Tome 1 - Chapitre 3 : Matthieu


Electrique. C'est ce que Yanis m'a dit de l'ambiance qu'il y aurait ce soir, mais je ne m'attendais certainement pas à ça. Ce n'est pas tant la musique, un mélange d'électro avec une touche terriblement suave, que les corps qui se massent sur la piste et au bar...

Yanis a passé un bras autour de mes épaules quand il m'a senti me raidir à notre entrée. Mon dilemme de « entrer ou rentrer chez moi » est encore bien présent, mais je l'ai suivi sans faire d'histoire.

Je ne sais pas si je suis déçu ou non d'être là. Déçu de moi-même, peut-être. Ou déçu de Mandy, qui n'en avait visiblement rien à faire. Je l'ai rappelée, un peu avant notre départ de l'appartement. Elle était déjà chez son amie, je n'ai pas eu l'impression que ma sortie en bar la perturbait plus que ça. Je crois que j'avais espoir qu'elle me dise de ne pas y aller. Peine perdue. Quant à savoir s'il s'agit de confiance ou de je-m'en-foutisme... Il n' y a qu'un pas entre les deux, j'imagine.

Pour la première fois depuis un an, je ne sais pas quoi penser de sa réaction, de sa façon de nous considérer. Notre quotidien ne me permet habituellement pas d'y penser, ni d'avoir des doutes sur elle. Je n'en veux pas, de ces interrogations. Vraiment pas. Alors je les mets de côté pour ce soir. Pour cette semaine, aussi. Et pour le mois à venir, je l'espère. C'est juste une mauvaise journée de plus.

Derrière le bar, le type élancé qui nous accueille avec un sourire doit certainement être le fameux Corentin. Autour de mes épaules, je sens le bras de Yanis se crisper tandis que le type nous retourne un sourire indubitablement poli, mais pressé. Il y a du monde, ce soir. L'Illicite est un lieu prisé, et la soirée a beau être privatisée, elle n'en est pas moins une réussite. C'est le patron qui doit être content, ça va consommer à mort ce soir.

Yanis se hisse sur un tabouret haut, encore chaud du cul d'un mec qui a à peine eu le temps de se lever. Pour ma part, je me contente de m'accouder au bar.

— Hey, Corentin ! Deux bières !

Le mec ne se défait pas de son sourire commercial et acquiesce dans un mouvement de tête un peu exagéré, pour que ce soit visible depuis notre place. Je le rattrape de justesse avec un grand geste :

— Une seule bière, plutôt. Un Sex on the Beach pour moi.

Yanis me fait toujours le coup. Il s'emporte, ne réfléchit pas et oublie. Je. N'aime. Pas. La. Bière.

Dans la minute qui suit, Corentin réussit à finir le cocktail qu'il avait entre les mains et à faire glisser notre demande sur le comptoir. Enfin, disons plutôt la mienne. Yanis a été servi presque instantanément, comme si sa chope l'attendait déjà.

— T'es toujours un habitué, lui fais-je remarquer. T'arrives et t'es servi, hein ?

— Eh, j'occupe mes soirées ! se défend-il aussitôt.

Il y a plein d'autres manières d'occuper une soirée, j'ai envie de dire. Mais je me contente de prendre mon verre en riant. Chacun son truc.

Quand Corentin se désintéresse de nous et se retourne pour gérer d'autres consommations, très rapidement, j'aperçois Yanis se pencher légèrement en avant sur le comptoir. Pas besoin d'un schéma pour savoir ce qu'il fait : il mate. Ouvertement. Son sourire en coin me le confirme.

— Pas flagrant du tout, lui glissé-je à l'oreille.

— Comment veux-tu que je résiste à ça ? souffle-t-il aussitôt.

Il n'a pas du tout l'air désolé. Je risque un coup d'œil sur le barman, qui nous a presque tourné le dos pour gérer l'autre côté de son espace de travail. Des épaules larges, un dos en V, une chute de rein que sa chemise ne cache pas suffisamment, et... un cul. Je dois l'avouer. Un beau cul et des cuisses moulées dans un pantalon noir. Quand il secoue son shaker, il gaine une grande partie de son corps pour mieux maîtriser ses mouvements. Et tchac, et tchac et tchac. Ses fesses se contractent dans son pantalon. Se relâchent. Il contracte encore. Il est hypnotisant. C'en est presque indécent, quand j'y pense. Et tchac, et tchac et tchac.

— T'es mal placé pour me dire ça, entends-je soudain à mon oreille.

Je sursaute, pour découvrir Yanis qui sourit de toutes ses dents à mon encontre.

— La fatigue, grogné-je aussitôt dans mon incapacité à invoquer une autre raison.

— Elle a bon dos, ta fatigue. C'est ta queue qui parle, tu veux dire !

La discrétion, ce n'est pas son genre. Corentin s'est retourné vers nous l'espace d'une seconde, malgré la musique qui fait vibrer les murs et les meubles. Il me dévisage avant d'oublier de nouveau notre présence. A ce moment-là seulement, je me rends compte que je retiens ma respiration. Yanis ricane en me regardant.

— Quoi ?

— Rien, glousse-t-il. J'aurais juste pas cru...

Je lui décoche un petit coup de pied dans le tibia, ce qui le fait rire plus fort. Corentin nous jette encore un regard rapide. Son shaker s'agite. J'inspire, espérant me détacher de son cul qui s'agite.

Je déteste ça.

Je déteste le fait d'y être scotché de cette façon et de ne rien pouvoir y faire. Arrête de te trémousser, putain !

— Planète Matt, allô ?

C'est la main de Yanis qui me sort encore de mes pensées, plus que son appel. Je l'écarte rapidement.

— Ça va, lui dis-je.

— Je te demandais juste si t'étais de mon avis, du coup.

— Pour son cul ? Ouais, possible.

Mon cocktail est frais. Il a au moins le mérite de me ramener sur terre et de me détourner de Corentin, qui continue de nous jeter des œillades, sourcils froncés. Dans le genre discret, on fait mieux que moi, c'est certain.

— T'es accroché à son cul, tu veux dire, ouais..., marmonne Yanis.

— Quoi, tu voulais savoir ce que j'en pensais !

Au moins, c'est facile de se défendre quand on suit son cheminement. Il rit, hoche la tête, puis fait tourner l'assise de son tabouret pour se retrouver face à l'ensemble de la salle. Je m'adosse au comptoir, ravi de ne plus me trouver à portée de vue du cul de Corentin.

— Alors, qu'est-ce que tu penses de ce soir ? me demande-t-il avec un geste englobant tout ce qui passe à vue.

Je ne sais pas vraiment quoi en penser. J'ai beau avoir cette affreuse veste sur moi, la marée humaine qui s'agite devant nous me laisse perplexe. Je discerne des hommes, des femmes, des... des je-ne-sais-pas. On est loin des soirées habituelles de l'Illicite, pour être honnête. Il y a une harmonie un peu spéciale, qui valse avec la désharmonie. Mais ce sont des sourires, une complicité et un plaisir à être là qui semblent s'étendre à toute la grande salle. En temps normal, à l'Illicite ce sont des groupes d'individus qui ne se mélangent pas les uns aux autres. D'une certaine façon, c'est beaucoup plus agréable ce soir, même si je me demande de quelle manière on va pouvoir se fondre dans cette foule.

— Je ne sais pas, réponds-je tout de même après quelques secondes.

Ils sont colorés. Pas vraiment fluos comme il me l'avait dit. C'est différent. J'ai l'impression qu'un char de la Gay Pride a déversé son contenu d'humains dans l'Illicite et les a abandonnés dans leurs tenues de défilé. Je pense que ce n'est pas loin de la vérité, parce qu'il m'explique que la soirée clôt un évènement important qui a eu lieu avec l'association organisatrice. Un vernissage, je crois ? Sérieux, on peut se rendre à un vernissage dans ces tenues ?

— Tout le monde est venu directement, m'informe-t-il ensuite. Et il y a ceux qui se greffent parce qu'ils ne pouvaient pas se déplacer la journée.

Du pouce, il se désigne. C'est la première fois que je lui vois cette expression un peu navrée, cet espèce de mélange entre « Désolé de ne pas l'avoir dit avant » et « je suis frustré d'avoir dû bosser aujourd'hui ». Enfin, j'imagine que c'est un truc du genre, si j'en juge par nos discussions de plus tôt.

— T'es un habitué, alors ?

— On peut dire ça. Tu sais...

Il se penche un peu, s'accroche au comptoir pour garder son équilibre tandis qu'il me parle à l'oreille.

— Merci, vieux.

— De quoi ?

Mon verre est humide de condensation. L'air du bar est brûlant. Pas sûr que je garderai cette veste très longtemps. Yanis s'appuie un peu contre mon épaule.

— Pour tout à l'heure. Et pour ce soir. D'être là quand même. C'est cool, mec. Vraiment. C'est super cool.

— C'est pas comme si t'étais différent en trente secondes chrono, répliqué-je.

— Pas une raison. C'est important, j'sais pas si tu te rends compte.

— Ah, ta gueule et bois.

Je sais ce qu'il veut dire. Mais... je n'aime pas penser ces choses-là. Dans mon estomac, le nœud qui me tiraille depuis des jours s'agite. Je sais qu'il est là depuis bien avant, d'ailleurs. C'est juste que le vieil élastique qui tire, tire, tire... est en train de lâcher. J'ai envie de me tromper.

Je n'aurais pas dû venir ici. Je le sais. Mes sens sont en alerte. J'essaie de m'intéresser à un groupe de femmes aux âges variés. Elles sont mignonnes, leurs vêtements sont courts, leurs collants bariolés, et pourtant... non, vraiment. Comme lorsque j'ai rencontré Mandy, et comme avec toutes les filles qui l'ont précédée, je ne ressens pas ce désir ardent de sauter sur l'une d'elles. Ni d'en sauter une tout court.

Pourtant, elles sont jolies. Fardées pour cette soirée haute en couleurs, leurs cheveux apprêtés. Shorts hauts sur leurs cuisses, des chaussures à plateformes plutôt impressionnantes. Menues. La plupart arborent des résilles aux couleurs improbables. L'une d'elle a opté pour des teintes si claires qu'elle en est fluorescente sous les néons, dans un effet quasi-futuriste qui me fait cligner des yeux. C'est époustouflant. Ses cheveux courts prennent toutes les couleurs des lumières et retombent sur son visage mince. Son ras-le-cou multicolore s'aligne avec sa pomme d'Adam, et c'est plutôt sexy, je dois l'avouer. Avec un rire que je n'entends pas mais vois parfaitement, elle ondule au milieu de ses amies. Elle est grâcieuse, mais différemment des autres. Quand son corps se tourne vers nous, je retiens mon souffle depuis quelques secondes déjà. Je crois que Yanis me parle. Mais je m'en fous. Il y a quelque chose chez elle qui attire mon attention. J'ai du mal à la lâcher du regard, quitte à passer pour un pervers. Je n'en suis plus à ça près, ce soir.

Surtout parce que je suis curieux. Il y a quelque chose qui me fait frémir, là, tout de suite. Je compte sur les doigts d'une seule main les fois où c'est arrivé. Mandy n'en a jamais fait partie. Et malgré moi, je sais que ça n'arrivera jamais avec elle. Putain, je le sais pertinemment, et je suis juste un salop de continuer à foncer dans le mur pour sauver les apparences. Je le sais. Je le sais, bon sang.

Son haut résille ne couvre qu'à moitié le haut de son corps et dévoile absolument tout. Ses piercings aux tétons sont la première chose que je remarque sur sa poitrine plate. Est-ce que j'aurais dû regarder ailleurs pour ce premier contact ? Je n'en ai foutrement aucune idée. Elle brille, sous les lumières qui s'emballent, peut-être à cause des petits strass qui ornent toutes les sangles l'habillant. Putain, comment est-ce que ça tient, au juste ? A sa place, n'importe qui d'autre serait à poil. C'est un miracle si on ne voit pas son cul.

— Eh, y'en a un à qui tu as tapé dans l'œil, on dirait !

La voix de Yanis résonne dans mon oreille au moment où je me retrouve happé par une paire d'yeux fluorescents.

Je suis con. Putain, je suis con. Pourquoi est-ce que la seule nana qui capte mon attention doit être un...

Leur groupe est à quelques mètres à peine du nôtre. Il s'est de nouveau tourné, offrant une vue imprenable sur son cul. Bombé, étroit. Ses jambes sont fuselées, les muscles fins et gainés par le port de ses chaussures trop hautes, trop brillantes et volumineuses. J'ai l'impression d'être projeté dans une vision futuriste où les cyber punks ont pris le pouvoir sur la population.

Il tourne sur lui-même dans un pas légèrement dansant. Son entrejambe bombé ne laisse aucun doute sur son sexe et ce qu'il cache sous ses vêtements si particuliers.

— Il est chaud bouillant, continue Yanis en me fixant. Tu vas faire quoi s'il t'aborde ?

Comment peut-il dire ça aussi tranquillement ?

— Je ne vais rien faire, dis-je.

— Oh, menteur, ricane-t-il.

Mais rien que cette idée me passe avec une traînée d'amertume derrière. Ou ma boisson est mauvaise. J'ai envie d'opter pour cette raison, mais les cocktails de l'Illicite ne sont jamais mauvais. C'est autre chose, que je refuse de voir. Je déglutis à la pensée qui m'effleure et enfonce presque mon nez dans mon verre.

Pense à Mandy.

Mandy est jolie. Elle sent bon. Elle a un sourire rassurant. Une silhouette menue qui donne envie de la protéger, même si elle n'en a certainement pas besoin. Et elle se maquille bien. Voilà, cerise sur le gâteau, dira-t-on.

A côté de moi, Yanis se désintéresse totalement de ma petite personne, à mon grand soulagement. Il s'est retourné, et j'entends sa voix, perdue au milieu de la musique qui nous assiège avec brutalité. Corentin semble lui répondre, un peu plus loin. Bien, au moins il a réussi à attirer l'attention de ce type, c'était le but premier de cette soirée.

Le but second, en revanche, j'ignore ce que c'est. Me changer les idées ? Bon, ben, c'est parti...

— Je bouge, dis-je en me décollant du bar.

Yanis fait un bref mouvement de main dans son dos pour me signifier qu'il m'a entendu, puis m'oublie presque instantanément. Il est clairement en tête à tête avec son barman, tout sourire, et plus rien n'existe. Je n'attends pas mon reste.

Rapidement, l'ambiance environnante m'envahit tandis que je longe la piste de danse. J'ai toujours mon verre, mais tant pis. Difficile, même avec ce type de musique, de ne pas se laisser entraîner. J'aime danser. J'aime sentir les vibrations de la musique remonter du sol, se perdre dans mes semelles, grimper le long de mes jambes dans un chatouillis que l'alcool embrase généralement plus fortement. Pas ce soir évidemment, pas avec seulement un cocktail à peine entamée, mais Yanis a raison sur un point : j'ai envie, non, j'ai besoin de me défouler et de penser à autre chose. Près d'une table, je vide mon grand verre trop vite, pose le cadavre sur la surface en métal et m'enfonce entre les silhouettes brûlantes qui occupent la piste. C'est parti. J'aurais peut-être dû boire un peu plus avant de me jeter là-dedans, mais il y avait longtemps depuis ma dernière sortie du genre. Il ne me faut pas longtemps pour me laisser embarquer. Par la musique. Pas les mouvements autour de moi. Par les frottements des corps. Par les glissements des mains curieuses, çà et là. Par la chaleur moite qui englobe chacun d'entre nous. J'ondule. Je tourne. Je glisse. J'oublie, pendant un moment, où je suis, ce que je suis, pourquoi je suis là. Je suis juste bien, ici, à me laisser porter sans réfléchir, les yeux mi-clos en profitant du moment.

J'ai besoin de m'épuiser et d'oublier. Ne plus voir ce qu'il se passe autour de moi. Tout lâcher. Mais comment lâche-t-on, au juste ? Et que lâche-t-on exactement ? Jusqu'où faut-il aller, pour enfin se sentir en paix ?

Tais-toi, Matt. Tais-toi, tais-toi, tais-toi...

Alors, je danse. Pour ne plus penser. Pour ne plus être ici, ni chez moi, ni au travail, ni où que ce soit. Je danse, je laisse la présence des autres m'envahir et pénétrer mon espace personnel. Les chansons et remix s'enchaînent, dans un brouhaha que parfois j'ai du mal à reconnaître, mais qui est plus que suffisant pour la soirée que je passe, enfoncé dans mon abysse personnelle. 

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