Tome 1 - Chapitre 8 : Matthieu
Pendant un long moment, nous ne bougeons pas de la petite kitchenette. Le sacro-saint café, c'est ce moment tranquille durant lequel nous n'échangeons plus que quelques banalités. Au sujet de la soirée, pour ce qu'elle était et non pas pour ce qu'elle représente pour moi. Au sujet de Mandy et de sa tendance à raconter sa vie intime (et la mienne par la même occasion) à tout son entourage. Et quelques trucs sans intérêt sur le travail. Lundi sera loin d'être chargé, et ça nous agace un peu : les journées passent plus vite quand nous sommes débordés.
Dans son mini-four, des viennoiseries gonflent lentement. Yanis est un adepte de tout ce qui peut se conserver prêt-à-cuire dans un congélateur, par manque de place mais aussi parce qu'il est horriblement mauvais en cuisine.
— Y'a pas de honte à avoir, dit soudain Yanis le nez dans sa grosse tasse.
— De quoi ?
— Être intéressé par les mecs.
Je me raidis à ses mots, qui sont beaucoup trop soudains pour moi. Je sais le message qu'il tente de faire passer, et je le comprends. Lui-même, je suppose, a dû passer par ce genre de choses. Des questionnements, des craintes. Le rejet ? J'ai du mal à l'imaginer refusant sa nature comme je le fais depuis des années. Mais ses aveux d'hier soir, il faut l'avouer, m'aident à me sentir plus en confiance. Vis-à-vis de lui, du moins. En ce qui me concerne personnellement, c'est une autre histoire.
Je soupire et m'appuie contre le comptoir de la minuscule cuisine d'appoint. Dans mes mains, ma tasse est encore chaude. L'odeur des croissants dans le four devient une torture. Mon estomac est tellement serré que je ne sais plus si j'ai faim ou envie de vomir. Les yeux rivés sur le fond de ma tasse, je me jette enfin à l'eau et demande :
— Comment t'as su que tu aimais aussi les hommes ? Je veux dire... t'as toujours montré ton intérêt pour les nanas, c'est sûr, mais... ça a l'air...
— Nouveau ? finit-il pour moi alors que j'hésite.
J'acquiesce.
— Ça l'est, confirme-t-il.
Aussi surprenant soit-il, il y a une certaine hésitation dans sa voix. Tranquillement, mais pourtant avec une certaine nervosité dans ses gestes, il pose sa tasse et se tourne vers le four. Je le connais. Je sais qu'il camoufle sa gêne en s'occupant.
L'odeur des viennoiseries envahit tout l'espace quand il ouvre la petite porte.
— Ou plutôt, j'ai jamais vraiment eu l'occasion d'y penser plus tôt. J'ai pas envie de dire que je me suis réveillé un matin en me disant que je pouvais élargir mon horizon, mais...
De sa part, ça ne m'aurait même pas étonné. C'est même l'inverse qui est surprenant. Il se brûle le bout des doigts en attrapant les croissants un par un et les jette presque dans une assiette.
— Disons plutôt que j'ai rencontré quelqu'un qui m'a donné envie d'autre chose, continue-t-il.
— D'autre chose ?
Il hausse une épaule, faussement détaché, avec ce petit sourire en coin. Mais pour une fois, il n'y a pas de sous-entendu, de ricanement moqueur. Juste son sourire, et un brin de tendresse. C'est étrange. C'est Yanis. Le mec qui n'accorde pas trop d'intérêt à tout ça. Celui qui flirte avec tout ce qui passe, et...
Je me souviens soudainement de quelque chose, dans tout ce qu'il m'a dit hier soir.
« Y'a un mec qui me plait. »
— Corentin ? tenté-je.
Cette fois, il a un petit rire nerveux.
— T'es vraiment long à la détente, me dit-il.
Mais ses yeux pétillent déjà. Juste en pensant à ce type ? C'est quelque chose que je n'ai jamais connu. Mes pensées, en matière de relation, sont plutôt... plates. Insipides. Je me suis fermé depuis si longtemps à toute forme de fantasmes, pour ne pas y succomber et ne pas même y penser, que je ne sais plus comment on fait. C'est la panique, immédiatement, quand mes idées osent s'y diriger.
— Tiens, mange.
Il m'enfonce entre les mains une petite assiette, dans laquelle il m'a entassé des croissants. Ils sont un peu trop cuits, mais c'est raccord avec cette matinée bizarre.
— Comment tu l'as rencontré ?
— Le coup classique, j'imagine. J'ai demandé une bière, il m'a souri, j'étais foutu.
— Et c'est tout ?
— Quoi, tu veux qu'en plus j'ai fait du vaudou et trois partouzes pour l'invoquer ? Non, plus sérieusement, ouais... c'est tout... et ça me colle à la peau, putain...
— C'était quand, ta bière ?
— Eh bien...
Je vois ses doigts bouger légèrement tandis qu'il semble calculer.
— Deux mois ?
— Et t'as tenu tout ce temps sans essayer de lui mettre le grapin dessus ?
C'est à mon tour de rire, tandis que ses joues s'empourprent légèrement.
— Trou du cul, marmonne-t-il.
— Attends, sans déconner ? Toi, le grand Yanis, t'as pas encore tenté ta chance ?
— Pour l'instant, je teste la générosité de mon banquier, grogne-t-il.
— J'en déduis que ça te coûte cher en bières ?
— En cocktails.
Je ne peux qu'approuver ce choix en riant, pour avoir bavé tout ce que je pouvais sur le cul de Corentin pendant qu'il s'agitait sur ses cocktails. Bon sang.
Tout à coup, pour la première fois depuis vingt ans, je me rends compte que je viens d'avoir une pensée qui ne m'a pas donné envie de me jeter par la fenêtre. Parce que je n'étais pas seul à l'approuver. Je tourne les yeux vers Yanis, qui m'observe en mâchant son croissant trop chaud.
— Je te ferais pas l'affront de te demander ton avis, articule-t-il lentement.
— Et grand prince, avec ça..., ricané-je.
— J'ai une dernière question.
Je doute que ce soit réellement la dernière, mais je lui fais signe de poursuivre. Au point où j'en suis...
— Je te l'ai déjà posée, alors y'a pas de surprise. Mais une vraie réponse ne serait pas de refus...
Il prend un torchon et essuie le dépôt gras sur le bout de ses doigts. Je m'attends à tout et n'importe quoi de sa part, tant j'ai le sentiment d'avoir répondu à un interrogatoire en bonne et due forme. Le sujet n'est pourtant pas si vaste... mais je suis déjà lessivé de bon matin.
— Pourquoi t'es avec Mandy ?
Je soupire. Cette question-là, évidemment. A mon tour, je m'essuie les mains. Sauf que cette fois, contrairement à plus tôt quand mes idées étaient brumeuses et embourbées dans la panique, j'essaie de réfléchir à une réponse cohérente, qui vaille la peine et qui retranscrive un tant soit peu mon sentiment véritable. Yanis le voit. Et je lis sans peine, dans son expression, qu'il apprécie mon effort.
— Ça me rassure d'avoir une vie stéréotypée.
— Vraiment ?
— Parce que je... je ne peux pas être gay.
Et je ne peux pas croire que je viens de dire ça à voir haute. Yanis fronce les sourcils, cette dernière réponse étant un aveux véritable malgré ma tentative pour le déguiser derrière autre chose.
Mais c'est ainsi.
Je ne peux pas.
— C'est angoissant, continué-je alors qu'il m'observe. Et compliqué. C'est... tu vois, c'est comme s'il y avait un petit manuel pour être un bon citoyen si t'es hétéro. Ça, je peux le suivre.
— Le genre, une femme, des gosses, une maison, un taff ? Avec option clébard ?
— Ouais. Enfin, sans le clébard et les gosses, ce serait cool, mais bon.
Il me ferait presque rire. Presque. Je me reprends avec un soupir. Parler rend beaucoup trop conscient.
— C'est plus facile comme ça, c'est... c'est ce qu'on nous apprend toute notre vie, ce qu'on nous montre, c'est expliqué en long, en large et en travers...
Il ne répond pas, attentif. Mais je sens une certaine défense, à son expression.
— Être gay, repris-je en détournant les yeux, c'est...
— Si tu oses dire que c'est contre-nature...
— Non ! m'exclamé-je aussitôt. C'est compliqué ! Voilà, compliqué ! Se faire insulter toute une vie, se faire tabasser, même ? Être pris pour ce qu'on n'est pas, devoir se justifier en permanence ? Ne pas avoir le droit de ci, ou de ça ? Galérer à se faire accepter, ou vivre à moitié en se cachant ?
— C'est ce que tu fais déjà, réplique-t-il aussitôt en secouant la tête. Et tout le monde ne vit pas ce que tu t'imagines.
— C'est différent de ce que je fais !
— Ouais, t'as raison. Au moins, ceux qui se cachent assument beaucoup mieux. Toi, tu vis dans le déni et tu fais miroiter un avenir inexistant à ta copine.
Juste comme ça, il me souffle. Les mots me manquent, tandis qu'il se rapproche de moi et pose une main sur mon épaule. Contrairement à ses mots, son geste est réconfortant, ses yeux prudents et plus tendres alors qu'il me dévisage.
— Matt, écoute... Je comprends ce que tu veux dire. Mais... personne, absolument personne, ne peux dire de quoi sera fait demain, après-demain, ni le reste de nos vies. Et personne ne peut penser et ni aimer à ta place.
— Je sais... mais c'est... putain, non !
— Je ne te parle pas de mener une vie de grande folle, idiot ! soupire-t-il en roulant des yeux. A moins que tu ne veuilles te barbouiller de paillettes et de maquillage, mais ça sauterait un peu plus aux y... Matt ?
J'ignore quelle tête je tire en le regardant. Grande folle ? Mais surtout, des paillettes et du maquillage. En tête, j'ai le visage du type d'hier soir qui me trotte. Sa bouche pleine, décorée dans une couleur sombre. Ses yeux de biche qui m'hypnotisaient au premier regard. Les couleurs chatoyantes. L'envie et la jalousie qui m'agrippaient et me tordaient les entrailles, comme maintenant précisément.
— Grande folle, hein... ? gémis-je.
— Euh, mauvais terme, si tu veux mon avis, marmonne-t-il.
— Où est ton ordi ?
Il cligne des yeux. J'ai envie de vomir. Mais je me dis que si je n'en parle pas maintenant, je n'aurais plus jamais la chance d'exprimer ce que je ressens ni ce qui me fais envie. Parce que c'est le sujet, ce que Yanis me pousse à faire. Même si après, il n'en ressort rien et que je reprends ma petite vie pépère. Le fait qu'il sache de quoi il retourne me rassure autant qu'il me terrifie.
— Dans ma chambre, je vais te chercher ça.
Mes jambes sont molles quand son ordinateur portable est ouvert sur mes cuisses, quelques minutes plus tard. Sur l'explorateur Internet, les logos immenses et colorés de l'opération spéciale s'étalent encore. H-36, dit le compte à rebours du site de maquillage. Il y a tellement à regarder, à arpenter. Les quelques minutes que je m'octroie parfois, quand l'envie est si pressante que je me sens imploser, sont trop peu pour voir tout ce qui existe. Je sais lesquels me font le plus envie, bien sûr. Et ceux qui ne m'intéressent pas, ou moins.
A mes côtés, Yanis est silencieux. Il a les yeux rivés sur l'écran, et il fixe le mouvement de la souris. A chaque nouvelle fenêtre que j'ouvre en tremblant, il acquiesce, dans une approbation dont je n'aurais pas cru avoir besoin un jour. Et pourtant, à chacun de ses petits mouvements du menton, le poids sur mon estomac s'amenuit un peu.
— Reviens sur l'autre, là ?
— Lequel ?
— Le licorne.
Je pouffe malgré moi, et remonte la page jusqu'à retrouver le fard à paupières dont il parle. Son bras nonchalamment lancé autour de mes épaules me rassure. Il est là. Il n'est pas parti. Mieux, il participe et ne me laisse pas seul face à cet écran.
— T'as un problème avec cette couleur, lui dis-je.
— Possible. Je trouve ça joli.
Il tourne le regard sur moi, me dévisage quelques secondes, puis ajoute :
— En y réfléchissant, ça t'irait plutôt bien, d'ailleurs.
— T'es con, grogné-je.
— Tu penses ? T'as la peau mate, les yeux clairs. T'as une jolie forme de visage, ça ressortirait bien, je suppose...
Je me prends à rougir sous ses mots. Yanis et moi nous connaissons depuis longtemps, mais j'avoue que je n'aurais jamais imaginé qu'il m'ait autant observé. Pas au point de me sortir ce type d'analyse.
Je soupire tout bas. Puis brusquement, je ferme les fenêtres du site et l'explorateur Internet. Il ne reste plus que l'image du bureau derrière et les quelques icônes qui s'y baladent.
— Tu prends rien ? me demande Yanis avec surprise.
— Non. Pourquoi est-ce que je le ferais ?
— Parce que t'en crèves d'envie.
Je secoue la tête. Il en serait presque amusant, le bougre.
— C'est idiot, dis-je.
— Pas vraiment. Pourquoi se priver de ce qui nous fait sentir bien ? Il n'y a aucun code qui te l'interdit.
Il me fait un petit clin d'œil, avant d'ajouter :
— Pas même le guide du parfait petit hétéro...
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