Tome 1 - Chapitre 9 : Led


Dimanche 7 juin.

— Tourne la tête à droite. Un peu plus... non, pas tant, reviens ! Droite, droite... là ! Bouge pas !

Az' est le modèle le plus malléable que j'ai. Le plus joli aussi, à l'heure actuelle. Sous les flashs des projecteurs, quand je presse le bouton de l'appareil, elle ne bouge pas d'un poil. Ses yeux ne clignent pas. Elle est habituée, elle est parfaite. Sur sa peau sombre, les dégradés et les irisés détonnent, chatoyants sous les lumières vives. A chaque maquillage, à chaque créature que je lui fais endosser, j'essaie de respecter sa beauté naturelle. Az' est sauvage et magnifique dans sa manière d'être, au-delà du physique.

Ses yeux noirs plongent dans l'objectif de mon appareil. Mon index la mitraille. Un de ses pieds bouge, faisant onduler l'extrémité de sa longue queue de sirène.

Aujourd'hui, mon adorable Az' est une reine des profondeurs océaniques. Les lumières jouent sur sa peau, font ressortir toutes les teintes, toutes les nuances que j'ai apposé sur ses écailles en silicone. Le long de ses bras, sur son ventre. Quand elle redresse fièrement le menton, exposant sa mâchoire et son cou, elle est simplement majestueuse.

— Aaaaaaaz', pourquoi t'as une chatte, sérieux ! T'aurais été siiiiiiii bandant !

— Merci mon chou, mais j'aime ma chatte.

— Lève un bras.

— Comme ça ?

— Ouais, nickel. Tends les doigts. Griffes vers moi.

Elle s'exécute.

Ce que j'aime dans mon métier, c'est la possibilité quasi infinie d'amener des créatures et des concepts à la vie, à grands coups de maquillage, de peinture, de silicone et tout élément me permettant d'arriver à mes fins.

Quand j'ai lancé mon propre studio, j'ignorais dans quoi je me lançais concrètement. Shining Led - SFX & make-up m'a permis de mettre en application tout ce que j'avais appris et bien plus encore. Transformer un humain en ce que je souhaite est un défi qui me plait beaucoup trop pour que quoi que ce soit se mette en travers de mon chemin.

La nageoire d'Azilis s'agite de nouveau.

— T'as mal ? demandé-je en le remarquant.

— Juste la position, marmonne-t-elle. J'ai plus de sang dans mon pied alors je vérifie qu'il bouge encore...

— On fait vite. Tu me dis si ça devient problématique, ok ?

Elle hoche la tête. Elle est habituée à mes frasques et aux désagréments que mes lubies peuvent causer, mais elle est suffisamment intelligente pour savoir dire stop sans se sentir coupable de penser à sa santé et son propre bien-être.

Conscient de ses efforts, j'opte donc pour une nouvelle prise de vue. Je pose l'appareil et m'avance près d'elle.

— Tu vas bouger, dis-je.

— Dieu merci, répond-elle en roulant exagérément des yeux.

— Continue comme ça et ça durera le double de ce que j'ai prévu.

Elle grimace profondément, sachant que j'en suis capable juste pour l'emmerder. A deux, nous parvenons à la déplacer malgré le bas de son corps qui est immobilisé dans la longue queue en latex épais. Son rocher en mousse menace de partir dans tous les sens et elle tente de se stabiliser en s'y agrippant, le souffle court et les yeux ronds.

— Ça va tomber, gémit-elle.

— Mais non, mais non. C'est solide.

J'ai bien fait de ne pas mettre mes plus beaux habits aujourd'hui. Déjà parce que j'aime être confortable quand je suis en séance, mais aussi parce qu'Azilis s'agrippe à moi avec toute la force de son désespoir. Je me marre comme un demeuré en le remarquant. Je vais être couvert de peinture et de paillettes.

L'installer n'est pas si difficile. J'ai beau être une crevette, je n'en reste pas moins plus costaud qu'elle, et faire ce petit effort n'est pas grand-chose vu le résultat qui m'attend à la fin de cette séance.

Hier, j'ai comaté une bonne partie de la journée, derrière le comptoir de la boutique Kosmos. C'est la voix de Béa, reine des reines pour parler sans s'arrêter, qui m'a maintenu éveillé et empêché de m'endormir. Je ne me souviens pas du moment où j'ai retrouvé mon lit, et pour cause : je me suis réveillé sur le canapé ce matin, encore habillé et maquillé de la veille. Ma peau hurle au scandale, à la traîtrise. J'ai passé une heure ce matin avec mes masques apaisants et mes crèmes hydratantes pour atténuer ce drame. Comme il n'y a qu'Azilis qui devait passer aujourd'hui, mes épaisseurs de maquillage sont moins nombreuses. Disons aussi que ça fait moins de merdes à nettoyer de mon côté de l'appareil photo. Le dépôt n'est pas super glamour quand j'en décolle mon œil et mon nez.

Aaah, être « beau », ça se mérite. L'envers du décor.

— Reste sur le ventre, dis-je à ma modèle. Ouais, maintenant, redresse-toi sur tes bras...

— Façon Petite Sirène ?

— Dans ce genre.

— Avant ou après la vague dans la gueule ?

— Sois belle et tais-toi, ok ?

Avec un petit sourire narquois, elle prend la pose, de nouveau dans le personnage. Les flashs crépitent. Mon objectif, pendant de longues minutes, des heures peut-être, l'immortalise telle que je la veux. Je donne vie à cette reine qui se meut dans mon esprit depuis des mois, que je couche sur papier à coups d'aquarelles, de crayons, de notes, de tests. Dans mon atelier, j'ai une caisse remplie des ratés.

Plein de ratés, d'ailleurs. Ceux de la reine mais aussi beaucoup d'autres. Les ministres, le roi, les frères, les sœurs. Tout cet ensemble que je souhaite amener à la vie et qui ne fait qu'entretenir mon imaginaire et ma frustration. C'est un projet que je travaille un peu dans l'ombre, faute de moyens, de temps, de visibilité. En attendant, je fais grandir Shining Led, petit à petit. Je prends les projets que l'on veut bien me confier, de la réalisation artistique au support visuel demandé. En complément, je travaille, dans la petite boutique de Béa. A présent, c'est à ses côtés que je souffle le plus. J'y passe de bons moments et je n'ai pas grand-chose à gérer, alors qu'une fois rentré, mon cerveau tourne à plein régime que je sois éveillé ou non, sobre ou défoncé. Je connais mieux mon canapé et mon parquet que mon lit, il faut bien le reconnaître. Mais la folie furieuse qui m'agite à l'idée de faire sortir toutes ces images de ma tête n'a que peu d'équivalents.

J'ai un très large cercle d'amis, de nombreuses connexions grâce à ma formation et aux réseaux sociaux sur lesquels ma notoriété d'artiste ne fait que croître au fil des mois. J'ai donc à peu près tout le monde, concernant les personnages que je souhaite.

Tous, sauf un.

Le Prince Triton.

Celui qui me tient le plus à cœur, bien entendu, sinon il n'y a rien de drôle. Oh, j'ai des postulants à gogo, pas de soucis pour ça. Des belles gueules, des corps d'Apollon, des blonds, des bruns, des... tout. Mais malheureusement, personne n'a ce petit truc que je cherche. Ce quelque chose qui me ferait frémir. J'ai une idée si spécifique en tête que c'en est rageant. Je veux... le ressentir. Ressentir le « Prince Triton ». Le premier personnage que j'ai créé dans mon tout petit cerveau, il y a si longtemps que je ne suis même pas sûr que j'étais en âge de savoir lire à l'époque. Personne n'a l'air de comprendre l'importance de ce projet. Je m'en fous. C'est à moi.

Alors oui, ça m'agace. Parfois, je me sens à deux doigts d'arrêter à cause de ça. Si la pièce maîtresse n'est pas la bonne, l'équilibre sera rompu.

En attendant, j'attends, je travaille comme un damné, et j'espère.

Ça fait dix ans que je suis comme ça, depuis que je me suis engouffré dans ma liberté et que toutes les portes se sont ouvertes à moi.

Dix ans, pour quelqu'un d'impatient comme moi, ça fait long.

La petite aiguille de l'horloge a fait le tour presque complet du cadran quand Az' sort de la salle de bain en ce début de soirée. La vapeur qui la suit atteste de la douche brûlante, voire bouillante, qu'elle a pris pour se débarrasser des dernières traces de produits : peinture, latex, maquillage et tout ce dont je l'ai affublée tôt ce matin quand elle a débarqué.

— On sort, ce soir ? demande-t-elle en enfilant sa petite culotte, debout au milieu de ma chambre. Ou tu veux bosser ?

Assis en tailleur sur mon lit, je réfléchis rapidement. J'ai envie de traiter les photos cette nuit, ou au moins de commencer le tri pour voir où je vais avec cette session. Il faudra peut-être recommencer. Ah, il faut que je nettoie les prothèses qu'elle a portées toute la journée, aussi. Je vais sûrement commencer par ça, j'en ai pour un moment à remettre de l'ordre dans mes affaires. Il faut ranger. Et sculpter la tiare du roi. Est-ce que je fais un trident ? J'adorais le trident du Roi Triton quand j'étais môme. Je trouvais ça tellement classe ! Le summum du badass. Je veux faire un trident. Il lui faudra un trône, oh mon dieu est-ce que j'ai la place de confectionner un trône, au moins ? Ça va traîner pendant dix ans, ça va m'encombrer mais putain, je veux un trône de coraux et de perles. Avec plein de perles, ouais. Des coquillages, aussi. Je dois aller à la plage. Est-ce qu'il fait beau demain ? Est-ce que la municipalité a déjà mis les bus régionaux en place pour aller sur le bassin ? Je prends une pelle ou pas ? Un seau, c'est sûr, mais comment je...

— Leeeeeeeeeed ! On sort ou pas ? Y'a quoi de prévu ?

Sa voix me sort de mes pensées dans un sursaut, et je mets quelques secondes à retrouver le fil de la conversation. J'ai besoin d'une pause, je crois. Il faut que je décroche.

— J'en sais rien, dis-je finalement. Y'a un message sur le groupe What'sApp ? Quelqu'un a lancé un truc ?

— Eug' parlait de manger en terrasse sur les quais. Antho' et Rom' semblaient partants, je suppose que Laetitia sera là aussi.

Eugénie n'est pas mon humaine préférée, mais pourquoi pas. Anthony et Romy sont colocataires, au grand dam de Laetitia, la petite amie de Romy. Mais financièrement, il semble que cette situation doit durer encore quelques temps. Chacun sa merde, comme ils le disent si bien. Autant dire que le jour où Anthony aura une situation stable, il y aura probablement un déménagement à sabrer. Et des paris à encaisser...

— Ça m'a l'air pas mal, dis-je en m'étirant.

— Tu te changes ?

Elle me connait si bien.

— Juste un peu, ricané-je cependant. Besoin de confort, ce soir.

Et qui dit confort, dit Az' la tête dans mes placards. Je la laisse faire : elle adore jouer à la poupée et j'ai définitivement tout ce qu'il faut chez moi pour qu'elle laisse libre cours à sa folie. Sa spécialité prend rapidement le pas quand je me retrouve à porter mon débardeur le plus large et le plus court, ainsi que mon short le plus, euh... le moins couvrant, plutôt. Ouais, le moins couvrant. Je vais me geler le cul, sauf si on se retape une soirée pré caniculaire. Même comme ça, j'ai quand même un petit doute : je suis un grand frileux.

— T'es sûre ? lui demandé-je.

— Un souci ?

— Les courants d'air.

— Ah, t'es chiant. Mets tes cuissardes !

— Oui m'dame.

La question « lesquelles » n'a pas le temps de franchir mes lèvres qu'elle est déjà dans mon placard à chaussures pour ouvrir les boîtes. S'il y a une chose à laquelle je fais attention, ce sont mes dizaines de chaussures, de la plus simple pour aller courir (spoiler alert : je ne cours pas), à la plus fancy pour défiler sur les podiums. Az' ne me fait pas l'affront de sortir mes cuissardes à talons aiguilles en vinyle rouge. Elle opte pour plus tranquille, avec d'épaisses semelles compensées qui restent confortables pour mes pieds fatigués.

— Je valide, dis-je.

— Parce que tu crois encore que t'as le choix, toi...

Mes chaussons molletonnés volent dans un coin de ma chambre, faisant sursauter un truc au coin du lit. Un miaulement résonne à peine. Bientôt, la grosse boule de poils qui avait élu domicile dans ma chambre détale en courant, en une épaisse traînée blanche et bedonnante.

Pendant quelques secondes j'observe mon reflet dans le miroir de l'armoire. Mes cheveux ont un peu perdu de leur bleu vif, mais au moins mon dégradé est toujours bien visible quelle que soit la lumière. Mon maquillage est un peu fade. Mais en soirée et à la lumière des réverbères, ça suffira amplement.

Je passe une main dans mes cheveux, les ébouriffe et juge du résultat en me dévisageant.

— Reste comme ça, dit Az'. Avec de la chance, ton côté sortie du lit va faire tourner des têtes et tu trouveras enfin ton prince charmant !

— Très drôle, Az'.

Elle ricane en sortant de la chambre. Je remets mes cheveux en place, omets volontairement le spray que je porte habituellement pour tout fixer, glisse dans mes bottes et la rejoins dans l'entrée.

Les quais sont presque au bas de chez moi. J'ai la chance de vivre entre deux quartiers : les mal famés et les bourgeois. Ça me laisse la possibilité de ne pas forcément me faire descendre par les uns quand je mets le nez dehors ni trop regarder de travers par les autres.

— T'as pas reparlé de ce type, t'as lâché l'affaire ?

L'air est tiède dehors. La terrasse sur laquelle nos amis se sont réunis n'est qu'à quelques minutes de marche et je les en bénis mentalement, tout à cette torpeur qui me tient toujours.

— Quel type ? demandé-je, perplexe.

— T'es à la ramasse ou quoi ? Le gars de l'Illicite.

Il me faut quelques secondes pour remettre les choses dans le bon contexte, puis me souviens de l'inconnu du bar. Ah, lui. Je soupire et hausse les épaules, profitant de la fraîcheur revigorante du début de soirée. Enfin, pas tant un début. Il est déjà tard : Juin, il fait nuit...

Les terrasses ont déjà commencé à se vider devant les restaurants et les brasseries. C'est dimanche soir, et les gens ne s'attardent pas tellement en extérieur, se préparant à travailler demain. De mon côté, la boutique n'ouvre pas le lundi, donc c'est une grasse matinée, voire une journée de sieste, qui s'annonce.

— Etant donné que je ne reverrai jamais ce type, soupiré-je dramatiquement, je me concentre sur la suite...

— La suite ?

— Trouver un bon coup pour la nuit. Un bar après manger, t'es tentée ?

— Et une nuit de sommeil, t'es tenté ? rétorque-t-elle en riant.

— T'es de moins en moins drôle. La vieillesse te guette avant l'âge !

Elle rit plus fort, attirant l'attention de quelques passants sur nous. Mais nous savons tous deux que, plus que le bruit que nous faisons, c'est notre apparence hautement colorée qui fait tourner les têtes. Un pari que nous avons pris depuis des années que nous nous connaissons : quitte à ce que les gens nous dévisagent, autant que nous sachions pourquoi. Et ça marche. Il n'y a que dans l'intimité de nos appartements que nous laissons tomber les artifices. Parfois c'est fatiguant. D'autres fois, euphorisant. Un peu comme tout, certainement.

— Ce qui me tente vraiment, finis-je par reprendre, c'est un mec.

— Ouais ?

— Pour le fils Triton.

— Ah, ok, t'es reparti sur ça. Donc, une potiche humaine.

— Avec une queue.

— De poisson ?

— Aussi !

Elle fait une petite moue.

— T'en es où des designs ?

— Quasiment finis, j'ai commencé les derniers modelages, mais sans l'humain qui sera dessous, c'est un peu plus compliqué.

— Pourtant ça te gêne pas, pour certains de tes clients.

— Du standard sur une commande qui demande du standard, c'est gérable, mais là ce n'est pas pour du tout-venant ! On est sur du sur-mesure, Az' !

Les voitures passent, longeant les quais et les restaurants sans vraiment se soucier des limitations de vitesse.

— T'as rien modelé sur moi, réplique-t-elle après quelques instants.

— J'avais pas besoin pour ce que j'ai appliqué.

— Et les oreilles ? Enfin les branchies bizarres, là ?

— Pas besoin de ça, je te dis.

— J'comprends vraiment pas tout, des fois.

— Chacun son métier.

Et que chacun garde sa différence et n'empiète pas sur les plates-bandes d'autrui, c'est tout ce que je demande. J'aime ce que je fais, mais pour rien au monde je n'irais l'enseigner : les explications, générales ou détaillées, ça me gave.

— Tu vas chercher où, pour ton modèle ? insiste-t-elle.

— J'en sais rien... j'ai pas mal de mannequins qui hantent ma messagerie, j'irais voir par là. Où une annonce sur le site, j'ai plus de visibilité qu'avant.

— Tu vas tomber sur tous les Casanova du coin, ça craint.

— Et tu suggères quoi, un casting qui va durer dix ans ?

— Changer de pièce maîtresse, par exemple.

— Non.

— Led...

Je ne sais pas combien de fois elle a soulevé le sujet. Changer un bout par-ci, un autre bout par-là, pour plus de facilité dans la réalisation. J'ai suivi ce conseil, qui hélas est avisé et réaliste, sur plusieurs projets. Mais pas cette fois. Az' le sait, ce projet me tient trop à cœur. C'est si... personnel. Je ne gagne absolument rien en le concrétisant, sinon répondre au besoin de mon art, et de la passion qui me démange. De mes rêves, aussi. J'aime l'eau. L'océan. L'idée que des créatures mystiques puissent les peupler. Sur les étagères de ma chambre, j'ai arrêté de compter les romans et autres ouvrages qui traitent du contenu des profondeurs. Du simple dauphin à la sirène en passant par le terrible Cthulhu... dont les tentacules hantent parfois autant mes rêves que mon cul.

— Je ne changerai rien à ce que j'ai en tête.

Elle n'ajoute rien, enfin. Le sujet est clos et elle finit par rester silencieuse, du moins jusqu'à ce que nous retrouvions nos camarades. Les retrouvailles sont tranquilles, si on omet le cri aigu de Romy, comme à son habitude. J'ignore depuis combien de temps ils sont attablés, mais des assiettes de charcuteries et de fromages sont déjà là, visiblement aussi entamées que leurs verres.

L'air qui circule sur les quais est agréable et glisse entre les terrasses dans une petite brise qui m'apaise. C'est ce qu'il y a de mieux après une journée à être campé sur mes jambes, les bras levés et crispés. Je me laisse tomber sur la première chaise venue, c'est-à-dire empruntée à nos voisins de table.

— Ben alors, on vit reclus de la société ? ricane Eugénie. On vous a pas vus de la journée, c'était ciné aujourd'hui !

— Je bossais, répliqué-je en tendant une main vers la petite corbeille à pain.

— Tu bosses toujours, rétorque Anthony en levant les yeux au ciel.

Je me retiens de sortir quelque chose de définitivement désagréable et plus gros que moi. Le pauvre en prend déjà suffisamment plein la tête avec sa colocataire, je n'ai pas à en rajouter une couche. Mais que c'est tentant !

— Vivre de sa passion, c'est la vie.

— Fais gaffe, y'a un moment où elle va te filer entre les doigts.

Connard.

Je me contente de rire doucement. Je ne sais pas combien de fois j'ai entendu ça. Les gens sont incapables de comprendre ce besoin. Créer. Encore, et encore. Vider son esprit de tout ce qu'il a pondu et qui l'encombre et qui tourne, tourne, tourne. Dans des dossiers, j'ai des dizaines de croquis, de projets, d'idées qui ont germé au fil des années, des mois. Avant, mon cerveau était juste un gros fourre-tout dans lequel s'amoncelait les choses. Mais j'ai appris. Les beaux-arts, l'école de maquillage et d'effets spéciaux, tout ce dont j'avais besoin pour apprendre à canaliser et dompter mes pensées et toutes ces images.

— Travailler ne m'empêche pas de prendre du bon temps.

Et je ne me prive pas pour trouver de très charmantes conquêtes quand j'ai une soirée de libre. Qu'on se le dise. Mon lit me sert peu en temps normal, mais il a connu un nombre conséquent de culs autres que le mien. Un investissement de rentabilisé, au moins !

Anthony grimace. Je sais que mon train de vie le déroute un peu, en particulier la partie... nocturne. Il est un peu pur sur les bords, et autant il ne dit rien quant à mon homosexualité ou celle de sa colocataire, autant il a du mal à saisir où je veux en venir en passant de bras en bras. Eh bien, voilà la réponse : nulle part. Je n'ai rien gagné à essayer d'être sentimental, alors... c'est très bien comme ça. En tout cas, je n'ai pas trop à me plaindre. De toute façon, ceux qui m'approchent seraient incapables de tenir plus de trois heures dans mon lit.

J'ouvre un morceau de pain pour y entasser du fromage et enfourne le tout. Bordel, j'avais faim ! La mie et le fromage s'étalent sur ma langue et s'enroulent autour de mes piercings, s'attardant un peu plus longtemps dans ma bouche.

— En parlant de travailler, j'ai signé un contrat hier.

Anthony a à peine le temps de finir sa phrase que Romy s'étouffe avec son vin, pendant que je ris et m'étouffe tout à la fois. Laetitia laisse échapper un soupir de soulagement si grave que pendant une seconde, on dirait qu'elle va mourir. Ou vomir. Ou hurler de joie. Peut-être tout ça à la fois, qu'en sais-je ?

Elle m'imite, pillant le plateau de charcuteries tandis qu'Anthony s'appuie contre le dossier de sa chaise, tapotant du bout des doigts sur le rebord de la table.

— Ils sont suicidaires ? grimace Romy.

— Eh !

— Peut -être qu'ils sont mauvais en recrutement...

— Mauvais ? Tu rigoles, ils veulent faire couler l'affaire à ce stade-là !

Laetitia s'étouffe sur un morceau de pain, pendant que tout le monde s'esclaffe. Anthony s'enfonce encore dans son siège, en retenant un petit sourire amusé. Il râle, mais ça le fait rire malgré tout :

— Bande d'enfoirés, je vous emmerde !

— Qui veut une bière ?

— Et arrêtez avec vos bières, c'est gênant !

— Je veux des bulles, moi.

— Va dans un bar !

— P'tain, les bars à vin ça craint ! Ca fait vieux daron...

— C'est pas toi qui avais un Daddy kink, Eug' ?

— Ah ouaaiiiis, d'ailleurs je vous ai pas raconté !

— Putain, arrêtez de crier ces trucs...

Une soirée tranquille. Des amis. Des rires, et un côté un peu fou-fou. C'est tout ce dont j'ai besoin ce soir, je crois. J'aime ces moments-là, tout comme j'aime ceux que l'on passe à se déchirer en boîte ou dans des bars.

— T'étais sur quoi, aujourd'hui ? me demande Laetitia après qu'on ait essoré Anthony de questions sur son nouveau boulot.

Je désigne Az' du menton.

— La reine des mers en personne.

— Ça vous a pris la journée ?

— Compte la matinée pour la préparation, et l'après-midi pour les photos. Ah, et une heure pour la débarbouiller.

— C'était salement long, grogne ma modèle.

— Oh allez, t'as adoré ça, ris-je.

— Être la plus belle du monde sous ton objectif ? Carrément. Mais c'était long quand même !

Je hausse les épaules.

— C'est long, d'être belle.

Au-dessus des quais, le ciel est faiblement couvert. Il fait bon, mais je suis ravi d'avoir pris une veste, comme la vieille grand-mère que je deviens quand je fatigue.

— T'as d'autres projets en cours ? demande Anthony en s'étirant.

— Quelques-uns, mais rien de très glorieux. Plutôt du support artistique pour des publicités.

— J'ai jamais compris pourquoi on te sollicite pour de la pub..., enchaîne Laetitia. Ça n'a absolument rien à voir !

Je prends mon temps pour répondre. En la fixant dans les yeux, j'attrape une tranche de jambon de parme du bout d'un couteau, l'étale consciencieusement sur un bout de pain et mâche longuement. Je lui ai déjà expliqué cinquante fois que tout le monde ne se contentait pas de filmer une paire de jambes, une voiture, ou un saut en parachute. Certains ont des idées, des vraies, avec de l'imagination et une conception particulière quant à la présentation de leur produit. J'attends le jour où on me contactera pour réaliser une sirène qui se fera pêcher, son océan absorbé par un produit miracle anti-inondation. Ou encore un homme-oiseau rivalisant avec le dernier modèle de Boeing.

Quand enfin j'avale ma bouchée, elle ne m'a toujours pas lâché et moi non plus. J'esquisse un rictus et fais un geste du menton vers Romy à ses côtés.

— Tu demanderas à ta chère et tendre pendant que vous empêcherez Antho' de dormir.

Je. N'aime. Pas. Expliquer.

Il y a des rires. Comme d'habitude, la discussion reprend, en contournant le sujet de mon travail. Ils n'ont rien contre, évidemment, mais ils sont toujours tellement à côté de la plaque et insistants que je finis par m'agacer. 

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