— De toute façon, tu n'as pas trop le choix. La téléportation est impossible et cette Caeli Columna est le seul moyen de monter.

— Génial... Pourquoi, avec tout ce qu'ils savent faire, les Spectres n'ont-ils pas créé quelque chose de plus agréable, comme le Torrens Aquae ?

— Tu sais, ce n'est pas du tout une violente rafale comme tu te l'imagines, au contraire, le vent peut se montrer doux. Enfin, ce n'est pas vraiment le cas de celui-là. Celui qui l'a modifié à l'aide de son influence était exécrable et sa Columna a hérité de sa personnalité. Quand on parle de l'influence spectrale, c'est exactement de ça qu'il s'agit : une influence. Un Spectre transmet énormément à ce qu'il crée: ses émotions, son caractère, son expérience... À chaque fois qu'on fait usage de nos talents, on utilise notre personne. Ce qui n'est pas vraiment sans risque.

La phrase de la Résistante s'achève dans une grimace mêlée d'un sourire, ses yeux semblant soudain rieurs, comme si elle se rappelait quelque chose de drôle. Curieuse, la jolie brune hausse les sourcils dans sa direction, comme pour lui demander de développer et elle continue d'une voix amusée :

— Le plus jeune Spectre ayant créé une Caeli Columna n'avait que quelques heures, il l'a fait par accident. Sa mère était tellement fière et épatée qu'elle a appelé des Diurnariis, nos journalistes. L'un d'entre eux a tenu à utiliser la colonne pour se démarquer de ses collègues, persuadés de tenir là "l'article du siècle". Il a passé des heures à se faire balloter dans les airs avant qu'on ne parvienne à le descendre. Depuis cet incident, il faut un diplôme pour en créer.

— Euh... Tu ne devais pas me rassurer ? Là, ça ne m'aide pas vraiment. J'ai juste encore plus envie de partir en courant.

Tout en parlant, Liz se tord les mains anxieusement et se mord les lèvres. Même si sa phrase dégouline de sarcasme, elle panique réellement et sent son cœur battre contre ses côtes. Elle jette un autre regard au-dessus du coin et voit le trou qui monte jusqu'en haut du bâtiment, à plusieurs dizaines de mètres de hauteur.

— C'est vrai, désolée, s'excuse la Résistante avec une grimace. Bon, pour monter, c'est très simple : comme pour un Torrens Aquae, tu dois juste t'avancer dans le courant d'air. Tu vas décoller de quelques centimètres, mais tu ne t'élèveras pas plus, jusqu'à ce que tu penses à l'étage que tu vises.  Le vent va te porter jusqu'en haut et te déposer directement sur le sol.

— Mais je ne sais pas où je vais ! Comment je fais ?

— Et bien, j'aimerais que tu fasses comme avec ton ami. Si tu as su te téléporter à lui, je pense que tu pourrais faire de même avec le Princeps. C'est la seule personne présente au dernier étage, alors tu dois chercher quelqu'un d'isolé.

— Et si ça ne marche pas ? Je ne suis pas sûre d'y arriver deux fois, je ne sais même plus exactement comment j'avais fait...

— Je suis persuadée que tu y arriveras. Dans le pire des cas, tu ne décolleras pas et je trouverais un autre moyen. Il ne t'arrivera rien, crois-moi. Allez, vas-y, tu passes en première.

La femme masquée pousse la jolie brune à quelques centimètres de la Columna. Geste appréciable, elle aurait pu la pousser après tout. Elle lève les yeux et sent son ventre se nouer face au bâtiment qui s'élève fièrement au-dessus d'elle. La peur la tiraille, mais elle ne veut pas gâcher toutes ses chances avec la Résistance. Après tout, c'est peut-être sa seule chance de survivre. Si elle ne le fait pas, elle prend encore plus de risques qu'en essayant.

Avant qu'elle n'ait le temps de faire le moindre geste, Liz se fait pousser par la femme et se retrouve dans la Caeli Columna. Ses pieds décollent du sol et s'élèvent dans les airs, la faisant paniquer plus que jamais. Son premier réflexe est de hurler, mais heureusement, elle voit que sa guide n'a pas menti: bien que ses membres inférieurs volent, ils ne s'éloignent pas de plus de quelques centimètres du sable sous ses pieds. Soulagée, elle sent son cœur ralentir progressivement et ferme les yeux pour mieux se concentrer.

Bien que l'environnement ne soit pas très approprié, l'adolescente parvient à se calmer et à faire abstraction de ce qui l'entoure. Bientôt, le vent n'est plus qu'un lointain murmure et sa crainte semble s'envoler. Tout en inspirant profondément, elle s'efforce de se souvenir de sa téléportation à Mats. Les sensations lui reviennent, et elle la revit une deuxième fois, sans pouvoir s'empêcher de se rappeler ce qui a suivi. Dire que ce n'était que le matin même... En à peine quelques heures, toute sa vie a été chamboulée une nouvelle fois.

Lorsque la tristesse remonte dans ses yeux, elle cligne plusieurs fois des paupières pour chasser ses larmes, tout en se répétant mentalement que ce n'est pas le moment. Pour l'instant, le plus important est de faire bonne impression. Espérant que la Résistante n'ait pas remarqué son trouble, la jolie brune se concentre et s'imagine projeter sa conscience comme un filet à la recherche de sa proie.

Cette fois, elle la déploie moins loin puisque le Princeps ne se trouve pas à l'autre bout du monde et remarque qu'elle a plus de facilités à détecter les Spectres environnants. Tout d'abord, elle entend le murmure mi familier mi étranger de la Résistante qui l'accompagne, tout près, et au fur et à mesure que son cerveau passe en revue les rebelles de l'immeuble, elle se rend compte que chaque chant est différent. Tous semblent raconter une histoire, dans une langue qui lui semble instinctive.

En se rappelant son objectif initial, elle éloigne un peu plus sa conscience et entend après quelques secondes de silence un son différent des autres. Il est puissant, très puissant, et beaucoup plus grave. L'étrange voix paraît véhiculer une certaine majesté, une grande noblesse, et paraît différente des autres. En quoi, Liz ne saurait le dire, mais l'aura du Princeps est bien plus mystérieuse et mystique. Bien décidée à faire ses preuves, elle se concentre le plus possible dessus, jusqu'à oublier ce qui l'entoure.

Ses pieds semblent alors s'éloigner plus encore du sol et, par réflexe, elle entrouvre ses paupières. Désormais, son corps flotte à quelques mètres du sol, de plus en plus haut à chaque seconde qui passe. Une douce brise siffle dans ses oreilles, calmant sa peur et l'apaisant. Bientôt, elle atteint le premier étage, puis le deuxième, le troisième... Sa crainte a disparu, remplacée par un sentiment indéniable de puissance. Elle se sent plus forte et plus courageuse que jamais, tandis qu'elle vole au-dessus du sable. De l'autre côté de la paroi transparente, des bancs de poissons l'accompagnent, tous différents. Il y en a des bleus, des verts, des rouges, des jaunes, des gros, des petits...

Soudain, le vent se transforme en bourrasque, et elle s'élève plus vite. Trop vite. En levant la tête, Liz voit le plafond invisible se rapprocher à toute vitesse.

« Je vais m'écraser dessus, songe-t-elle, paniquée. »

Sa peur revient à toute allure, lui nouant le ventre et faisant battre son cœur bien trop vite. Instinctivement, elle place ses mains sur sa tête pour se protéger de l'impact.

Mais, au lieu du choc violent, elle sent ses pieds se poser sur un sol solide. Avant qu'elle n'ait le temps de réaliser ce qu'il s'est passé, une voix grave résonne :

— Bonsoir, Liz.