t r o i s

« le ciel produisait les plus belles couleurs pour moi jusqu'au jour où j'ai vu tes yeux »



⋆ ⋆ 


Les paupières d'Harry sont closes si fort et depuis si longtemps que le noir qu'il contemple se transforme peu à peu en arabesques colorées. Couché sur le dos en plein milieu de son lit, il se laisse bercer par la musique que joue l'un de ses vinyls sur le tourne disque.


Every move you make

Every vow you break

Every smile you fake

Every claim you stake

I'll be watching you 


Il rouvre finalement ses yeux et contemple le blanc fissuré du plafond. Sa journée s'est passée sur ce lit, à écouter des chansons le transportant au siècle dernier. Parfois il se surprend à vouloir travailler. L'ambiance des musées lui manque, tous les touristes venant des quatre coins du monde, les langues différentes qui se parlent à côté de lui et les chefs d'œuvres qu'il a la chance de côtoyer durant ses horaires. C'est préférable au silence qui règne dans l'appartement lorsque le disque a fini de tourner.


Harry pourrait passer des heures entières dans la pièce au fond du couloir, à admirer ses trésors volés, mais il s'en empêche. Il a peur d'un jour se lasser d'elles, se lasser de ses toiles. Finiront-elles par ternir avec le temps ? Par devenir de simples peintures accrochées aux murs ? Ça le rendrait fou. Il n'est rien sans elles. Alors il ne reste pas plus d'une heure par jour dans cette pièce mais il profite de chaque minute pour s'extasier devant les chefs d'oeuvres qu'il s'est approprié.


Oh, can't you see

You belong to me

How my poor heart aches with every step you take 


Lentement, il tourne la tête pour regarder les quelques plantes qui traînent devant la fenêtre de sa chambre. Elles sont en train de mourir ; le rosier n'est qu'un tas d'épines, les cactus se ramollissent et l'aloe vera est devenue brune. Peu importe à quel point Harry s'occupe de ses plantes, elles finissent toujours par mourir et l'abandonner. Alors il a arrêté de s'en occuper.


Son attention revient sur le plafond fissuré alors que la musique commence à ralentir. Le temps lui semble long et en même temps si rapide. Les jours s'enchaînent sans qu'il ne les voit passer mais chaque heure est une éternité. Il devrait appeler sa sœur, prendre des nouvelles de sa famille qui vit dans le Yorkshire et leur accorder le temps qu'il gaspille sur son lit. Mais il n'a envie de rien.


Alors que la musique s'éteint finalement, son téléphone vient déjà perturber le silence qui s'installe dans la pièce. Il met quelques secondes à réagir, son corps semble presque figé dans cette position d'étoile de mer, mais il s'empresse de décrocher en voyant le nom de son patron affiché sur l'écran.


— A-allô ?


Cet appel est comme un pic d'adrénaline qui le fait se redresser instantanément. Les images du cambriolage défilent à la vitesse de l'éclair dans son esprit, il est soudainement pris de doutes : a-t-il bien jeté la cassette contenant les preuves de son implication, qu'a-t-il fait des gants en soie qu'il avait lors de l'effraction ? L'anxiété est comme une brûlure qui le réveille entièrement, son cœur ne bat pas plus vite mais plus fort contre sa cage thoracique.


— Bonjour Harry, c'est monsieur Serota.

— Oh, monsieur, bonjour, répond-il en feintant un air de surprise.


Son patron ne l'appelle jamais sur son téléphone, encore moins à trois heures de l'après-midi, et c'est la cause première des scénarios catastrophes qui se jouent dans la tête du bouclé. Il ne tient plus en place et se lève pour faire quelques pas autour du lit, tenant le téléphone contre son oreille.


— Comment allez-vous, il poursuit d'un ton évidemment exagéré, des nouvelles concernant les tableaux ?


Il préfère être fixé, savoir si oui ou non son plan contenait une faille qui allait l'envoyer en prison pour le reste de ses jours.


— L'enquête est en cours mais cet enfoiré a tout organisé jusqu'au moindre détail, s'exclame le directeur. On ignore comment il est entré ni comment il a échappé à tous les dispositifs de sécurité mais il l'a fait. Son plan était brillant. Ça me fait mal de l'admettre mais ce type est un génie. Un putain de génie très chanceux.


Ses muscles se détendent en comprenant qu'il n'est pas suspecté et un mince sourire vient étirer ses lèvres rosées. "Un putain de génie très chanceux". Harry se retient de remercier son patron, il ressent une pointe de fierté en pensant au plan absolument parfait qu'il a imaginé.


— J'espère que la police réussira au moins à retrouver les tableaux, Harry ment, souhaitant au fond de lui bien le contraire.

— Peu de chance, mais j'apprécie beaucoup ton intérêt. Hormis toi et moi, il semblerait que les gens se foutent complètement de ce vol et des deux chefs d'oeuvres qui nous ont été dérobé.


Harry sourit toujours et s'arrête devant la large fenêtre qui donne sur la rue. L'agitation est toujours présente dans ce coin de la capitale ; les terrasses sont pleines, les murs sont embellis par des artistes et les gens sortent sur leurs balcons pour mieux entendre la musique qui se joue parfois sur le trottoirs. C'est un quartier vivant, le plus authentique et représentatif de ce qu'est réellement Londres, la ville des artistes.


— Vous m'appeliez pour une raison particulière, monsieur ?

— Oui oui, je voulais te parler de quelque chose concernant la nouvelle campagne promotionnelle du musée.

— Vous souhaitez l'annuler en vu des circonstances ?

— Quoi ? Bien sur que non. Jamais. J'ai bossé bien trop dur pour l'annuler à la moindre complication.


Monsieur Serota n'a que ça en tête depuis quelques mois. Il s'agit d'un projet ambitieux et novateur qui arrive même à capter l'attention d'Harry. Le but est de recréer, grâce à la photographie, les tableaux les plus célèbres qui font la renommé du Tate Modern. Cela demande une certaine connaissance de l'art, des techniques, et un sens évident de l'esthétisme. Chaque tableau devra être reproduit sous forme réelle, jusqu'au moindre détail, afin de rendre vivant ce que personne n'a jamais vu autrement qu'en peinture.


— Je suis actuellement au studio avec l'équipe, poursuit le cinquantenaire, on est en train d'installer le décors pour le premier shooting et j'ai pensé que ta présence serait utile et appréciée.

— Je suis plus calé niveau peinture que photographie, monsieur Serota.

— C'est toi qui me suppliera de te faire venir lorsque tu sauras quel tableau nous allons reproduire.


Quelques boucles brunes tombent devant ses yeux clairs alors qu'il promène son regard sur la rue, écoutant attentivement son interlocuteur.


— Lady Of Shalott, de Waterhouse.


Rien que le nom du tableau provoque chez Harry un sentiment de merveille et de fascination, son attention est maintenant complètement placée sur son patron.


— Je sais que tu adores ce tableau, t'es toujours posté devant comme un imbécile au lieu de disputer les enfants qui touchent les statues avec leurs gros doigts. Je me suis dis que ça t'intéresserait d'assister à la séance photo, et peut-être de nous donner quelques conseils.

— Des conseils ?

— Ouais, je connais personne qui connaît mieux ce tableau que toi. J'ai besoin du point de vue d'un passionné. Alors, ça te tente ?


Harry baisse son regard sur ses plantes, touchant un cactus du bout des doigts, alors que l'image de sa toile favorite lui revient à l'esprit. Ce n'est même pas tant le tableau qu'il admire, mais la femme qui y est peinte. Une femme sublime, enchanteresse, qui l'envoute à la seconde où il pose son regard sur elle. Elle n'est faite que de peinture mais pour elle il serait près à tout.


— Oui, il répond après quelques secondes de silence, bien sur que ça me tente.

— Parfait ! Je t'envois l'adresse du studio par message. Ah et, ne crois pas que tu seras payé, c'est un cadeau que je te fais alors ne va pas croire que ça compte comme des heures supplémentaires.


C'est les derniers mots qu'il entend avant que son patron ne raccroche. Il reçoit l'adresse quelques secondes plus tard et part immédiatement de chez lui, ne jetant pas même un dernier regard à son appartement morose. Le studio se trouve dans un quartier chic de Londres, près de la city, c'est presque drôle de s'y rendre en métro. La lourdeur de l'air est insupportable, la chaleur à Londres est souvent étouffante et Harry bénit la climatisation lorsqu'il arrive au studio.

Le bâtiment est gigantesque et son sens de l'orientation est plutôt médiocre mais il parvient à trouver l'endroit où se déroule la séance photo, au 28ème étage. Le studio est animé, des dizaines de personnes s'activent dans tous les sens. Un fond vert est disposé au centre de la large pièce et dessus repose une barque ainsi que quelques fausses plantes.


— Voilà notre expert !


Il sursaute lorsque son patron débarque en lui donnant une tape amicale sur l'épaule. Son regard se promène encore sur le décor, sur les plantes en plastiques qu'une dame est en train d'arranger. Il y a de l'agitation dans tous les sens.


— Qu'est-ce que tu en penses ? Le décors te plait ?

— Hm, c'est un peu... artificiel ?


Le cinquantenaire éclate d'un rire franc qui attire quelques regards. Harry se sent mal à l'aise, comme souvent lorsqu'il est en public. Il n'est pas asocial, ni phobique, mais il ne trouve pas sa place au milieu de la foule. C'est comme nager à contre courant. Il sent les corps frôler le sien mais son esprit, lui, ne touche à rien et semble tellement loin des autres.


— Bien sur que c'est artificiel, je n'allais quand même pas débourser une somme astronomique pour acheter des fleurs. Mais ne t'inquiète pas, tout paraîtra naturel après un passage sur Photoshop. Suis moi, on va commencer la séance. Regarde où tu mets les pieds, ne marche pas sur les fils.


Harry ne proteste pas et suit docilement son patron. Quelques objections lui viennent en tête alors qu'il analyse encore le décor - la lanterne n'est pas bien accrochée à la barque, le drap brodé n'est pas assez long et tout semble clairement artificiel - mais ils les gardent pour lui. Après tout, il n'est qu'un gardien de musée, pas un directeur artistique.


— On va commencer la séance photo monsieur Serota, un type ridiculement beau déclare sans accorder la moindre attention au bouclé. Avez-vous des dernières suggestions ? le concerné secoue la tête avec sérieux. Bien, dans ce cas nous allons régler l'éclairage avant de commencer.


Ton sérieux, barbe bien taillée, pantalon en cuir et air arrogant ; aucun doute, il s'agit du photographe. Harry aurait voulu se placer en retrait, de façon à tout observer sans que sa présence ne se fasse ressentir, mais son patron tient absolument à l'avoir à ses côtés, près du photographe. Alors il ne dit rien et se contente d'observer.


Et ce fut sans aucune doute la meilleure chose à faire, sur le moment.


Son attention est rivée sur le décor et, silencieux, il contemple la scène qui se joue devant ses yeux. Elle apparaît comme un ange, vêtue d'une longue robe en soie bleue, brodée de fils d'or. Sa tête est baissée alors qu'elle se dirige vers la barque d'une démarche délicate. C'est tout ce qu'elle est ; délicate. Sublime. Les prunelles d'Harry suivent chacun de ses mouvements, les traits de son visages sont murés dans une expression mélangeant à la fois confusion et fascination. Il est frappé par cette soudaine présence, par la lumière qu'elle diffuse.


— Comment tu la trouves ? la voix de monsieur Serota peine à le sortir de sa torpeur. Elle représente la femme du tableau.


Et c'est dingue ce qu'elle lui ressemble. Pas seulement au niveau de ses cheveux dorées, de la pâleur de son teint, mais dans la grâce de son corps et l'inexpressivité de son regard. La femme qu'il a si longtemps contemplé semble être sortie de sa toile et le tableau qu'il admirait vient de prendre vie sous ses yeux. Comment ne pas perdre la tête ?


Quelque chose en elle vient saisir son souffle, un frisson parcourt sa peau et glisse sur sa colonne vertébrale lorsque ses yeux chutent sur sa nuque délicate. Ô combien il aimerait y faire courir ses doigts. Des types viennent manipuler les projecteurs alors qu'elle s'installe sur la barque et qu'elle arrange sa longue robe. La lumière vient éclairer sa peau et révèle toutes ses nuances de couleurs.


— Qui est-elle ? il demande dans un murmure, ne sachant réellement quelle réponse il attend à cette vaste question.

— Une certaine Morphée. Morphée Williams.

— C'est dingue, admet-il dans un souffle, plus pour lui même que pour son patron.

— Oui, c'est fou à quelle point elle lui ressemble. Nous l'avons tout de suite choisi lorsqu'elle a passé le casting, elle est parfaite.


Harry, qui s'est toujours contenté d'admirer des toiles, désire pour la première fois attraper un pinceau et créer la sienne à partir de ce qu'il voit. Il aurait voulu dessiner son corps, le creux de ses reins, reproduire la finesse de ses traits et mélanger les couleurs jusqu'à obtenir celle du grain de sa peau. Mais même William Waterhouse en aurait été incapable.


Son attention ne dévie pas de toute la séance, ses yeux non plus. Plus il regarde Morphée et plus il est fasciné. Il voudrait être à la place du photographe et l'admirer sous tous les angles. Quelques fois, elle a croisé son regard. Elle s'est même permise de maintenir le contact visuel pendant un court instant, juste avant de reprendre son professionnalisme. Et leurs cœurs avaient tous deux battus plus fort.


Lorsque monsieur Serota annonce la fin du shooting, Harry n'a toujours pas décroché son regard de Morphée. Il n'essaye même pas. Quelques personnes viennent la remercier alors qu'elle disparaît du décor et une coiffeuse vient détacher les longues extensions ajoutées à ses cheveux dorées.


— Qu'est-ce que tu en a pensé, Harry ?


Harry ressent un brin d'agacement lorsque son attention est demandée. Ses yeux quittent Morphée et se posent sur son patron qui affiche un air intéressé.


— Les photos sont surement très réussis, il répond d'un air détaché comme s'il n'était pas obsédé à l'idée de voir le résultat.

— Oui, nou-

— Monsieur Serota, la conversation est interrompue par un homme qui débarque à leurs côtés, mademoiselle Williams demande s'il est possible qu'elle soit payé en cash.


Le directeur du Tate fronce les sourcils, ne comprenant pas exactement l'utilité de cette requête. Harry quant-à-lui se prépare à écouter attentivement la conversation.


— Eh bien, je ne me balade pas avec 500£ dans ma poche, s'exclame-t-il suivi d'un petit rire. Dites lui qu'elle devra se contenter d'un chèque.


L'Homme hoche la tête et part aussi vite qu'il est apparu. Monsieur Serota a repris la conversation là où il l'a laissé mais Harry n'est plus là pour écouter. Du moins, c'est son esprit qui est ailleurs. Et ses yeux également, qui voyagent le long de la pièce jusqu'à se poser sur l'objet de sa fascination.


Morphée Williams. Celle qu'Harry aurait facilement pu confondre avec une oeuvre d'art.


. ✵ . * ✫  


nda

hey guys, voilà le chapitre trois, j'espère que vous l'avez aimé même s'il est un peu long niveau description (il le fallait bien), j'ai hâte de lire vos avis. Le tableau qu'Harry adule est en fait mon tableau préféré (permettez que je raconte un peu ma vie) et j'essaye vraiment de faire quelque chose de réaliste avec cette histoire alors j'espère que ça fonctionne mdr

N'hésitez pas à me donner vos avis, ça m'aiderait beaucoup pour la suite ♡ vous aimez les citations au début des chapitres, la présentation, les personnages, l'histoire ?

ah et les paroles au début sont celles de Every Breath You Take de The Police, une très belle chanson

love Xx

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