Chapitre 48 - Matthieu
C'est quelque chose de vraiment étrange. Je veux dire, c'est la première fois de ma vie que je me défais d'une relation de moi-même et je découvre toutes les sensations qui y sont liées. Dont la culpabilité, même si elle est teintée d'un zest d'euphorie et de soulagement.
— Passe-moi la cafetière. Faut que je rachète du beurre, tiens...
Tandis que je lui tends le Graal matinal, Yanis grogne pour me remercier, les yeux encore plissés de son réveil. Il m'héberge depuis trois jours, et j'avoue que sa proposition me fait chaud au cœur. Je ne savais plus comme agir, réagir, que dire, que faire. Mandy m'a envoyé trois textos pour savoir quand je reviendrai à l'appartement et la seule chose que j'ai été capable de répondre, c'est... « jsais pas ». J'étais déjà pas bien éloquent avant ça, autant dire que ça arrange la situation, c'est sûr.
Trois jours, donc, que j'emprunte ses fringues à mon meilleur pote et qu'on va bosser comme ça. On est aussi bordéliques l'un que l'autre et cette configuration de trois jours nous conforte dans l'idée qu'on serait une catastrophe si on osait être colocataires. Sans parler qu'on finirait par ne plus se supporter. On s'adore, dans une certaine mesure, on se soutient, mais pas de là à vivre ensemble. Faut pas pousser. Et puis, comme il me l'a déjà rappelé au moins une fois (ou dix, j'ai perdu la notion à un moment), il y a Corentin qui s'est ajouté à l'équation.
Ça commence à s'étirer dans le temps, cette relation, tiens. Ça change de quand il baisait à tout va, et je dois avouer que ça lui va bien au teint. C'est discret, mais il est plus jovial qu'avant, bien que ce n'était pas ce qui lui faisait défaut. Yanis est mon total opposé, niveau caractère. Il est sûr de lui, rentre-dedans, n'hésite pas à suivre ses envies... Sans aller jusqu'à dire qu'il est un exemple, je le jalouserais bien sur plusieurs aspects.
Mon attention se noie dans mon café trop chaud. Je soupire et ignore magistralement le regard curieux de mon ami.
Je suis perdu.
Je soupire encore.
— Crache la sauce.
— Si je te connaissais pas, grogné-je, je penserais que tu me fais du rentre-dedans.
— J'ai essayé y'a trois ans, t'étais pas super réceptif, j'ai lâché.
Ça a le don de me faire quitter ma tasse des yeux pour me focaliser sur lui. Goguenard, il me dévisage, fier de sa réplique.
— Quoi ? m'étranglé-je.
Il ricane.
— Je déconne. Mais ça a marché, ça t'a sorti de ton petit cerveau.
— T'es vraiment con.
— Y'en a qui aiment ça.
Son regard brille et je devine à qui il pense. Ça m'agace un peu, mais tout à la fois je suis content pour lui. Il peut s'afficher ouvertement avec son mec. Le crier sur tous les toits. Faire ce genre de petite remarque anodine. Être normal. Pas comme moi qui flippe pour un rien. Au moindre bruit qui court, mon estomac se retourne, mon cœur s'y noie et mes poumons brûlent sous l'angoisse.
J'aimerais que ce soit facile de changer, que simplement prendre conscience des choses fasse qu'on avance aussitôt. J'y croyais, avant. Enfin, ça m'est arrivé d'y croire. En pleine nuit, en pleine insomnie, je me disais parfois « c'est maintenant ». Une heure après, j'étais effondré dans ma propre tête et je repartais dans mes travers sans avoir eu le temps de bouger un orteil.
— Tu revois Led bientôt ?
Je sursaute en revenant à lui, ce nom redonnant brusquement un coup de fouet à tout mon système. Plus efficace que du café !
— Aucune idée, avoué-je.
— Il bosse ?
— Je bosse.
Il hausse un sourcil, m'indiquant la non-recevabilité de cette réponse, et je plisse les yeux, menaçant. Il a la manie, ces derniers temps, de vouloir absolument me faire sortir de ma zone de confort. Pire : de toutes mes zones de confort. Mais si je n'ai plus rien à quoi me raccrocher, je ne garantis vraiment plus que quoi que ce soit se passe correctement.
— Tu pourrais...
— Je pourrais, le coupé-je, implacable. Je pourrais, mais s'il te plaît, laisse-moi essayer de... de... trouver mon rythme ?
Sourcils froncés comme s'il était ma mère, il me fixe tout en déchiquetant un bout de pain qui était destiné à devenir une tartine.
— Matt, excuse-moi mec, mais on connait tous les deux ton rythme : t'en as pas. Sauf quand tu danses, mais c'est une autre histoire, ça.
Ça pique, et je m'autorise à le détester pendant deux secondes. Pas plus, parce qu'il a raison et ça m'énerve davantage. Ça y est, je suis bien réveillé.
— Fais pas la gueule, allez.
— J'avance à ma façon, marmonné-je. Je te rappelle que j'ai rompu y'a trois jours !
À cela, il lâche le pain, croise les bras et me fixe. Vu le sujet que je viens de lancer, ça a le don de me faire flipper d'un coup.
— Quoi ?
— Toi, t'as rompu, dit-il.
Je fronce les sourcils. Qu'est-ce qu'il a encore ?
— Oui, oui et re-oui. Je t'ai tout raconté l'autre soir. C'est assez clair, non ?
— Ben... je sais pas.
— Comment ça tu sais pas ? Bordel, j'ai dit « non », et que c'est fini tout ça ! Qu'est-ce qui n'est pas clair au juste ?
— C'est Mandy qui n'est pas claire, si tu veux mon avis.
Douche froide.
— Je suis sûr qu'elle a très bien compris, tenté-je.
Il hésite. Moi aussi. Son « on en rediscutera » résonne de nouveau comme une menace dans ma tête et je lâche ma tasse pour frotter mon visage.
— J'en ai marre... soufflé-je.
— Ah, ça...
— Pourquoi ça peut pas être plus simple ?
— Parce que tu prends toujours la route la plus longue.
— Plus c'est court, plus c'est violent, rétorqué-je.
— Parce que ton GPS, c'est de la merde.
Bêtes à bouffer du foin, on ricane tous les deux. J'ai encore un poids sur l'estomac, mais avoir fait ma part pour me sortir de cette relation me fait quand même du bien. Yanis a malheureusement raison : ce n'est pas totalement fini. Il faudra parler, mettre les choses au point sur pas mal de sujets. Je me rends compte que Mandy constitue tout ce autour de quoi j'ai construit mon environnement depuis plus d'un an, comme s'il s'agissait d'un bouclier de protection.
Non, je suis con : c'était réellement un bouclier pour moi. Celui des deux qui préservait l'autre, ce n'était pas moi, mais elle, à son total insu.
Putain, est-ce que j'ai bien fait ? Évidemment que non, quelle question !
— Y'a quoi dans ta tête, là ? demande Yanis.
— Je sais pas trop...
— Plein de choses, je dirais. Lequel te vient en premier ?
— Est-ce que j'ai bien fait ?
— De ?
— De...
Ça tourne un peu.
— ... faire tout ça pour Led...
J'inspire profondément.
— Je sais même pas s'il va y avoir un truc entre nous, je veux dire... est-ce que je l'intéresse, d'ailleurs ?
— Déjà, je dirais pas que tu l'as fait pour lui, mais pour toi. Et puis, de ce que tu m'en as rapporté, il...
— T'as seulement mon point de vue, coupé-je. Il a peut-être juste pitié du pauvre mec coincé dans son placard, pour ce que j'en sais ! Peut-être que je suis un pari ou quelque chose du genre ? Une nouveauté qui l'amuse ?
J'ai lu assez souvent que les gars vierges de tout, ça excite. La communauté gay a une image qui est à double tranchant, et je ne sais pas si je saurais faire la distinction entre un type sérieux et un qui est là seulement pour se faire plaisir deux-trois fois en passant. Ça me rappelle Fred, d'ailleurs. J'ai eu la chance de tomber sur lui le soir où nous sommes allés au Proudy, quand j'y pense. Il était cool, et le revoir dans sa galerie était une surprise plutôt agréable. Est-ce que ça veut pour autant dire qu'il me plait ? Je ne suis pas sûr. Difficile de comparer l'attirance que j'ai pour Led et celle que j'ai pour Fred. Si tant est que j'en aie une pour lui.
— Je peux pas définir si tu l'intéresses, soupire Yanis. Je connais pas ce mec et j'ai que des ragots sur son compte, même en l'ayant rencontré quelques fois. Tu sais ce que j'en pense.
— Pas top.
— Les ragots, non. Mais ça vient forcément de quelque part, alors reste prudent quand même. Après...
Il hésite un peu, engloutit la moitié de son café pendant que je descends une tartine, puis reprends après avoir visiblement choisi ses mots :
— Ça peut te faire une première expérience, tu vois.
— Comment ça ?
— Eh bien... c'est pas comme si tu allais tomber sur le seul et l'unique dès le premier lancer de dé, hein...
Mon pain au-dessus de ma tasse, je le fixe. Je ne sais pas si je comprends ce qu'il dit. Si j'ai envie de déchiffrer ce qu'il sous-entend par-là, en fait.
— Tu vas peut-être un peu vite en besogne, tenté-je. Je ne pense pas que... enfin...
— Que tu voulais plus que quelques clins d'œil derrière un appareil ?
Je me sens rougir. C'est allé lééééégèrement plus loin, mais... il faut avouer qu'il n'y a pas de promesse à proprement parler entre Led et moi. Si c'était une fille, est-ce que ce qu'on a eu jusque-là serait déterminant pour entamer une relation ? Pour même estimer qu'on a déjà un truc tous les deux ?
Est-ce que j'ai envie de vivre quelque chose avec lui, d'ailleurs ? J'ai l'impression que tout s'emmêle. Ça va vite. Trop. Je m'en rends compte seulement maintenant. Je veux dire, je ne connais pas Led, concrètement. Est-ce qu'il est du genre à flirter avec tout ce qui bouge ? Est-ce qu'il cherche une relation sérieuse ?
— Peut-être... j'en sais rien, en fait...
Il s'étire légèrement. Yanis est de ceux qui se baladent torse nu chez eux, particulièrement au lever. S'il est agréable à regarder, il ne m'a en revanche jamais séduit dans ce sens-là, ce qui m'intrigue un peu. Peut-être qu'il n'est pas mon genre. Peut-être qu'il ne suffit pas qu'un gars soit beau ou attirant pour me plaire ? Fred a son charme, il a un petit quelque chose qui, je crois, pourrait me faire tourner la tête sur lui. Led, n'en parlons pas ; c'est mon corps tout entier qui suit sur son passage. Mon corps tout entier qui frémit, qui disjoncte quand il me touche. Mon cerveau qui court-circuite dès qu'il m'adresse la parole.
— Dis...
— Mmmh ?
— Tu penses qu'un mec comme Led pourrait réellement s'intéresser à quelqu'un comme moi ?
— Putain, c'est tellement dépréciateur comme question.
Je hausse une épaule, retenant mon rire. Pas vraiment comme si j'avais eu beaucoup d'occasions de tester du positif.
— Je te rappelle que je baise deux fois l'an et que j'entre dans la cour gay, tu veux vraiment qu'on disserte sur mon cas ?
J'expire à ma propre tirade. Yanis a des yeux tout ronds, surpris. C'est loin d'être le genre de chose que je dis en temps normal. Je suis trop réservé sur le sujet. Réservé tout court, bon sang. C'est peut-être ça mon problème, j'ai un putain de balai dans le cul.
— Ah ouais, c'est vrai, quand même, rit-il une fois la stupéfaction passée. Deux fois, t'es sûr, tant que ça ? Je sais pas ce qu'on va faire de toi, mon pauvre.
— Connard.
— Comment se porte ta libido en ce moment, d'ailleurs ?
Pris de court, j'en lâche ma tartine. Plouf. Y'a à boire et à manger dans mon café, maintenant, mais je m'en fous. Yanis est plus intéressant à cet instant précis. Son rictus va lui arracher la gueule s'il sourit plus grand.
— Tu m'as bien entendu, dit-il. T'as envie de baiser en ce moment, non ? Je veux dire, tu t'es branlé ici plusieurs fois après tes rencontres avec Led, alors que c'est définitivement pas ton style. Surtout vu ce que tu viens de dire.
— Dans le genre gênant, tu sais te poser, hein ?
Il fait un geste évasif.
— J'ai pas de raison de prendre des pincettes. Y'a un tabou, ici ? Non. On parle de cul, mec.
— De mon cul, rétorqué-je en roulant des yeux.
— Et c'est encore mieux si t'as l'intention de faire des trucs avec, dis donc !
Résister à Yanis, c'est comme affronter un ouragan à mains nues : ça ne se fait pas, sauf si on est suicidaire. Et clairement, ce n'est pas mon cas. Quand j'affiche ma reddition, mon ami se fend d'un sourire d'autant plus éclatant.
— Alors, reprend-il en me pointant du doigt. T'as la queue qui frétille pour le petit Led ?
— T'es vraiment un porc, grimacé-je.
— Je note que tu ne hurles pas « non » comme tu le fais habituellement, je prends ça pour un oui.
— Putain, Yanis !
— Oh, allez, y'a pas de mal à ça ! C'est pas comme s'il te l'avait déjà mise, hein. Remarque, ce serait écrit sur ta gueule !
Je me sens devenir cramoisi à cette idée, et ce qui me vient aussitôt, ce sont les gentilles injonctions de Led dimanche soir. Quoi faire, où mettre mes doigts, comment me toucher. La chaleur de ce souvenir glisse dans mes entrailles et je me cache dans ma tasse pour faire bonne mesure en grognant.
Yanis me dévisage et émet un bruit que je n'arrive pas à définir.
— Attends, il l'a fait ?
— Non ! bullé-je dans mon café.
— Y'a eu un truc, je le sais !
— Ta gueule !
— Ne nie pas ! Je te connais bien et t'as cette tête de... putain, c'est quoi cette tête au juste ? Vous avez fait tâte-couilles ou quoi ?
Je m'étouffe à son expression et recrache la moitié de ma boisson sur la table. Il grimace.
— Merde, t'es dégueu !
— C'est toi le dégueu ! Tu fais chier !
Faussement en colère, je me lève et entreprends de chercher de quoi nettoyer le merdier qu'il y a à ma place. Je sens son regard me suivre avec attention. Il n'essaie même pas de se dissimuler. Yanis a compris qu'il y avait quelque chose. Je ne lui ai jamais caché les rapprochements avec Led, mais il ne sait pas exactement ce qu'il s'est passé durant ces moments. Encore moins les tous derniers. Rien qu'à songer à Led qui me touche, à ce qu'il pourrait faire et les barrières qu'il a veillé à ne pas franchir malgré tout, je...
De nouveau, mon ventre s'embrase, mes joues s'échauffent. Je suis à deux doigts de bander sévère au petit-déj.
— Putain... soupiré-je.
— Quoi ? J'ai rien fait cette fois !
— Ah, tais-toi, toi !
— Bon, mais il t'a tâté ou pas au final ?
La journée va être longue.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top