Attentif au moindre bruit, je retiens la porte avant qu'elle ne claque. Mon sac est léger sur mon épaule, il n'y a presque rien dedans, à peine plus que lorsque j'ai quitta l'appartement, après ma dernière dispute avec Mandy. Ça fait plus d'une semaine, depuis la plage.
Je n'entends rien. Peut-être qu'elle est partie, mais j'ai dans l'idée qu'elle m'aurait prévenu si elle mettait les voiles. Les surprises, c'est pas vraiment son truc, ou alors elle n'a pas eu le choix. Là, on est dans un autre contexte.
Quand je m'avance, les volets du salon sont tirés. Quelques vêtements sont posés sur le dossier du canapé, et ils ne m'appartiennent pas. Si le maquillage me fait rêver, je n'ai en revanche aucun attrait pour les jupettes. Led, peut-être que si, vu ce qu'il a déjà porté en soirée. Je secoue la tête, essayant de me reprendre. Je pense à lui continuellement. Matin, midi et soir. Cette fin de semaine, j'ai tenté d'être plus présent par message. Je l'ai aussi appelé hier soir, pendant que je récupérais mes quelques affaires dans l'appartement de Yanis et préparais mon sac pour aujourd'hui. Parce qu'il fallait bien que je retourne dans mon propre appartement un de ces quatre, n'est-ce pas ? Même si l'envie n'est pas présente. L'aspect précaire de cette situation me saute au visage tandis que je contourne la table basse et passe devant le téléviseur.
Arrivé devant la chambre, je pousse la porte lentement, en silence. C'est vide. Ou plutôt, Mandy n'y est pas. Ses affaires, par contre, sont toujours là. Les miennes aussi, constaté-je en ouvrant un tiroir de la commode. Mes caleçons, ses culottes, nos chaussettes qui se sont mélangées au fil des mois à vivre ensemble... Ses soutiens-gorges sont dans un autre placard, faute de place ici. Du bout des doigts, j'écarte mes caleçons comme si ça ramènerait mon précieux butin à sa place, mais je dois me rendre à l'évidence : ce n'était pas juste un mauvais rêve. Les belles couleurs, les nuances moirées, tout a disparu de sa petite cachette. En retenant un soupir, je referme la commode puis lance mon sac sur le lit défait. Visiblement, mon absence n'a pas trop perturbé madame.
Je laisse les choses tel quel et passe à la salle de bain pour me rafraîchir. Il fait une chaleur de dingue ici, à se demander si elle a passé ne serait-ce qu'une minute à l'appartement, dans cette fournaise. L'eau me fait à peine du bien, c'est tout juste si j'en sens la fraîcheur plus de quelques secondes. L'été est caniculaire en cette fin de mois, décidément. Au début, on en est contents : un été chaud, une bonne chose ! Et puis, les jours passants et devenant de plus en plus chauds et insupportables, on se rend compte que c'est une connerie. Il fait juste trop chaud pour faire quoi que ce soit, et je me demande même comment j'ai pu sortir mercredi dernier.
Le souvenir de Led me rassure sur ma capacité à prioriser différemment quand j'en ai besoin : la température démentielle du Proudy était le cadet de mes soucis pendant que nous dansions, suant tout ce que nous pouvions l'un sur l'autre. Avec le recul, je me dis que ça n'aurait pas dû être si torride, surtout avec tout ce que nous avions bu. Est-ce que je le vivrais aussi bien en étant sobre ? Et puis, je me rappelle il y a une bonne semaine, après être rentré chez moi. Dans cette salle de bain. Son appel, cette visio, son sourire espiègle, l'incandescence et la raucité de sa voix tandis qu'il se masturbait et se doigtait. Le plaisir qu'il montrait me remue encore et ce n'est pas la première fois que je me demande ce qu'il ressent lorsqu'il fait ça et... d'autres choses. Comme quand il utilise ce qu'il appelle sa « collection » et qui me fait me sentir infiniment petit alors qu'il s'agit d'un amas de silicone.
J'inspire, comme si je pouvais retrouver son parfum, mais celui-ci est quelque part sur les fringues de Yanis, dans sa panière à linge depuis mon retour aux aurores jeudi matin. La journée a été affreuse après ça, et mon ami n'a pas cessé de se foutre de moi – tout en me couvrant auprès du manager qui me cherchait encore des noises. Mon absence de répondant était au rendez-vous, je l'avoue.
L'eau coule encore sur mes joues quand mes yeux sont attirés par un éclat et des couleurs, et je sens mon cœur faire un bond. C'est la même sensation que lorsque Yanis a ouvert le petit carton de ma commande, et pour cause : la palette git grande ouverte sur le meuble à tiroir à côté du lavabo. Je la fixe, comme si elle pouvait régler tous mes soucis ou les faire disparaître, mais rapidement c'est la déception qui m'envahit. On dirait que les couleurs ont été ternies. Je remarque des traces de vert dans le blanc, du marron dans le bleu, et d'autres mélanges qui n'ont rien d'attrayant. Ça me rappelle le sort des palettes de Mandy, quand elle les utilise sans changer ses embouts et finit par mélanger les poudres avec le temps. Là, les différentes nuances ont presque toutes été touchées. Son embout en mousse a touché tellement de couleurs différentes et depuis si longtemps que je suis incapable de définir de quelle couleur il était lui-même à l'origine. Il y a quelques semaines, je n'aurais rien remarqué. Je me serais contenté de constater que les poudres ne tiennent pas bien et sautent les unes avec les autres. Aujourd'hui, après seulement quelques séances, je me suis habitué à la propreté du matériel de Led. Quand je suis allé chez lui la seconde fois, ma capacité à observer autour de moi restaurée ou un peu en tout cas, je me suis vaguement fait la réflexion que ses pinceaux étaient impeccables et, surtout, propres. Pas une trace de produit, pas de résidus de couleur, contrairement à ceux de Mandy. Pareil pour ses embouts, même s'ils me semblent un peu différents.
Et j'ai mal, dans l'immédiat. Mal de voir que mon premier pas vers ce qui me fait rêver finit dans cet état après une semaine. Mal de me rendre compte qu'une semaine après ce qui me semblait être le début du renouveau, je n'ai pas l'impression que quoi que ce soit ait changé.
Du bout de l'index, je frotte dans un des cercles pailletés, enlevant une trace orangée pour faire apparaître la brillance lumineuse de ce « blanc licorne » que j'aime tant.
La porte des toilettes claque plus loin.
Je gratte un peu plus, jusqu'à voir les reflets multicolores qui attirent tant mon regard et font virevolter mes envies. C'est...
— Ça y est, t'es revenu, t'as fini de faire la gueule ?
Je sursaute, ôte aussi discrètement que possible mes doigts d'où ils étaient et enfonce ma main dans ma poche pour cacher mes doigts colorés. Quand je me retourne, Mandy me fait face. Son short est court, son débardeur n'atteint pas son nombril et ses cheveux flamboyants sont relevés au-dessus de sa nuque. Son maquillage est toujours présent, mais n'a rien à voir avec ce que je regardais.
— Ouais... marmonnais-je.
— Mh mmh. J'en avais marre de faire à bouffer. Tu commandes ce soir, m'intime-t-elle tout en baissant les yeux sur son téléphone.
— Quoi ? Ah non, tu...
— Pardon ?
Elle relève les yeux sur moi et quelque chose me hurle de me la fermer. Je sais pas ce que c'est. C'est Mandy. Quand on ne va pas dans son sens, ça finit généralement assez mal, je l'ai remarqué pour les deux-trois fois où j'ai osé avoir un avis différent du sien. D'ordinaire, ça tournait autour du sexe et de sa frustration, parce qu'en un peu plus d'un an je n'ai pas jugé utile de dire « non ». Je m'en foutais. Fermer les yeux et avancer en évitant tout ce qui tournait dans mon cerveau était ma priorité.
Aujourd'hui, mes pensées sont chamboulées par un type qui illumine tout ce qu'il touche. A commencer par moi.
Et je suis perdu, tandis que je la dévisage. J'ai le sentiment de découvrir son visage hautain, sa bouche pincée, alors que je les ai vus des dizaines de fois, pour n'importe quelles raisons.
Elle appuie encore quelques fois sur son écran, puis me toise de nouveau.
— Tu t'es barré sans un mot, Matthieu, dit-elle d'une voix sèche. Pendant une semaine.
Sans réfléchir, je roule des yeux.
— Sérieusement, t'as pas besoin de m...
Elle agite son téléphone.
— Tout le monde se demande ce qui t'a pris d'abandonner ta nana comme ça, tu sais ?
— Comment ça, ma nana ? grogné-je. On a parlé, Mandy, je t'ai dit que c'était fi...
— Non. On a rien discuté.
L'avertissement de Yanis me trotte aussitôt dans la tête. En parlant de lui, un truc m'interpelle :
— Très bien, on va discuter, soupiré-je.
Pas comme si j'en avais envie.
— Par contre, reprends-je, comment ça tout le monde ? Yanis ne m'a pas...
— Tu crois vraiment que ce mec est encore dans les groupes avec ce qu'il fait ?
— Comment ça ce qu'il a fait ?
A peu près tout me passe dans la tête. Il a déjà trompé Corentin ? Bordel, il lui a littéralement couru après, je l'ai vu lui emboîter le pas plus d'une fois quand le mec finissait son service plus tôt, et encore ! Il se faisait remballer en même temps qu'il le suivait. Depuis trois ans qu'on se connait, c'est la première fois que je le vois comme ça, comme si c'était lui, ce type et rien d'autre. Comme si son monde avait décidé de graviter autour du barman de l'Illicite. Peut-être que c'est le cas. Je vis les choses différemment au sujet de Led, mais je suis bien coincé comparé à Yanis. Lui, au moins, il ne se pose pas de question. Il y va franco.
— T'es pas au courant ? soupire-t-elle dramatiquement et pour le coup, je m'attends vraiment au pire. Il a viré sa cuti, les gars du groupe l'ont vu avec un mec au bar.
Mon cerveau fait un arrêt et je dévisage Mandy, abasourdi. Son expression est sombre et peu amène tandis qu'elle repart sur son écran, mais ses yeux me lancent derechef des éclairs quand j'ose un « et alors ? ».
— T'es sérieux ? On parle de Yanis, là, le gars qui se tape trois nanas par semaine, pas une pédale des bas quartiers.
J'en frémis. Une nausée bien connue s'empare de moi et se répand jusqu'au bout de mes orteils dans un frémissement désagréable.
Je peux pas laisser passer ça.
— Tu t'entends ? demandé-je. Comment tu peux penser comme ça ?
Ma voix me fait honte, on dirait un gamin qui s'est pissé dessus et cherche une excuse valable.
Cette fois, son téléphone glisse dans la poche de son short. Elle fait un pas en avant. Pour la première fois de ma vie, un mètre cinquante qui s'avance vers moi, ça me paraît incroyablement menaçant. Est-ce que j'ai déjà dit que Mandy présente souvent des signes de dangerosité ?
Arrivée à ma hauteur, elle lève les yeux et me toise. D'en bas. Et je me sens minuscule. Insignifiant. Une merde dont elle contrôle la chute dans le siphon.
— T'aurais pas un truc à te reprocher, toi ? crache-t-elle.
— Non !
Son sourire en coin m'informe, au cas où je ne le saurais pas déjà, que ma voix m'a trahi. Et qu'elle en sait beaucoup plus que je l'imagine. Elle fait un pas de plus. Sa poitrine touche le haut de mon ventre et je retiens ma respiration sous son regard glacé. Mon cœur a dépassé le stade de s'emballer. On en est au TGV.
— Réponds-moi, Matt. Qu'est-ce que tu ferais si je venais à révéler ton secret à nos proches ?
Mon cerveau devient tout blanc.
Putain.
Non.
Je suis pas encore prêt à ça, non.
Le sang a quitté mon visage depuis un moment quand, enfin, elle refait un pas en arrière et croise les doigts.
— Très bien, dit-elle. Je pense qu'on se comprend. Tu vois, Matt, le fait que t'aies pas de couilles, ça allait te desservir à un moment. Et clairement, on ne va pas arrêter ce qu'on a, pas maintenant.
— Mandy, je...
Ah, c'est ma voix, ça ? Un chaton ferait mieux, putain !
Sa main se lève et attrape ma mâchoire avec force. Mon cerveau embrumé fait aussitôt le rapport avec la façon dont Led agrippait mon visage mercredi soir sur la piste, plus ferme qu'elle, mais qui annonçait sa bouche, sa langue, le contact de tout son corps, la pression de son sexe contre...
Soudain, le visage de Mandy se déforme d'une grimace et sa main me relâche aussitôt, les bracelets à son poignet cliquetant.
— Tu déconnes ? C'est ça ton trip ? siffle-t-elle en essuyant sa main sur son short. Tu m'étonnes que tu sois le pote de l'autre pédé ! Entre dégénérés vous vous comprenez...
— Mandy, je t'en prie, arrête de...
— Non ! Stop. Tu prends le canapé. Je prends la chambre. Et tu bouges pas de là. Aussi, n'essaie pas de faire des trucs bizarres, et il est hors de question que je touche à un seul truc de BDSM pour tes beaux yeux ! En parlant de dégénéré...
Le sujet est complètement détourné et c'est devenu probablement pire, mais Mandy est du genre inarrêtable quand elle est partie comme ça. Elle me contourne brusquement et je vois ses mains délicates se poser sur la palette, la fermer d'un geste violent qui brise les jointures, puis elle l'agite en s'éloignant vers la porte :
— Poubelle. T'as toujours eu des goûts de merde dans tes cadeaux, Matt, mais ce truc de dragqueen, là, c'est vraiment le pompon.
La porte claque derrière elle, me laissant là, seul dans la salle de bain où chaque élément est son univers. Avec le sentiment que cette fois, quelque chose vient vraiment de foutre le camp.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top