Tome 1 - Chapitre 12 : Matthieu
Lundi 8 Juin.
La journée a été longue. J'ai à peine eu le temps de voir Yanis, qui s'est fait embarquer par un de nos managers à travers les bâtiments pour l'assister. Nous avons pu échanger quelques messages.
15 : 44
La réception d'un mail d'expédition a relancé mon cœur dans une nouvelle danse frénétique. Quarante-huit heures avant réception, dans le meilleur des cas. Je fais suffisamment confiance aux services postaux pour que Yanis ne le reçoive pas dans les temps impartis, ce qui a le don d'installer cette once de déception et calmer mon rythme cardiaque. Tout va bien. Mes mauvaises habitudes ont la vie dure, particulièrement celle qui consiste à amoindrir chaque évènement agréable. On s'y fait, avec le temps.
Ce soir, je laisse l'ordinateur éteint. Dans mes mails, il n'y a plus de trace des confirmations du site. Je les ai transférées à Yanis pour le suivi du colis. Puis j'ai tout supprimé, dans une crise de panique alors que je tombais dessus par hasard en cherchant autre chose dans ma boite mail. Mandy ne connait aucun de mes identifiants. Elle ne prend jamais mon téléphone, non plus. Mais mon instinct de préservation est monté à son paroxysme.
Je ne pense pas pouvoir changer. Pas aujourd'hui. Pas totalement ? Hier, j'ai fait un petit pas qui me semble pourtant gigantesque. Je me dis... que ce n'est que le début, peut-être...
Avachi dans mon canapé, je reste sur mon téléphone, à faire défiler les réseaux sociaux sans trop y faire attention.
Il fait encore grand jour.
Dehors, il y a le bruit de la ville, dans un ronronnement un peu étrange. Un mélange de vrombissements, de voix, de claquements de portes en tout genre.
Ou peut-être que je confonds avec le claquement de la porte de mon appartement.
Dans un sursaut, je vois la silhouette de Mandy qui apparait dans le salon et je cligne des yeux. Elle sourit en me saluant, comme à son habitude, et je l'imite.
Je l'imite parce que présentement, j'ignore quoi faire d'autre. Un sourire, un salut. Et un blanc. Allongé en short sur le canapé, je me sens soudainement démuni alors que je l'observe. Je me rends compte, tandis qu'elle vadrouille dans l'appartement pour ranger ses affaires et son sac, à quel point sa présence ne m'affecte pas tant. Ni son absence. Pendant plusieurs heures, je l'avais oubliée.
Et c'est là. La culpabilité. Je ferme les yeux, inspire et expire plusieurs fois lentement pour reprendre le cours de ma vie.
Tout va bien. Tout ira bien. Mandy est rentré, tout continue, tout reprend, même. Elle ne sait pas. Elle ne saura jamais. Ce qu'il y a eu au cours de cette soirée, ce qui rampe dans mon cerveau et prend autant de place entre mes deux oreilles et dans mon corps tout entier.
— T'as eu le temps de faire des courses ou pas ? s'exclame-t-elle depuis la cuisine, puis j'entends le bruit du frigo. Ah non... On mange quoi ce soir ?
Je me redresse aussitôt. Je dois me rattraper. Je dois effacer tout ça. Les images, les mots, les peurs, les fautes. J'ai l'impression d'être un mari pris en flagrant adultère. Allons. Tout va bien.
— J'ai pas eu le temps, répliqué-je fort pour qu'elle m'entende.
Faux ! Je glande. J'ai la flemme. J'ai pas envie.
— On peut se faire livrer, suggéré-je alors.
— Vraiment ?
Sa tête apparait dans l'encadrement de la porte. Ce n'est pas dans mes habitudes de commander à manger. Généralement, je cuisine, ça coûte moins cher et c'est meilleur pour la santé. Dans le pire des cas, rien ne vaut de sortir de chez soi pour prendre l'air et trouver un petit restaurant sympathique. Sa surprise est donc palpable, et je me sens de suite pris en faute. Encore.
— Je suis fatigué, marmonné-je en reprenant mon téléphone. Qu'est-ce qui te tente ?
— Prends un coréen ! Je te fais confiance pour le plat !
Elle disparait dans la chambre, sans me laisser le temps de réagir. C'est tout elle, ça. Jusque-là, ça ne m'avait jamais dérangé.
Mais ce soir, il y a un goût de peu dans ce rapport entre nous.
Un je-ne-sais-quoi qui ressemble beaucoup à ma réalité.
*
[18 : 03] Yanis – Devine ce que m'a donné le concierge en rentrant !
Mercredi. J'ai l'impression que mon sang vient de faire demi-tour, à peine j'ai lu le message de Yanis en rentrant du travail. Le couloir qui mène à ma porte est silencieux, chaud et étouffant. Le cliquetis des clés résonne quand je les sors, et le raclement des dents dans la serrure me fait grimacer.
Son SMS, c'est une chose. Mais c'est surtout la photo du petit colis qu'il tient d'une main qui fait bondir mon cœur et tourner ma tête.
Un autre message ne tarde pas, sans me laisser le temps de me remettre de mes émotions. Il adore en rajouter une couche.
[18 : 03] Yanis – On l'ouvre quand ?
La question piège. Celle que je n'ai pas vue venir, et... oui, quand, au juste ? Hors de question que je cours chez lui, même s'il n'habite pas si loin. Mandy rentrera tard et justement, je m'assure qu'elle ne manque de rien lorsqu'elle sera là.
Mon réflexe : je lance un appel, et mon ami ne tarde pas à décrocher.
— Heey, ricane-t-il à travers le haut-parleur. T'as pas perdu de temps, dis donc !
Je pose mon smartphone sur la commode près de l'entrée, le temps d'enlever veste et chaussures.
— Quoi, t'as cru que j'allais t'envoyer un « OK » ?
— Je savais que t'appellerais.
— Tu me connais trop bien, ça va m'inquiéter à force.
— Ouais, ben préviens-moi avant que je ressemble à ta mère, hein ? Bon, on se cale le grand déballage quand ?
Je redescends sur terre aussitôt, rappelé à la raison de mon appel. Maintenant ! J'aimerais que ce soit maintenant. Mais je sais que c'est compliqué de procéder ainsi. J'ai envie d'avoir le temps, de profiter. Et autant me trouver face à ça me donne envie d'avoir une certaine intimité, autant je sais qu'il vaut mieux que je sois accompagné. Yanis est la personne la plus sûre pour ça. C'est rassurant qu'il ait accepté de me suivre là-dedans.
Qu'il me soutienne.
Même si je n'ai pas encore lâché un seul mot acceptant ce qu'il a compris.
Je suis un trou du cul.
— Euh, j'en sais rien... ce soir c'est mort, Mandy rentre dans deux heures, j'ai des trucs à faire...
— Demain j'ai déjà une sortie, ajoute-t-il. Vendredi ? Samedi ?
Je roule des yeux.
— On est chez ma mère samedi soir..., soupiré-je en me rappelant le planning à venir.
— Mince. Tu diras le bonjour à Maria, mais elle aurait pu appeler son fiston une autre fois, hein.
— Heureusement qu'elle t'entend pas, elle te ferait tout un speech sur le lien filial avec son cher et tendre enfant...
— C'est-à-dire toi, ricane-t-il encore. Fils à maman, putain, ça explique tellement de choses !
— La ferme...
— Du coup je sors sans toi samedi ?
— Parce que tu sors encore ? grogné-je.
— Comme si je me privais pour toi d'habitude !
Vrai.
— Tu vas à l'Illicite ?
Malgré moi, le souvenir d'une paire d'yeux brillants s'impose dans mon esprit et mon souffle se coupe.
— C'est mon refuge.
— Y'a Corentin, tu veux dire.
— Je regrette de t'en avoir parlé, tiens.
— Je regrette que tu m'en aies parlé, répliqué-je du même ton pince-sans-rire.
Il se contente de rire tranquillement. J'ai bien compris à quel point nos discussions à ce sujet importaient pour lui, quand nous en avons reparlé dans la semaine. Vendredi dernier, Corentin a gentiment accepté de prendre un verre avec lui à l'occasion, juste avant que Yanis parte à ma recherche. Peut-être un coup de pitié, a-t-il dit en riant entre deux bouchées quand nous mangions.
Je n'avais jamais remarqué ce manque de confiance en lui auparavant. C'est peut-être ce qui me touche autant quand il en parle, cette fragilité qu'il me montre en privé.
Est-ce que je serai comme lui, un jour ? A m'amouracher d'un type et à ne plus savoir comment on fait ? Ah, non. De mon côté c'est simple : je ne sais pas comment on fait.
Tomber amoureux.
Comment on sait, au juste ?
Plus compliqué encore : tomber amoureux d'un homme.
L'idée me pique à travers ma peau et me fait grimacer tandis que nous continuons notre discussion pour essayer de trouver un moment entre mecs. C'est cette idée même qui fait que j'en suis là, à paniquer dès que l'un de mes congénères remue des choses en moi, à fuir les risques de rencontre, et à me complaire dans une situation qui... ne me plait pas. Mais qui me protège.
— On fait comme ça, alors...
Sa voix résonne dans mon oreille tandis que, mon téléphone coincé contre mon épaule, je fouille le frigo à la recherche d'un truc à cuisiner pour ce soir.
— Le week-end prochain tu viens chez moi, je trouverais bien l'anniversaire d'un pote comme excuse.
— Tu sais que mentir c'est pas trop mon truc..., grommelé-je.
— Je sais. Y'a qu'à toi que tu mens.
Et bim ! Je grince des dents tandis que j'attrape un pot de crème fraîche pour en vérifier l'état. Ça tourne au vert, est-ce que je le garde pour empoisonner Yanis la prochaine fois qu'il vient manger ?
— Connard, soupiré-je. Eh, tu peux me rendre un service ?
— Hors de question que je teste tes nouveaux jouets, dit-il immédiatement.
— T'es con. Passe en visio, tu peux ouvrir la boîte ?
— Ouais, deux secondes...
Je pose le téléphone sur le plan de travail, debout contre un pot, pour continuer mes petites affaires tout en observant l'écran. Yanis tient son smartphone d'une main et de l'autre s'affaire à ouvrir le petit colis. Je ne retiens pas mon rire en le voyant, le carton coincé entre ses pieds nus pour le maintenir en place, et ses doigts malhabiles tirant sur le gros scotch.
— Prends un cutter, dis-je en coupant les tomates trouvées au fond du frigo.
— Je vais encore me couper et tu vas te foutre de moi.
— Aaah, j'aime quand tu lis en moi...
— Tu détestes ça... Putain de scotch ! J'espère que ça en vaut la peine !
Moi aussi. Je laisse mon silence répondre, le temps qu'il se débarrasse de son nouvel ennemi. Bientôt, les ailes du carton se déploient dans un bruit désagréable à travers le microphone. Je retiens mon souffle. Yanis est hilare.
— Merde, c'est chiant quand ils font ça !
— Quoi ?
Sa main plonge dans le carton... qui est rempli de boulettes de polystyrène. Tout s'accroche à son avant-bras à cause de l'électricité statique et de la chaleur. Je le vois fouiller dans la boîte à l'aveugle.
— Tu disais que t'as commandé quoi, du coup ?
— La palette...
— C'est pas une palette que je sens, où alors ça n'a pas la même forme que la photo...
— ... un crayon...
— Gros crayon ?
— ... et un mascara...
Je m'arrête là alors qu'il rit ouvertement, mais sans se moquer, et qu'il extirpe le dernier objet de ma liste.
— Eeeeeh ! Tu vas être belle, Matty ! s'exclame-t-il.
La boule dans ma gorge grossit d'un seul coup. La veine dans ma tempe aussi. Il a osé.
— Ta gueule.
Pendant quelques secondes, le silence qui emplit l'espace est tout ce qui nous lie. Sur l'écran, il ne bouge plus, son écran figé sur le carton.
— Désolé..., murmure-t-il après un moment. C'était juste une plaisanterie.
— C'était tout sauf drôle, répliqué-je.
— Faudra que tu me dises ce qu'il faut éviter de dire, je t'avoue que... enfin, y'avait pas de sous-entendu...
— On verra.
Si j'arrive à sortir ces pensées de ma tête. Je ne suis pas efféminé. Je ne suis pas une diva. Je suis tout sauf ça. Je... ne sais même pas ce que j'attends de ce fantasme terrifiant.
— Tiens, regarde, reprend sa voix.
Son ton est plus doux, hésitant. Devant la petite caméra, il agite le tube de mascara. J'apprécie rapidement le packaging délicat et élégant, noir, les écritures argentées qui se détachent dessus. Il le pose à côté de la boîte et replonge dans celle-ci, ressortant avec le crayon. Fin, simple, un embout de chaque côté sans que je sache trop pourquoi.
— C'est le crayon, dis-je seulement.
Ma voix est enrouée, coincée au fond de ma gorge. Une émotion bizarre m'enveloppe.
— Je coupe des oignons, au fait, ajouté-je alors pour trouver une échappatoire le plus vite possible.
— Je vois ça, ouais.
La caméra de mon appareil est braquée sur mes mains et la petite planche de découpe en bois, sur laquelle je découpe consciencieusement mes tomates trop molles. Tant pis. Il ne fait pas de remarque, le bras déjà enfoncé dans la boîte pour attraper la suite. Il ne tarde pas à sortir le Graal. Je retiens mon souffle malgré moi. J'ai arrêté de couper depuis quelques secondes déjà.
La boîte scintille. Les images sur le site ne montraient pas ce genre de chose, et j'imagine sans mal que le portable de Yanis atténue la réalité.
— Ils ont tout misé sur l'aspect, dit-il. Ça déboîte, faut avouer.
— Tu peux l'ouvrir ? demandé-je un peu rapidement.
— On n'attend pas, alors ?
— Juste pour voir.
Un « s'il te plait » s'étrangle quelque part en moi. Il se contente d'accepter tranquillement, avec cette façon naturellement apaisante de s'exprimer qu'il a développée avec moi depuis le week-end dernier. J'ai un peu dans l'idée que je ne suis pas le premier qu'il doit rassurer comme ça. Et j'ai bien peur d'avoir raison.
Un petit bruit, clic, et la palette s'ouvre. Il fait encore grand jour dans le salon de Yanis. Il fait bouger les fards pour que la lumière joue dessus. Les couleurs sont ternies par la caméra de mauvaise qualité, et pourtant...
— Ça a l'air génial..., soufflé-je. Dis-moi qu'elle est géniale.
— Elle est géniale.
— Semaine prochaine ?
Je déglutis à mon audace. Il rit gentiment.
— Semaine prochaine, allez. Et arrête de couper des oignons, mon grand.
— Connard.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top