mains recouvertes de gants de soie se posent sur les bords du tableau. Ses pupilles dilatées par la faible luminosité fixent attentivement la toile lorsqu'elle se décroche délicatement du mur. Le moindre geste brusque déclencherait le système d'alarme sensible juste en dessous.
—Accélère, un autre gardien peut débarquer d'un instant à l'autre.
—C'est moi qui gère cette zone du musée, Harry répond, agacé, en manipulant précieusement le tableau de ses mains expertes. Il n'y a personne, l'autre gardien est à vingt pièces d'ici.
—On est jamais à l'abris.
—Si, on l'est, alors arrête de parler.
Harry ignore comment il s'est retrouvé à cambrioler le Tate Modern avec ce type. Il ne se souvient plus de comment il l'a rencontré, ni par quel miracle il a réussi à retenir son prénom, mais il est enchaîné à lui pour la nuit jusqu'à ce que leur butin traverse les portes de sortie du bâtiment. Il n'est que le complice d'une nuit ; dans trois mois quelqu'un d'autre prendra sa place.
Harry passe une main tremblante dans ses cheveux bouclés après avoir décroché la toile du mur. Son cœur bat fort contre sa cage thoracique, il sent l'agréable sentiment d'adrénaline couler en même que le sang dans ses veines. Ses mains fines et habilles glissent le tableau dans le grand sac en toile que tient son acolyte, il ne peut s'empêcher de penser au futur qui attend l'oeuvre. Passer entre les mains des receleurs jusqu'à un jour atterrir dans le salon d'un milliardaire japonais.
—Bien, il est où l'autre tableau ?
Le bouclé le fixe un instant, maudissant son air de faux criminel. Vêtements noirs, air déterminé, regard sombre, pourtant il s'effondrerait s'il venait à croiser les lumières des gyrophares. Harry engage finalement le pas vers une autre pièce, attendant que Max le suive, et s'arrête devant un autre chef d'oeuvre.
Beata Beatrix, par Dante Gabriel Rossetti. 1872.
La première toile qu'ils venaient de s'approprier allait sans doute être vendu à un riche collectionneur, c'était son destin, mais cette oeuvre là était différente. Harry l'avait choisi, c'était elle qu'il voulait voir sur le mur de son appartement. C'était elle qu'il avait en tête depuis des mois. Elle ne sera pas vendue, elle sera admirée.
Harry répète la même opération, veillant à décrocher délicatement son tableau du mur pour le glisser dans le sac en toile avant de retirer ses gants.
—On a encore 10 minutes avant que tu ne donnes l'alerte, son coéquipier déclare. On passe à la prochaine étape.
Les poumons du bouclé se gonflent après la profonde inspiration qu'il vient de prendre. Il secoue la tête, se donnant le courage qu'il faut pour ce qui va suivre. Max retire lui aussi ses gants en soie et pose doucement le sac en toile à plat contre le sol. Il fait craquer ses poignets, sa nuque, comme s'il s'apprêtait à monter sur le ring.
—Tu es prêt ?
Le regard d'Harry est sombre, personne ne se douterait que ses prunelles prennent une couleur verte sublime à la lumière du jour. Il répond à Max par un hochement de tête et ne cligne même pas des yeux lorsque son acolyte lève le poing pour l'écraser sur sa mâchoire. Il étouffe un gémissement de douleur la seconde d'après et se cambre, sentant la brûlure se propager comme une onde dans tout son corps.
—Putain de-
—Allez, je dois partir maintenant, Max lance simplement en agrippant le sac en toile. On se retrouve à l'adresse indiquée dans deux semaines, c'est clair ?
Harry met quelques secondes à se redresser, une main sur sa mâchoire. Le décor tangue légèrement autour de lui.
—Fais attention aux tableaux, sa voix rauque lui ordonne à un volume adapté. Place les dans une pièce loin de la chaleur et des courants d'air.
—Du calme papa poule, c'est pas non plu-
—Je ne rigole pas imbécile. Ces œuvres sont plus vieilles que tes ancêtres et ont une valeur inestimable, alors prend en soin en attendant que je vienne récupérer la mienne. Fais toi discret surtout, n'expose à personne ce que tu possèdes.
Cet instinct protecteur l'anime à nouveau, contrôle la moindre de ses pensées. Il a du mal à imaginer son précieux tableau enfermé entre les mains d'un ignorant tel que Max, pourtant il n'a pas le choix. Le cambriolage n'est qu'une étape, le tout est de ne pas se faire repérer durant les deux semaines qui suivent car c'est à ce moment qu'une enquête de police a le plus de chance d'aboutir à quelque chose.
Max hoche la tête, il ne peut rien en face d'un homme voulant à tout prix protéger son bien. Alors, leur butin à la main, il s'enfuit d'une démarche rapide. Harry observe sa silhouette s'échapper mais s'y désintéresse rapidement pour fixer le mur en face de lui. Il est vide maintenant, dépouillé de son oeuvre. Il est comme Harry ; vide.
Il jette un regard à sa montre qui affiche une heure du matin. Il lui reste six minutes avant de donner l'alerte. Ses battements résonnent à ses oreilles, il prend le temps de calmer sa respiration avant de sortir de la pièce maintenant privée d'un de ses trésors. Il traverse les salles, croise le regard des portraits qui semblent le mépriser pour ce qu'il vient de faire. Et le meilleur reste à venir.
Dans cet immense labyrinthe, il parvient à retrouver le petit local abritant les données des caméras de surveillance. Il s'y introduit sans difficulté et observe les dizaines d'écrans qui diffusent les images en temps réel de chaque coin du bâtiment. Il suffirait de regarder les vidéos pour voir l'implication d'Harry dans l'effraction de cette nuit. Heureusement, il y a pensé. Il pense toujours à tout, jusqu'au moindre détail. Alors il sort une cassette de la poche de son uniforme et l'insère dans l'enregistreur à la place de celle contenant toutes les preuves pouvant l'envoyer en prison pour le reste de ses jours.
La nouvelle cassette montre une scène banale de cambriolage de musée où un pauvre gardien - Harry - se fait cogner en tentant de protéger l'oeuvre. Une scène montée de toute pièce et tournée il y a quelques jours pour donner un alibi à Harry. Satisfait, il cache la véritable cassette dans la poche intérieure de son uniforme et sort du local.
—Avis à tous les services, Harry s'exclame en positionnant son talkie-walkie devant sa bouche, infraction dans l'aile C. Le voleur a pris la fuite.
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—Merde, quel sombre salopard !
—Calmez vous monsieur Serota, on va lancer une enquêt-
—Que je me calme ? Un connard est entré par effraction dans mon musée et a volé l'équivalent de deux siècles d'histoire !
Le directeur du Tate Modern n'a jamais paru aussi hors de lui. Ce n'est pourtant pas la première fois qu'on ose voler le musée pour lequel il consacre sa vie entière. Son visage est rouge, autant que s'il venait de s'enfiler une bouteille de vin, et son front luit sous la lumières des spots. Ahuri, il observe les policiers qui examinent la "scène de crime". Car c'est bien de cela qu'il s'agit pour lui ; un crime.
—Et il a osé tabasser mon employé !
Harry n'ose pas croiser son regard, la culpabilité s'est manifestée à l'instant même où il a lu la panique et le désespoir dans les yeux de son patron. Monsieur Serota s'est toujours montré bienveillant envers lui, il aime parler d'art avec Harry. Pourtant celui-ci n'a pas hésité deux secondes avant de voler ces toiles. Il est prêt à trahir n'importe qui pour effacer le mal existentiel qui le ronge.
—Non mais regardez ce qu'il lui a fait, il poursuit en agrippant le visage d'Harry de sa large main, levant sa tête pour montrer aux policiers la tâche bleutée qui est apparue sur la mâchoire tranchante du bouclé. Il ne t'a pas loupé, ce salaud.
—Ça va, c'est rien de grave.
Le cinquantenaire lâche son visage en observant avec insistance sa blessure.
—Tu as été très courageux ce soir Harry, je suis désolé que ce genre d'incident soit tombé sur toi. Je ne peux pas te blâmer pour ce qu'il s'est passé.
C'est insoutenable, pour Harry, de maintenir le contact visuel. Ce qui le terrifie le plus c'est la facilité avec laquelle il parvient ne plus culpabiliser lorsqu'il pense à l'oeuvre splendide qu'il a dérobé.
—Monsieur, un policier détourne l'attention, nous allons devoir visionner les enregistrements des caméras de surveillance. Vous devez nous suivre jusqu'au local.
—Oui oui, bien sur, il répondit en soufflant avant de reporter son regard sur son jeune employé. Ça va aller ?
—Sans soucis, ne vous inquiétez pas.
—Bien... je t'accorde ta semaine. Tu le mérites je crois. Repose toi bien et appelle moi si tu as le moindre problème, c'est clair ?
—Oui, monsieur.
Il lui adresse un mince sourire, qu'il se force surement à afficher, et part avec l'un des policiers. Harry reste stoïque quelques secondes, il est pris d'une sensation de vertige. C'est l'adrénaline qui retombe, la culpabilité qui s'intensifie, le vide qui ne vas pas tarder à revenir. D'un pas lent, il traverse le musée pour en sortir. Il passe devant les deux murs vides par sa faute et prend le temps de s'arrêter devant son tableau favori.
Lady of Shalott, William Waterhouse.
Un vent incroyable de vitalité souffle en lui lorsque ses yeux se posent sur cette peinture. Si les autres parviennent à combler le vide, celle-là parvient même à l'éradiquer sur le champs. Mais il sait que jamais cette toile ne rejoindra sa collection personnelle, alors il quitte le musée.
Il déteste le métro londonien mais est bien trop fatigué pour rentrer chez lui autrement. Le vide semble le suivre partout et vient même habiter son appartement. Rien ne vit, tout est muré dans un silence pesant. La lumière forte des lampadaires passe à travers les fenêtres pour éclairer l'intérieur du studio et le visage inexpressif d'Harry. Il contemple son appartement bordélique, les piles de livres aux pieds du canapé et les tasses vides posées sur des feuilles volantes. Tout semble sans vie, et la solitude le submerge.
Certains soirs sont plus durs que d'autres mais tous se ressemblent. Il ne sait pas comment décrire le sentiment qui l'habite, il aime plutôt utiliser des métaphores et des comparaisons pour visualiser ce qui le bouffe de l'intérieur. Ses poumons, son cœur, ses veines et son corps tout entier ne sont remplis que de nuages. Des nuages gris qui avancent lentement, sans le moindre but, croyant pouvoir changer la couleur du ciel mais ne changeant rien véritablement. Le ciel reste bleu, derrière les nuages. C'est comme cela qu'Harry perçoit son existence, tout lui semble absurde.
Il se dirige immédiatement dans la pièce au bout du couloir, il en a besoin, et le poids pesant sur son cœur s'envole à l'instant où il passe le pas de la porte. Toutes ses œuvres se trouvent là, accrochées aux murs de la petite pièce. C'est sa vie entière qu'Harry contemple. Ses yeux passent sur chaque tableau, la fascination est la même que s'il venait de découvrir ces peintures alors qu'il les admire tous les jours. C'est puissant, ce qu'il ressent. Il n'y a rien de comparable. Les œuvres rayonnent, leurs auras illuminent tout.
Dans cette pièce, au milieu de ces chefs d'œuvres volées aux plus grandes collections, Harry se sent vivant. Le spleen a disparu.
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nda
hey, voilà le premier chapitre de Spleen, j'espère que le début de l'histoire vous plait ♡
J'aime beaucoup écrire cette histoire, elle est dans ma tête depuis pas mal de temps et regroupe beaucoup d'éléments que j'ai toujours voulu mettre dans un roman, alors j'espère qu'elle va vous plaire
N'hésitez pas à me donner vos avis, sur le personnage d'Harry, ce qu'il ressent, sur les tableaux, ou si vous avez un conseil à me donner, n'importe quoi :)
bise bise
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