Tome 1 - Chapitre 4 : Matthieu

J'ignore combien de temps a passé. Je sens encore des mains s'infiltrer sous mon tee-shirt, puis se retirer. Dans mon dos, un corps me colle plus que les autres, me suit dans mes mouvements. Si je me retourne, je sais que ce sera comme donner le feu vert. Je m'écarte en deux, trois mouvements sur la musique. Plus loin, un autre corps fait la même. Un peu plus insistant, les mains restent plus longtemps cette fois. J'essaie de les enlever rapidement.

Un bassin se presse contre moi. Il ondule.

Malgré moi, ça m'électrise et m'envoie une onde de désir. A cause du manque, peut-être. Même si je me l'inflige, je sais que ce quotidien sans désir avec ma petite amie ne m'est pas naturel. Aux yeux d'autres, peut-être. Ils y croient. Aux yeux de Mandy aussi, certainement. C'est ce que j'ai réussi à instaurer dès le début, avec toutes mes ex petites-amies, et c'est l'idée que je dissémine auprès de tous mes amis. Je suis le type qui n'y touche pas. Celui qui s'en fout. Celui qui n'aime pas ça.

Pourtant, je suis capable d'avoir des envies. Beaucoup. Je n'y ai juste pas cédé. Parce que l'idée même est douloureuse. Effrayante. C'est aussi pour ça que je ne sors presque plus, prenant Mandy et mon couple immaculé comme prétexte. Que je ferme les yeux quand je viens danser comme ce soir. A cause de ce que mes réels désirs impliquent.

Car ce qu'ils impliquent, justement, c'est la forme qui se meut dans mon dos, contre moi, avec fermeté. Mon cœur bat la chamade quand, la gorge serrée avec appréhension et envie, et une pointe de terreur à l'idée de ce qui se passe, je réalise aimer l'érection qui frotte dans mon dos, contre mes fesses. La moitié du sang de mon corps semble s'être rué dans mon entrejambe pour imiter celui qui me colle.

J'ai le sentiment que Yanis m'a tendu un traquenard avec cette soirée. Dans un moment où tous mes doutes et mes incertitudes sont à leur apogée. Une soirée gay. Tellement gay qu'il y a peu de chance que ce soit une nana qui se frotte à moi de cette façon. Sauf si elle a caché un tuyau d'arrosage dans son slip, et j'en doute.

Les mains voguent sur moi, brûlantes et enivrantes. J'essaie de les déloger. Le corps se presse un peu plus. Mon rythme cardiaque s'accélère. La force ferme d'un homme. Quelque chose d'aussi inquiétant que terriblement attractif. Je n'arrive pas à m'écarter. Et putain, j'ai tout sauf envie de faire un esclandre ici, pas maintenant ! Ça me fait chier. J'arrivais enfin à me mettre dans cette petite bulle plaisante.

Avec un coude, j'arrive enfin à me débarrasser de lui. Je n'ose pas jeter un regard derrière moi pour voir de qui, ou de quoi, il s'agit. Autant ne pas savoir. Je m'éloigne. Par ici, il y a un peu moins de mouvement, moins de gens qui s'agitent, plus de tables, plus de sièges. C'est plus tranquille. En me mettant en marge ici, c'est plus difficile de se perdre dans l'effervescence de la piste. J'ai l'impression de me transformer en spectacle vivant pour ceux qui sont assis à boire. Mais si je me tourne, je leur offre pleine vue sur mon cul.

Cette soirée devient brusquement merdique.

J'ouvre les yeux, avec le sentiment désagréable d'être vaincu. J'ai chaud, beaucoup trop chaud. La magie de la danse s'est dissipée avec une sensation de manque et d'inachevé, de frustration qui me picote le bout des doigts. Je passe une main dans mes cheveux, essayant d'y remettre de l'ordre. Quelqu'un les a fichus n'importe comment, c'est la pagaille. Je suis essoufflé, plus que je le pensais en bougeant et en m'échappant à contrecœur de la piste, et j'ai du mal à retrouver un rythme cardiaque décent. Je sens quelque chose agripper ma ceinture et je m'écarte précipitamment pour ne pas repartir dans la masse humaine.

J'ai chaud.

— Eh, toi ! Par ici !

Des voix parviennent à surpasser la musique qui vrombit toujours, indistinctes mais puissantes. Je ne m'en préoccupe pas. L'appel se répète, mais il y a tellement de gens ici, et je ne connais à priori personne d'autre que Yanis qui est... loin à l'autre bout de la salle, quelque part.

J'ai envie de pisser. J'ai soif. J'ai faim, aussi. Sans Yanis, ça veut dire rentrer à pied en traversant la moitié de la ville avec des fringues qui attirent l'œil. Est-ce que j'ai parlé des baskets fluorescentes qu'il m'a filées ? Deux pointures trop grandes, je me sens ridicule. Au moins sur la piste, personne ne regardait mes pieds quand j'étais coincé entre tous ces corps. Maintenant, j'ai l'impression qu'on ne voit plus que ça. Ri-di-cu-le, comme je le disais.

Les toilettes de l'Illicite ont toujours eu le mérite d'être propres, et ce soir l'aération est en route. La climatisation aussi, d'ailleurs. Il y fait bon, la fraîcheur fait du bien tandis que je me soulage avec plaisir.

Occupé à détailler la céramique blanche qui me fait face, j'entends vaguement la porte des cabinets qui s'ouvre mais n'y prends pas garde. Le type qui vient d'entrer s'installe dans l'urinoir à côté du mien. Vraiment, je déteste quand les gens font ça : se coller aux autres quand tout est libre.

Mais quand le silence s'installe de nouveau une fois la porte claquée et les bruits de pas figés à mes côtés, je plisse les yeux. Pas de zwip de braguette, de jet de pisse ou de vomissures ? Je ne peux pas m'empêcher de jeter un coup d'œil à ce qu'il se passe à côté de moi, ma curiosité prenant le dessus.

Mon souffle se coupe sous la surprise.

Il me fixe.

La lumière des cabinets est presque blanche, si différente de celle de la piste et du bar qu'elle semble en transformer les gens quand ils passent d'un lieu à un autre. J'imagine que ça a dû couper court à quelques tentatives de coups rapides dans les chiottes.

— T'ignores tout le monde comme ça, ou comment ça se passe ?

Je ne m'attendais pas à cette voix. Rauque, grave, mais suave. Le type qui est entré n'a visiblement pas l'intention d'ouvrir l'enchevêtrement de sangles qui lui colle au bassin et à l'entrejambe. La lumière laide des toilettes fait paraître une brillance hasardeuse sur ses vêtements criblés de paillettes et de strass. Les résilles ne cachent toujours ni ses tétons ni ses piercings.

C'est indécent. C'est élégant. C'est... sexy.

C'est le type court vêtu du début de la soirée. Combien de temps a bien pu s'écouler depuis que je suis entré à l'Illicite, au juste ? Je l'ignore. Mais il n'est pas dans un meilleur état que le mien. La fatigue se lit sur son visage, dans ses traits tirés. Pourtant, son maquillage est incroyablement intact, sa peau diaphane est impeccable, blanche et lisse sous les couches de fond de teint. Ses fards aux mille reflets irisés miroitent de toute leur puissance, malgré la lumière dégueulasse qui le frappe. Je n'avais jamais vu ces nuances auparavant. Elles sont magnifiques. Il est magnifique. Les blushs redessinent les courbes de son visage. Et putain, ou est-ce qu'on peut trouver des faux cils de cette taille ? On ne voit plus que ses prunelles qui étincellent. Je suis sûr que ce sont des lentilles, c'est pas possible autrem...

— T'es muet ? J'ai un truc sur la gueule ?

Ramené abruptement sur terre, je détourne les yeux. Je range rapidement tout mon attirail dans mon caleçon et referme mon pantalon blanc. Ou plutôt, le pantalon blanc de Yanis. Les ouvertures déchirées aux genoux laissent passer des courants d'air qui me réveillent de temps en temps.

— Non, marmonné-je. Qu'est-ce que tu veux ?

Quelque chose chez lui me... perturbe. J'essaie de ne pas trop le regarder, mais j'avoue que c'est compliqué. Ses lentilles brillent presque. Peut-être sont-elles phosphorescentes ? J'ai entendu parler de ce genre de truc. Je n'en avais jamais vus jusqu'à ce soir.

Il m'intrigue au-delà du raisonnable. Il faut que je me casse d'ici.

Je sens son regard peser sur moi, tandis que je badigeonne mes mains de savon pour gagner du temps. Ce qui est complètement con. Normalement, je devrais déjà être en train de sortir d'ici. Pas à faire en sorte qu'il puisse continuer à me parler.

— On voulait t'inviter à notre table, continue-t-il.

— Ah ouais ?

— Enfin, moi surtout.

Il n'est définitivement pas venu pour pisser. Sa hanche s'appuie contre la céramique du petit lavabo. Il est trop proche. Je peux discerner jusqu'à l'humidité de sa peau à cause de la chaleur des pistes de danse et de l'ambiance moite de l'Illicite. L'extrémité de ses cheveux lissés sur son front menace de quelques frisottis. Ils sont bleus. Bleu ciel ? Il y a du vert, aussi. Combien de couleurs différentes est-il capable de porter en même temps ? C'est sûrement illégal dans la majorité des dress codes.

— Qu'est-ce que tu veux boire ?

Lorsque je relève les yeux, il me dévisage toujours. Mon estomac est serré et menace de jouer aux montagnes russes. Comment ça, ce que je veux boire ? Il ne sait pas lire entre les lignes ? Ce type a un problème ou quoi ? Il sourit, et j'ignore totalement comment réagir. Normalement, quand on réagit comme je le fais, on ne propose pas ce genre de chose.

— T'avais un verre tout à l'heure, t'en prendras un autre ? insiste-t-il.

Sa main s'enroule autour de mon bras avant que j'ai le temps de réagir.

— Non, je...

— Tu veux une bière plutôt ? Mais leurs cocktails sont top, faut avouer !

Il m'embarque. C'est une tornade. J'ai à peine le temps de comprendre ce qu'il se passe qu'il nous fait passer la porte des toilettes en sens inverse. Ses jambes sont longues, ses semelles sont tellement hautes que je me demande, à sa vitesse, s'il n'y a pas des ressorts dedans qui le propulsent. Sur mon bras, ses doigts s'enfoncent, sa force tranquille me donnant pleine conscience qu'il s'agit d'un homme malgré les ongles manucurés et colorés qu'il arbore.

Mes mains sont encore mouillées quand il nous arrête à une table où deux jeunes filles sont assises. Elles arrêtent leur conversation à notre arrivée. Les lumières du bar sont chaotiques en passant sur elles. Impossible de définir leur couleur de cheveux ou de maquillage. Leurs sourires sont amusés. Avec la musique, je peine à entendre ce qu'elles disent, mais au moins je saisis leurs prénoms. Azilis et Romy ont l'air aussi hautes en couleur que le type qui se laisse tomber sur une chaise, babillant déjà avec entrain. J'aurais pu leur répondre, me présenter à mon tour. Mais mes pensées tourbillonnent. L'une d'elle a la peau sombre. Son maquillage est si clair qu'il en est phosphorescent sous les néons, dans un contraste détonnant.

Il ne m'a pas lâché. Je m'en rends compte quand il tire sur mon bras, son sourire barrant son visage. Je sais que ses lèvres sont bleutées et sombres. Mais les néons dénaturent tout l'effet de son maquillage. Quand je me rends enfin compte que je regrette la lumière des chiottes, il est trop tard. Je le fixe depuis beaucoup trop longtemps, et ses lentilles brillent vers moi.

— Assieds-toi ! s'exclame-t-il pour couvrir le son de la musique.

Il tire encore, m'obligeant à atterrir sur la chaise la plus proche de lui. Il fait toujours aussi chaud. Pourtant, je ne peux m'empêcher de frissonner. Ses doigts glissent sur la manche de mon bomber brillant et s'attardent un peu. Puis ses mains viennent compléter ses mots quand il parle. Je me rends compte que sa voix ne porte pas beaucoup. Je ne comprends pas tout. J'entends juste les mots « bière », « boire », « fête ». Et un autre truc, je crois qu'il parle d'ampoule mais je crois que j'ai définitivement perdu le fil si c'est bien ça...

— Un truc sans alcool, marmonné-je enfin.

— Hein ?

La seconde suivante, il est penché sur moi, une oreille tendue dans ma direction pour mieux me comprendre. Les effluves de son parfum me prennent d'assaut.

Pêche.

Et brusquement, je suis propulsé ailleurs. Dans son monde. Dans son cocon coloré. Il y a une autre fragrance qui m'est inhabituelle, spécifique. La sienne ? L'odeur de la peau, la fin de journée, le savon, le déodorant, la danse, l'effort. Une odeur humaine et qui, malgré moi, malgré la situation et le lieu, me donne le vertige et m'assèche la gorge. J'ai l'impression que mon cerveau est entièrement concentré sur sa voix, sur son visage trop proche, sur son odeur. Il fait chaud, mais je ne sais plus s'il s'agit du bar, de l'ambiance de folie qui règne ou de lui.

— Je disais, qu'est-ce que tu bois ?

Sa voix susurre à mon oreille. Un nouveau frisson m'agite alors que son parfum envahit pleinement mes narines. Sa main appuyée sur ma cuisse me réveille soudainement, tandis que sa joue frôle presque mon nez. Il sent bon. Oh, seigneur. Son poids sur ma jambe est si réel que c'en est saisissant et rassurant.

Mais je ne devrais pas être là.

Cette pensée me poignarde d'un seul coup. Je dois partir. Sortir. Maintenant, bon sang !

Brusquement, je me lève et le repousse aussi fermement que possible en tournant les talons. Le bruit que j'entends dans mon dos m'indique qu'il a dû se prendre les chaises, la table, ou peut-être tout à la fois. Mais je m'en fiche.

Traverser la marée humaine sur la piste ressemble cette fois à un parcours du combattant, absolument interminable. Mon cerveau tourne à toute vitesse. Mon cœur s'emballe. Les mains et les corps qui se pressent autour de moi sont insupportables, maintenant.

Quand je m'extirpe de tous ces corps qui s'agitent en rythme, j'ai l'impression d'avoir retenu ma respiration pendant des heures. Que mes poumons vont exploser. La musique est trop forte. J'ai besoin d'air.

Je cours presque à l'extérieur. La porte claque derrière moi. Le videur a tout juste le temps de se pousser pour me laisser passer. Quand je m'adosse au mur du bâtiment, je me rends compte que l'air est tiède, insuffisant pour me remettre de ce qu'il y avait à l'intérieur.

Parce qu'à l'intérieur, il y a ce type. Son souffle me chatouille encore l'oreille, son odeur titille mes souvenirs encore frais, la pression de sa main est ancrée dans ma cuisse. Sa voix résonne. Son rire, aussi, au milieu du vacarme.

Il t'a plu, ce mec, hein Matt ?

Ça va passer. Ça doit passer.

J'inspire puis expire tour à tour. Ça va aller. J'écrase mes paumes sur mon visage, frotte durement pour faire passer ce moment. Tout. Va. Bien. Ou plutôt, bientôt tout ira bien. Ou mieux. Le temps que mon rythme revienne, le temps que mes idées reprennent leur cours, que j'oublie ce qu'il s'est passé, et que ce déluge de sensations disparaisse.

— Matt !

Je sursaute. La voix de Yanis me sort de mon cocon pourtant rassurant. Quand je lève les yeux, c'est pour tomber sur son expression inquiète. Il a l'air d'être sorti en trombe, sa veste à la main.

— Ça va, vieux ? me demande-t-il.

— Ouais...

— Sûr ?

Il fronce les sourcils, m'observe un moment. Est-ce qu'il m'a vu sortir ? Probablement, comment aurait-il deviné où je me trouvais ?

— T'as disparu un bon moment, t'étais où ? Tu dansais ?

Il me connait. Il sait mes habitudes, et celles-ci n'ont pas changé malgré tout le temps passé loin des bars et boîtes.

— C'est ça, soupiré-je.

— T'as une sale gueule, continue-t-il. T'as bu d'autres trucs depuis qu'on est arrivés ?

Je ne réponds pas immédiatement. Lentement, je jette un coup d'œil à ma montre. Bon sang, ça fait déjà plus de deux heures qu'on est là ? Visiblement, je me suis un peu oublié sur les pistes. Pas étonnant si je sue comme un vieux singe. Je dois aussi probablement en avoir l'odeur. Mes vêtements collent. Je les laverai avant de les rendre à Yanis, même si je sais que c'est le cadet de ses soucis. Mais je préfère m'en occuper moi-même. Le type de l'Illicite ne m'a pas suffisamment collé ou touché pour que son odeur reste sur les tissus. Même si j'aurais voulu plus de cette pêche qui a court-circuité mes pensées.

Pendant une seconde, je combats cette atroce déception qui m'enrage. Une seconde. Pas plus. Pitié, pas plus...

Je sursaute de nouveau quand la main de Yanis me secoue gentiment l'épaule.

— Putain, t'as pris des trucs ou quoi ? T'as laissé ton verre traîner ?

Je préfèrerais que ce soit le cas. Je me contente de le fixer, si indécis dans mes réactions qu'il panique encore plus. Il me secoue encore.

— Oh, Matt, tu veux qu'on rentre ? Ça va ? Mandy va me déchirer s'il t'arrive un truc, bordel ! Y'en a un qui t'a fait quelque chose ?

J'aurais bien aimé.

La voilà, la réalité. Celle que je repousse pourtant fort, si fort chaque jour. Mais ce soir, elle revient en force, m'explose au visage tandis que le prénom de ma petite amie se mélange au souvenir d'un inconnu. Un type bizarre dont la simple présence m'a fait plus d'effet en quelques instants que Mandy sur toute une année.

On y est.

C'est la seconde, l'instant crucial où mon cerveau vrille. Celui où tout se fissure un peu plus encore.

Parce que je sais. Parce que j'en ai conscience, malgré ce petit recoin où je refoule tout ce que je peux. Parce que je suis un sale lâche. Un couard.

Un pauvre petit pédé qui fuit, la queue entre les jambes.

Je ne veux pas.

Sous le regard éberlué d'incompréhension de Yanis, j'enfouis mon visage dans mes paumes. Je presse. Fort. Et je hurle mon désespoir.

Avec toutes mes terreurs.

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