Tome 1 - Chapitre 7 : Matthieu

[11 : 06] Mandy - Week-end prolongé avec les filles, je rentre lundi soir.

Ça fait probablement quatre fois que je lis ce satané message. Et à chaque fois, j'en cherche le sens caché. Mandy, ma petite Mandy, qui découche. J'ai raté un épisode. Elle a déserté l'appartement la nuit dernière, comme je l'ai fait, profitant de mon absence et elle a eu entièrement raison. Quand j'ai émergé sur le canapé de mon ami, la tête lourde et la gorge sèche de ma soirée de merde, ce petit message m'attendait bien sagement dans mon téléphone. Il est actuellement midi passé depuis un bon moment. J'ignore quoi faire.

Yanis dort encore, je crois, ou en tout cas il sait bien faire semblant. Dans sa chambre, pas un bruit. Les volets du petit salon sont tirés et laissent filtrer une lumière approximative. A mon avis, il fait déjà chaud dehors, il vaudrait mieux ne pas se risquer à ouvrir les fenêtres. Dans l'air, il y a encore l'odeur des frites qui plane, seul témoin de notre retour tard dans la nuit, ou tôt dans la matinée. Un truc classique, ça : retour de soirée, avoir la dalle, faire cuire le premier truc qui passe à portée de main. Généralement ça finit en pizza party, ou comme cette fois : des frites. C'est parfait, ça se mange sans faim et nos estomacs nous en remercient plutôt rapidement. Après plusieurs heures à pioncer comme une grosse merde intersidérale, le mien crie de nouveau famine et les chiottes m'appellent.

Je ne suis définitivement pas du matin, il faut l'avouer de suite. Alors avec toutes les nuits désastreuses que j'ai enchaînées, autant dire que c'est encore pire. Yanis l'a vu. Yanis le sait. Yanis est très loin d'être con. C'est pour ça qu'il a refusé de me ramener chez moi après notre sortie ratée.

Le souvenir me heurte de plein fouet. Sortie ratée est un euphémisme pour ce qu'il y a eu hier soir. Mon estomac se noue alors que les images défilent, me rappelant mon comportement et tout ce qu'il y a eu.

J'ai craqué. Pitoyablement. Devant Yanis. Il a beau être mon ami et me connaître depuis un moment, je n'ose même pas imaginer comment les choses vont être à partir de maintenant. Est-ce que je vais avoir droit à un regard rempli de pitié ?

De dépit, j'enfonce mon visage dans le coussin qui m'a servi d'oreiller. Le canapé de Yanis est un peu vieux mais parfait quand il s'agit de s'échouer comme une vieille baleine. Même bourré, on peut le déplier facilement et décuver dedans. Autant dire que fut un temps, je l'ai bien connu, ce canapé. Plutôt intimement, même, pour toutes les nuits que j'ai pu finir dessus à dessoûler, une bassine à côté de ma tête.

Mais ce matin, pas de bassine, malgré ma migraine carabinée. Ça n'a rien à voir avec l'alcool : j'y ai à peine touché, trois pas sur la piste et j'étais sobre. Du moins, j'imagine. Parce que dans mon esprit, tout est si chaotique que j'ai l'impression d'avoir vidé le stock du bar. C'est ça, le contrecoup quand on ouvre les vannes.

J'ai peur de me retrouver face à Yanis. Cet aveux me coupe le souffle quelques secondes, parce que c'est tout de même mon ami depuis un bail. Puis je me décide enfin à me réfugier dans la salle de bain. Ma faible érection matinale ne fait pas le poids face à mon envie d'uriner, et pendant quelques secondes je me demande depuis quand je suis comme ça. Lent, sans saveur pour quoi que ce soit. Ma puberté était pourtant normale, aussi catastrophique que celle des autres. J'éprouvais des choses. J'avais... des envies. Des désirs. Quand est-ce que ma libido a décidé de se terrer à l'autre bout de la galaxie, au juste ? Ça me fatigue, parfois. J'essaie toujours de ne pas y penser, pour que ça ne me mine pas. Ou pas trop. Parce qu'en ce moment, c'est un peu mort pour ne pas y penser. Ça me bouffe littéralement.

Je sais qu'un truc cloche. Je ne suis pas impuissant, pas à mon âge. Parfois, tout fonctionne. Mais pas si Mandy est de la partie. Et ce constat, en général, me bloque. Et je repars sur un nouveau cycle mollasson.

Hier pourtant, quelque chose a frémi en moi. Et ça m'a effrayé. De voir ce qui me plaisait, même si ce n'était pas une surprise. Constater les faits, c'est vraiment autre chose.

Dans le petit miroir au-dessus du lavabo, mes traits fatigués répondent à mon coup d'œil rapide. Ma tronche me ferait presque peur. Mes yeux sont ensevelis sous mes cheveux trop longs et trop noirs. Il faudrait que j'aille voir un coiffeur, un de ces jours. Du bout des doigts, je lisse les mèches derrière mon oreille, tente de retrouver un semblant d'humanité. On dirait que je vais rendre les repas de toute une semaine. J'ai le teint blafard, mes yeux sont gris et vitreux. Le moche du lendemain de fête, dans toute sa splendeur. Yanis va se foutre de moi, comme d'habitude.

Quand je reviens dans le salon, il est là, debout près de la porte de sa chambre et bâille à s'en décrocher la mâchoire. A peine me voit-il qu'il esquisse un petit geste, hésitant malgré un sourire en coin. Le malaise. J'ai envie de me barrer. Mais je sais que la discussion est inévitable, aujourd'hui, plus encore après une semaine entière à éviter ses questions sur le fait que je sois complètement à côté de la plaque.

-Salut, grogne-t-il.

J'adore le fait qu'il ne soit pas du matin. Et quelque part, également le fait qu'il ne dorme jamais avec autre chose que son caleçon. Ça m'a toujours autant mis à l'aise que sur le qui-vive. L'art de vivre en accord avec soi-même, je maîtrise, ouais...

- 'Lut..., réponds-je.

Je m'écroule de nouveau sur le canapé. J'ai la tête lourde, envie et besoin de dormir encore, malgré la lumière et la chaleur qui indique l'avancée de la matinée. Voire de la journée.

- Comment tu te sens ? demande-t-il.

Comme une merde.

- Ça va.

Oh, le vilain mensonge!

Il lève les yeux au plafond. L'instant suivant, je sens son poids s'enfoncer dans les coussins du canapé, et ses fesses me défoncent les pieds. Il n'a même pas cherché à m'éviter, ni même à me repousser avant.

- Eh, connard...

- Ce sont des conneries à sortir pour les gens dont t'as rien à foutre, réplique-t-il tranquillement. Bon... Ça fait longtemps que t'es comme ça ?

Comme ça. Comme si j'étais malade. Je le suis peut-être. J'aimerais que ce soit aussi simple, bon sang. Je soupire, roule sur le dos, satisfait d'avoir toutes mes fringues sur le dos. Mon tee-shirt et mon short, que j'ai remis en rentrant la veille, font rempart. Mais c'est loin d'être suffisant sous son regard. Yanis a des yeux sombres mais intrusifs et perçants.

-J'en sais rien, soupiré-je enfin.

Je suis fatigué. Je le sens. Et pas seulement à cause de mes nuits trop courtes, voire inexistantes, depuis quelques temps. Non. Je sais qu'il y a autre chose qui me mine. Ce quelque chose qui me poussait hier soir. Ce quelque chose d'indicible qui voulait plus de contact avec ce type sur cette piste de danse, sous couvert de l'alcool, des lumières et de l'anonymat. Ce quelque chose qui frémissait d'envie, à mon grand désarroi, sous la main et la voix de cet autre type encore, dans les toilettes de l'Illicite. Et ses yeux. Et son sourire. Je n'ai aucune idée de qui il était, mais sa présence est encore là, envahissant mes pensées. Il a ébranlé un truc en moi, en ne faisant rien. Littéralement. Ce n'est pas la première fois que je me fais embarquer par des inconnus, mecs ou nanas, pour boire à l'œil. Mais hier soir, il y avait quelque chose dans l'air.

- Je crois que je suis cassé, ajouté-je après un moment de silence.

La tête dans les mains, je laisse Yanis se rapprocher en silence. Je le sens glisser un bras autour de mes épaules, puis me redresser comme il lui est possible. Il n'essaie pas de libérer mon visage. Pas qu'il s'en foute, mais il sait d'avance que c'est inutile, je suppose.

Ses doigts pianotent un moment contre mon épaule, laissant la gêne s'installer pendant un moment entre nous. Il cherche un truc à dire, je le sais. Et pour qu'il hésite comme ça, c'est qu'il y a matière à me foutre les glandes et qu'il n'a pas envie d'assumer ce qui peut en découler.

- C'était le fait que ce soit une soirée gay ? demande-t-il finalement. T'as fondu un câble ? Quelqu'un t'a fait quelque chose ?

- Non ! répliqué-je aussitôt. C'est pas un problème, ça !

Bien sûr que non. Le problème, c'est moi.

- Alors c'est quoi ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

- Je...

Il soupire doucement, bouge un peu sur le canapé pour s'installer plus confortablement.

- Quand t'es parti du bar, qu'est-ce que t'as fait ?

- J'ai dansé.

- Longtemps ?

- Je crois... Je sais pas trop... Suffisamment pour avoir envie de pisser...

Une heure, deux heures ? J'étais lessivé, en sueur, il me fallait un break. Et surtout, il y avait...

- Un type essayait de me chauffer sur la piste, ajouté-je plus bas.

Je sens immédiatement mon rythme cardiaque s'affoler au souvenir. Je déteste la façon dont le désir né de cette première rencontre me hérisse les poils et me réchauffe les entrailles.

Mais Yanis se contente de prendre une inspiration en hochant la tête.

- Ouais, je vois... Et t'es sorti, du coup ?

- Je suis parti aux toilettes.

- Pour pisser? OK, ça se tient.

Il se racle un peu la gorge. Il est assez rare de le voir aussi calme, et pire encore : concentré. Il y a cette curiosité sur ses traits, évidemment, et je ne peux pas lui en vouloir. Yanis est mon ami.

Je sais qu'il va poser des questions que je ne vais pas aimer. Qu'il va y avoir des choses que je vais détester dire. Ne pas vouloir les dire.

- Et après ?

Après ? Les yeux brillants et surnaturels du type aux cheveux bleus s'imposent dans mes souvenirs. Trop de peau. Trop de brillance. Trop de paillettes.

Bon sang, non. Jamais trop de paillettes ou de brillance. Il était fabuleux. Il était parfait, malgré la soirée et l'alcool qui pesaient sur lui.

- Un type est venu aux toilettes.

J'ai l'impression de raconter le début d'un mauvais porno, sauf qu'il n'y a que ça de commun avec le porno. Le reste est vide. Pourtant, les yeux sombres de Yanis restent sur moi, attentifs.

- Un type ? répète-t-il. Un autre, tu veux dire ? Qu'est-ce qu'il a fait ?

- Il ne m'a rien fait.

Je ne suis pas débile. Je sais très bien ce que Yanis craint qu'il me soit arrivé, et clairement on en est loin. Tellement loin. Du regard, il m'encourage à poursuivre. L'avantage d'être sobre en soirée, c'est aussi ce que je reproche à cet état : on se souvient de tout. Des autres autant que de soi.

- Il m'a invité à leur table.

- Leur table ?

Je hoche la tête. Est-ce que j'ai omis le moment où il m'a agrippé le bras ? Oui. Instinctivement, je me frotte le biceps d'une main, retraçant le souvenir plus précisément tandis que je continue à fixer le sol.

- Il y avait deux nanas avec lui.

- Ça devient presque intéressant.

J'aurais aimé en sourire comme il le fait, avec désinvolture, mais même si j'ai les idées plus claires aujourd'hui, ça ne m'amuse toujours pas pour autant.

- Je me suis assis avec eux...

- Et ?

Cette fois, je bloque pour répondre. Parce qu'il ne s'est rien passé. Le type a parlé. Il s'est penché sur moi. Sa main a à peine remonté ma cuisse, de la façon la plus innocente qui puisse être dans ce genre de situation.

Mais c'est quelque chose qui m'a abattu. Qui m'a mis un coup de trop.

- Il... m'a juste touché la jambe et je me suis senti... enfin, c'était...

Electrique. Terriblement satisfaisant. En demande de plus. Mais aucun de ces mots ne m'échappe, à ce stade.

Prendre conscience. Je crois que c'est ce qui me fait paniquer le plus, en fait. Ce qui m'effraie. Ce qui régit ma vie. Ce qui m'a retourné le cerveau et l'estomac hier soir.

Parce que dans les gestes si simples de ce type, j'ai voulu voir ce qui me faisait tant envie malgré mes barrières et mes interdits. Et j'en ai eu peur. De lui. De moi.

- Matt ? Eh, mec...

- Qu'est-ce qui cloche chez moi ?

De nouveau, je me cache dans mes mains. C'est le seul endroit suffisamment sécurisant. La main de Yanis se raffermit sur mon épaule, et je le sens resserrer son étreinte. Un peu plus et cet idiot me ferait un câlin, faudrait peut-être pas déconner, non ?

Mais je le laisse faire.

- Comment ça, ce qui cloche ? murmure-t-il.

- J'sais même pas comment expliquer.

- Essaie ?

- Je suis heureux avec Mandy.

Rien qu'en le disant, je sais que c'est une erreur et que j'ai donné le premier coup de pelle pour creuser ma tombe. Sa main me serre brièvement l'épaule. J'ai le sentiment qu'il sait. Et ça me fait d'autant plus peur.

- On s'entend bien, continué-je malgré tout.

- La cohabitation aussi ?

- Ouais. C'est impeccable.

Pas d'ombre au tableau, ai-je envie de lui dire.

- Matt, j'ai une question. Mais t'es pas obligé de répondre, hein ? Mais je dois te la poser.

Je hoche la tête de nouveau. Sa main glisse sur mon épaule, puis disparait. Je me risque hors des miennes et m'enfonce brutalement dans le dossier du canapé. Yanis est tourné vers moi.

- Sexuellement, comment ça se passe avec elle ?

Il a osé. Pris de court, j'ouvre la bouche et la referme, incertain de la réponse à donner. Je peux mentir, bien sûr. Mais ça ne sera pas utile. On le sait tous les deux. Soit je dis de quoi il retourne, soit je ne réponds simplement pas. Il a donné les règles du jeu, après tout. Mais la deuxième solution me semble malvenue.

- Je, euh... Bien... ? tenté-je.

- Bien pour elle, ou bien pour toi ?

- Petit con.

Il étire un petit sourire.

- On ne va pas se mentir, dit-il après quelques secondes de réflexion. C'est de notoriété publique que t'es pas particulièrement porté sur la chose... Voire pas du tout.

Je grogne. Evidemment, je devais bien me douter que Mandy en aurait parlé à quelqu'un. Mais de là à ce que ce soit Yanis, j'avoue que mon orgueil en prend un coup.

- Et alors ? marmonné-je.

- Alors, je me demande s'il n'y a pas quelque chose d'autre derrière. Et vu que tu réponds : tu la lèves pour Mandy, ou pas ?

Il m'aurait foutu un coup de poing dans le ventre que ça m'aurait fait le même effet. Je ne sais même pas ce que je dois répondre. Je la lève. J'en suis physiquement capable. En fermant les yeux. En ne pensant pas à qui est devant moi, à quoi ressemble son corps. Et pourtant, Mandy est belle comme un cœur, avec sa petite poitrine, ses fesses rondes, son ventre plat et tendre. Mais si je la regarde, même si je la trouve belle, rien ne fait écho pour alimenter le désir dont j'ai besoin pour être efficace. Plus d'une fois, je lui ai demandé de ne pas parler pendant le sexe, après qu'elle ait réussi à me faire bander. Ça me coupe tout. Même le moelleux de son corps, quand nous sommes liés, me gêne la plupart du temps. Ça me pousse à être rapide, pour être sûr que ça ne retombe pas comme un vieux soufflet.

- Vu ta tête, je vais peut-être pas te demander les détails...

- C'est compliqué, grincé-je.

Quel euphémisme !

- On dirait bien.

Son rire est bas, un peu nerveux, et je sens à quel point il est tendu à mes côtés. Il y a de quoi, j'imagine, parce que putain, je n'en mène pas large. Au moins on est deux, là. Ça me rassure de voir qu'il semble prendre le sujet au sérieux. Et surtout, qu'il ne se fout pas de moi ou ne se lance pas dans des conseils à la noix pour devenir un dieu du sexe. Parce qu'on est terriblement loin de ce sujet-là.

- Quand tu... enfin, quand vous... merde, comment je peux dire ça... Matt, quand vous devez, euh, faire l'amour, ou baiser, ou je m'en fous du terme que tu veux employer, hein, comment ça se passe ?

Cette fois, je soupire. Je sais que Yanis n'a aucun problème avec les détails et les termes explicites.

- Elle me met en condition, grogné-je.

- Comment ?

Je lève un poing desserré et mine le geste de la traditionnelle branlette. Cette fois, il pince les lèvres et retient un rire.

- Merde, dit-il. Et si elle te suce ?

- Elle l'a fait une fois, au début. On a vite arrêté.

Fermer les yeux est une chose, mais Mandy est bruyante quand elle utilise sa bouche. Un fiasco en ce qui me concerne. Quant à elle, elle a dû vite admettre que sucer une limace molle n'était pas trop dans ses kiffs.

- Ok, bon on avance un peu... Missionnaire ou levrette ?

- Yanis, putain...

- C'est pour la science, ajoute-t-il en haussant les épaules.

Je roule des yeux.

- Levrette.

- Pourquoi ça ?

- Moins de contact... je crois ?

- Et la lumière ?

Eteinte. Mais visiblement mon regard noir en dit suffisamment long, alors il se contente de ricaner gentiment.

- Ah ouais..., souffle-t-il. Et la dernière fois que tu l'as culbutée, c'était quand ?

- Euh... Attends, là faut que je réfléchisse un peu...

- Quoi, t'es sérieux ?

Oui, sérieux. Je me contente de lui faire des yeux ronds pour qu'il me foute la paix. La dernière fois... Déjà, l'ampoule avait grillé dans la chambre, alors aucun risque qu'elle demande à laisser allumé.

On est mi-juin. L'anniversaire de Mandy est début mai, ça au moins je m'en souviens. Et pour cause...

- A vue de nez, un mois et demi ?

Je le vois qui s'étouffe presque, mais en silence pour garder un peu de contenance. Il fait des efforts, le pauvre, je le sais. Yanis, mon grand contraire, est plutôt porté sur la chose, comme il le dit si bien. Je n'ai jamais rien trouvé d'étonnant à ce qu'il rentre accompagné presque à chacune de nos sorties. Ça ne m'a jamais perturbé de finir sur ce canapé à l'entendre s'envoyer en l'air dans sa chambre.

Et jamais vraiment excité non plus d'imaginer Yanis avec une nana. Les images qui tentent de naître dans mon esprit ne sont pas franchement érotiques à mes yeux.

Après un moment de silence, Yanis joint les mains sur ses jambes en tailleur. Il semble perplexe, et il est assez rare de le voir dans ce genre de profonde réflexion.

- Ecoute... On n'en a jamais parlé, mais...

Je n'aime pas les « mais ». Ça pue, c'est lourd, et c'est toujours annonciateur d'emmerdes. Il continue :

- Mandy est persuadée que t'es impuissant.

- Quoi ?

Ma voix est un peu plus aiguë que d'habitude, mais j'avoue que je ne m'attendais pas à ça. Même si je ne devrais pas être surpris... A peu près tout dans mon comportement hurle que j'ai un problème mécanique. Comment pourrait-elle penser autrement ?

Mais ce qui me fait royalement chier : elle en parle autour d'elle. Si Yanis le sait, c'est qu'elle aborde le sujet dès qu'elle le peut.

- Vous n'en avez jamais parlé ?

- Bien sûr que non !

- Eh, calme-toi, c'est pas comme si c'était une évidence... Et puis tu sais, des centaines de mecs ont des soucis au niveau de la...

- Je ne suis pas impotent ! le coupé-je. C'est juste que je n'ai pas envie !

Il se calme aussitôt et me dévisage. Non pas avec de gros yeux, comme il aurait pu le faire, mais avec un sérieux qui ne lui va décidément pas.

- T'as pas envie de Mandy ?

Je ne réponds pas. Cette question-là, je n'ai pas envie d'y répondre, même si le « non » me titille le bout de la langue.

- Matt ?

Je soupire, laisse ma tête retomber en arrière, contre le dossier. Il n'a pas besoin que je réponde, j'estime que mon silence est suffisamment éloquent.

- Eh, mec, regarde-moi.

Je baisse les yeux sur lui. Son sourire en coin est immanquable. Heureusement qu'il n'est pas moqueur. Je pense que je lui en aurais collé une.

- De quoi t'as envie, dans ce cas ? demande-t-il.

La question piège. Rien, j'ai envie de dire. Mais ça ne sort pas, parce que c'est faux. Entièrement faux. La veille me l'a prouvé, comme pour contrer cet espoir que j'ai de ne pas avoir de libido. Ça m'aurait tellement arrangé.

- J'en sais rien, soupiré-je enfin. C'est que...

- Que ?

Il me file un petit coup de genou dans la cuisse. Je frappe dessus, puis frotte mon visage avec mes mains. Mais j'essaie de ne pas rester caché derrière, cette fois.

- C'est ça, qui te perturbe en ce moment ? reprend-il.

Cette fois, j'ose et hoche la tête silencieusement. Il se rapproche de nouveau, jusqu'à coller sa cuisse contre la mienne. Je le laisse faire. Son contact est le bienvenu, je dois l'admettre. Mais je ne sais jamais comment l'appréhender. C'est différent de Mandy blottie contre moi dans notre canapé.

Il se penche en avant, les coudes sur ses genoux, et me regarde.

- Pourquoi t'es sorti du bar, hier soir ?

- J'ai paniqué.

- Pourquoi ? insiste-t-il.

- J'en sais rien !

Si, je le sais. Et il le sait, lui aussi. Son regard ne trompe pas. Et soudain, je me souviens de cette discussion que nous avons eu tous les deux, dans ce même canapé, avant de partir. Je me souviens de ses inquiétudes, et en même temps de son envie, de son besoin de me parler.

Hier soir, Yanis m'a fait confiance en m'avouant ses préférences. A moi. Qui serais-je pour ne pas lui retourner cette confiance ? Et puis... je me dis que, peut-être...

Peut-être qu'il aura des réponses...

- Matt, reprend-il doucement. C'est pour toi...

- Je...

J'inspire. Profondément, au point que j'en tousse. Yanis attend patiemment, mais il sait. Je sais qu'il sait.

- J'ai peur.

C'est la première chose qui me vienne à l'esprit. Ma voix est cassée et hésitante. J'essaie de me reprendre :

- Je veux dire... Hier... Y'avait ce type...

J'ai la gorge sèche. Yanis est silencieux. Sa cuisse contre la mienne ne bouge pas.

- Et... Il a juste touché ma jambe, tu vois ?

- Je pense que je te suis, jusque-là, dit-il doucement.

- Et c'était... je... il...

Comment est-ce qu'on fait une phrase, déjà ? Sujet-verbe-complément ?

- Matt, tu peux dire ce que tu veux. C'est safe, ici. Je te le promets. Mais faut que ça sorte, même si c'est une connerie.

A voix basse, il me conforte, me rassure. Je sais que ma petite bulle, mon cocon protecteur, a déjà crevé de toute façon.

- Il était beau, murmuré-je alors le plus vite possible. Il sentait bon. Son maquillage était magnifique. Putain, il sentait bon, Yan'. Et quand il me touchait, je... C'était...

Je déglutis. Mon cœur bat à tout rompre et je n'ose même pas regarder mon ami, les yeux rivés sur mes genoux. J'ai sûrement l'air misérable.

- Le type de la piste aussi. Il était... dans mon dos... et... il bandait contre moi, et je...

Je ne sais même pas pourquoi je continue. Ma voix tremble pendant que j'avoue les choses que j'ai ressenties. La honte m'accable, mon visage me brûle.

- ... C'était excitant..., soufflé-je enfin.

Mes yeux menacent comme ceux d'un enfant pris en faute. Ma gorge nouée me fait mal. Hier soir, j'ai bandé. Pour un inconnu que je ne voyais pas, pour des mains et un sexe qui m'ont excité malgré moi.

Yanis reste silencieux à mes côtés. J'opte pour la réaction la plus réconfortante que je connais, dans un moment comme celui-ci où rien ne peut plus me protéger : je serre mes bras autour de moi, remonte mes pieds sur le canapé et j'attends, prostré dans ma bêtise et mes aveux.

- Tu as honte ?

Sa question me prend de court. Je me contente de lui jeter un coup d'œil. Son visage est grave, tandis qu'il m'étudie attentivement.

J'acquiesce lentement.

- Je veux pas, murmuré-je. Être comme ça, je veux dire.

- Pourquoi ?

- Parce que c'est compliqué.

- Ta famille ?

Je secoue la tête. Ma mère est bien loin de tout ça, de ce genre de questionnement et ce qui en découle. C'est le genre de chose qui ne lui viendrait jamais à l'esprit. Je doute même qu'elle ait un quelconque problème avec ça.

- Toi ?

Oui. Mon silence est suffisant pour lui. Il soupire profondément, pris dans ses pensées.

J'ai l'impression que ma gorge va se déformer, tant la boule à l'intérieur est énorme. Elle m'étouffe douloureusement. Yanis reprend bientôt :

- Matt, pourquoi tu restes avec Mandy au juste ?

- Tu sais très bien que je l'aime.

- Je pense qu'on sait tous les deux que ça n'a rien à voir avec l'amour, me prends pas pour un con.

Touché.

J'appuie mon menton sur mes genoux, que j'entoure de mes bras.

- Ça me rassure...

- D'être avec quelqu'un qui te rend pas heureux ?

Je grimace profondément, ce qui a le don de l'amuser. Dit comme ça, évidemment...

- Je crois que je comprends mieux, dit-il.

- Y'a rien à comprendre.

- De ton point de vue, peut-être. Mais moi, je vois un mec paumé, qui s'interdit d'être heureux. Et c'est pas nouveau. J'avais des idées à ton sujet, mais... Je pensais pas à ça, je dois l'avouer.

- A quoi alors ?

- Un rapport de proximité entre tes couilles et un hachoir quand t'étais gosse, par exemple.

Je ris malgré moi. Avec Yanis, difficile de rester sérieux très longtemps. Il a une manière de prendre les choses et de les retourner, qui force le respect et la bonne humeur. Il est rassurant. J'ai un peu dans l'idée que c'est à cause de ce dont nous avons parlé hier soir... peut-être un concept de vie qui lui est propre, du coup.

- T'es dégueulasse. Allez, quel genre d'idées ?

Il hausse les épaules, puis étend enfin les jambes. Son pantalon bouge contre mon short, dans un frottement qui me fait sursauter.

- Ben, depuis qu'on se connait, à part Mandy et une ou deux aventures qui n'ont pas duré, t'as jamais montré d'intérêt pour grand-chose, alors je me disais que t'étais, je sais pas... que ça ne marchait pas chez toi ?

- Quoi ?

- Ta queue.

Je grimace.

- Elle va très bien ! rétorqué-je.

- Pas ce qui se dit, tu m'excuseras.

- Je t'excuse.

Pas comme si j'avais le choix.

- Et puis y'a des gens comme ça, aussi, c'est pas non plus une maladie. Mais si c'est parce que t'as jamais eu un plat à ton goût, alors ouais. Je comprends beaucoup mieux plein de trucs. T'as faim, au fait ?

Sa sortie du sujet me laisse un peu hébété pendant quelques secondes, le temps que je puisse remettre les choses dans l'ordre et dans le bon contexte. Mais Yanis s'est levé et traverse déjà le petit salon d'un pas rapide.

- Ouais, réponds-je en le suivant.

Au niveau de la petite kitchenette qui occupe l'autre bout de la pièce, il est déjà en train d'allumer sa vieille cafetière pour en préparer une grande carafe.

- Tu veux rentrer à quelle heure ? me demande-t-il.

- J'sais pas. Mandy m'abandonne jusqu'à lundi soir, soupiré-je. Sa soirée pyjama a l'air de bien se passer...

Il me jette un coup d'œil surpris.

- Carrément ? Je peux pas dire que je suis surpris, mais... c'est pas tellement son genre.

- C'est même une première.

- Comment tu te sens par rapport à ça ?

Je comprends qu'il est toujours en pleine réflexion sur le sujet d'origine, mais qu'il n'a pas formulé sa question dans son entièreté : « Comment te sens-tu face à ta copine dont t'as rien à faire et qui se paie du bon temps pendant que tu te morfonds ? »

Compliqué. Néanmoins, je fais l'effort de réfléchir à une réponse. Chose dont j'ai tout sauf envie.

- Elle a raison de sortir. Elle travaille beaucoup, elle a besoin de se changer les idées.

- Et qu'elle le fasse ouvertement sans toi, son petit ami ?

- Disons que la réponse à cette question ne me prend pas franchement la tête...

- T'as déjà envisagé qu'elle te trompe ?

- Oui.

C'est sorti tout seul, si facilement que j'en cligne des yeux, surpris. Yanis me jette un regard un peu perplexe, et je ne peux pas lui en vouloir. Pour quelqu'un comme lui qui vogue de personne en personne, je suis le mou ultime, celui qui se pose et ne fait rien, ne pense à rien, et qui se fout un peu de ce qui se passe tant que son confort de vie n'est pas ébranlé.

Et c'est justement là tout le problème.

- Si elle te quittait, qu'est-ce que tu ferais ?

Je hausse les épaules.

- Je suppose que je continuerais ma vie.

- Sans rien tester ?

Sa question me coupe le souffle. Je sais ce qu'il veut dire par là. Je secoue la tête, incertain de ça, comme de tout le reste.

- Passe-moi du café, dis-je sans répondre.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top