Chapitre 9

« Le ciel est noir, noir de mort. Noir de deuil. Noir de perte. L'air porte l'odeur métallique du sang. Une odeur de guerre. Le silence menaçant qui règne n'est brisé que par les cris de douleurs et les appels à l'aide désespérés. Le ciel au-dessus de moi n'est pas bleu, non, il est gris. Pas par la faute de l'orage, mais par celle de la fumée des incendies et des canons. Au loin, par-delà les lignes de cadavres, je vois des forêts décimées pour obtenir du bois, des collines percés par les boulets et des champs vierges de toute plantation.

La voilà, la réalité de la guerre. Des paysages dévastés, la nature anéantie, des cieux rendus invisibles.

Je suis tirée de mes lugubres pensées par un cri d'agonie plus proche que les autres. Aussitôt, je tente de me reprendre et les enseignements d'infirmière que j'ai appris me reviennent à l'esprit.

— Où êtes-vous ?

Seul un autre hurlement me répond. Bien décidée à sauver le blessé, je tente d'en trouver l'origine et me retrouve face à un éboulement dû sûrement à une explosion.

« Oh non, il doit être coincé quelque part en dessous » je comprends avec horreur.

Mon sang ne fait qu'un tour et je m'approche, tentant de repérer un signe de vie : une main, un gémissement, n'importe quoi ! Sous une immense pierre, je vois une chaussure dépasser. Je rassemble mes maigres forces et m'efforce de retirer le rocher, mais je ne fais que m'érafler les mains. Désespérée, j'essaye plus haut et parviens à enlever un petit roc. Ce que je vois en dessous m'arrache un haut-le-cœur : un visage d'homme en sang, une expression de douleur figée à tout jamais.

Je suis arrivée trop tard. Il est mort. La guerre vient de faire une nouvelle victime sous mes yeux.

Aujourd'hui, comme chaque jour depuis plus de cent ans, des innocents sont morts. Ils n'auront pas d'hommage pour récompenser leur bravoure, pas d'enterrement digne de ce nom, pas d'adieux à donner. Et leurs familles ne le sauront même pas. Elles resteront dans l'ignorance la plus totale, attendant quelqu'un qui ne reviendra jamais.

Nous devons faire quelque chose. Les Hommes sont cruels, vils, égoïstes et ils veulent nous anéantir. Si nous continuons ainsi, ils nous auront tous bientôt exterminé ou soumis à leurs pieds. Ils nous faut disparaître et nous faire oublier. Ils ne méritent pas de s'approprier nos découvertes et nos dons.

Suis-je la seule à le voir ? Je n'espère pas. Dans tous les cas, je ne laisserais pas mon peuple mourir. »

Soudain, le paysage de désolation qui l'entoure noircit et disparaît. Elle sent ses pieds quitter le sol et s'élever, comme si elle lévitait. Ses cheveux flottent dans les airs et ondulent sous la légère brise. Les environs deviennent plus clairs, jusqu'à être du blanc le plus immaculé. Ce dernier, presque lumineux, lui brule les yeux et elle clôt ses paupières pour se soulager. Le vent siffle dans ses oreilles, et elle a l'impression de s'évaporer doucement dans une brume de lumière. Ce n'est pas désagréable, c'est comme des chatouillis et une douce chaleur qui s'empare de son corps. L'expérience est toute autre qu'à « l'allée » . L'instant d'après, quand elle rouvre les yeux, elle est de nouveau dans la bibliothèque.

En voyant Liz trembler, Mats se précipite pour la stabiliser et passe un bras autour de ses épaules. Son souffle est court, trop court, et elle est incapable de respirer. Des ombres dansent devant ses yeux, presque des ballons, et elle craint de faire un malaise. Heureusement, sa respiration se stabilise et son cœur se calme. Ses battements ralentissent lentement, et elle adresse un faible sourire au jeune brun.

— Tu vas bien ?

Le ton de l'adolescent est inquiet et se veut apaisant, mais en l'entendant, c'est comme si le cœur de la jolie brune se fissurait. Tout ce qu'elle ressent et qu'elle tente d'enfouir au fond d'elle-même depuis qu'elle a appris la vérité sur son existence gonfle et elle craque :

— Non, je ne vais pas bien ! Comment ton peuple peut-il être si cruel ? Ils n'ont pas le droit de choisir de se faire oublier à leur guise et de manipuler les Hommes, sous prétexte qu'ils n'ont pas de super-pouvoirs !

Lorsqu'elle voit le choc sur le visage de Mats, elle sent un pincement de culpabilité, mais elle ne se tait pas pour autant. Pour la première fois depuis ce qui lui semble une éternité, elle s'est livrée, et cela lui a fait du bien. Elle crie, la tristesse se mêlant à la colère. Des gouttes salées s'échappent malgré-elle de ses yeux et sa voix se brise sur le dernier mot. Incapable de se contenir, elle fond en larmes.

Elle pleure ainsi, la tête entre les mains, son cœur saignant, jusqu'à ce qu'elle sente des bras protecteurs l'envelopper. Mats. Elle se blottit contre lui, la tête contre son torse et reste ainsi de longues minutes. Certes, elle est en danger de mort, mais au moins elle n'est pas seule. Elle a un ami sur qui elle peut compter. Un ami qui la soutient malgré les épreuves. Un ami qui lui pardonne ses écarts. Et ça, ça vaut plus que tout au monde.

Finalement, ses pleurs tarissent et elle s'écarte de son ami. Elle a peur de croiser le regard de l'adolescent, mais murmure d'une voix cassée et pleine de remords :

— Je suis désolée, je suis tellement désolée... Je n'aurais pas dû m'énerver contre toi et te dire tout ça, tu n'y es pour rien.

Un silence malaisant s'étire après ses excuses, et elle craint qu'il ne lui réponde pas quand il déclare :

— Je comprends. Je n'ose même pas imaginer ce que tu dois vivre... Tu es très courageuse, tu sais, il est normal que ça explose à un moment ! À vrai dire, je me demandais quand tu allais craquer, rit Mats.

Il lui adresse un grand sourire et elle lit dans son regard qu'il lui pardonne. Soulagée, elle le lui rend. Si elle s'en veut terriblement de s'être emportée, elle a désormais la preuve qu'elle n'est pas seule dans cette épreuve.

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