Tome 1 - Chapitre 11 : Matthieu


J'ai paniqué. Putain de merde, j'ai encore paniqué. Mais je ne m'attendais certainement pas à ça.

J'avais quitté l'appartement de Yanis ce matin, plus serein et le cœur plus léger. Un peu seulement, parce que c'est difficile de gérer tout ça. D'après lui, le fait d'avoir réussi à en parler est déjà bon signe. On a passé la journée à ça : discuter. Ou plutôt, il a passé son temps à lancer des questions, à voir si je répondais ou pas, à évaluer mon degré d'implication et d'acceptation dans tout ce merdier qui m'a été jeté à la gueule. Entre deux liens sur mon site de maquillage favori et deux grognements, j'ai réussi à lui faire face. De profil, hein, il manquerait plus que je sois capable de le regarder en face quand je lui avoue que je suis...

Bref.

Il m'a réconforté à sa manière, conscient que non, les contacts prolongés avec un autre homme n'étaient certainement pas au programme pour moi. Pas maintenant. Et probablement jamais. Du moins, je l'espère. Pour l'heure, je veux juste maintenir tout ça loin de moi, malgré tout ce que j'ai pu apprendre et comprendre sur moi-même grâce à lui. Le soir, c'était pizza et Netflix. Pas de chill pour nous, bien merci, sans façon. Etonnamment, Yanis ne m'émeut pas particulièrement. Il est bel homme, et ce serait mentir de dire que je n'ai jamais observé le mouvement de ses épaules, de son dos, ou encore de son cul, tant qu'à faire. Bien malgré moi, évidemment. Il a un sourire charmant, des yeux qui attirent l'attention. Je n'ai jamais été étonné de l'intérêt qu'il suscite, et ne m'en suis jamais formalisé. Vendredi soir, j'ai vu les yeux des autres gars sur lui. A leur place, j'aurais fait pareil. Si je n'étais pas moi. Si j'assumais. Si j'acceptais.

Je suis claqué.

La porte de l'appartement se referme derrière moi en claquant. Le salon est plongé dans le noir. Par la fenêtre, les lumières de la ville, de nuit, font entrer les ombres. Je lance mon portefeuille sur le premier meuble venu, sans vraiment regarder ce que je fais. Un bruit sourd résonne dans la pièce. Je laisse faire.

Dans la semi-pénombre, j'aperçois le canapé et la table basse et les évite de peu. J'ouvre la fenêtre, espérant faire rentrer de l'air frais, mais c'est la même tiédeur entêtante qui pénètre l'appartement.

La même que durant ma marche rapide pour rentrer.

La même que sur la terrasse de la brasserie.

La même que lorsque ce type était face à moi, penché jusqu'à ce qu'il ne reste que quelques centimètres entre nous.

Je m'appuie contre la rambarde, essayant de reprendre mon souffle. Celui-là même que j'ai perdu face à lui. Quand il s'est jeté sur cette chaise sans crier gare, un sourire au coin des lèvres. Quand ses yeux immenses et décorés avec soin se sont plantés sur moi. J'avais aperçu son groupe, ou du moins les premiers qui se sont installés. J'ignorais qu'il était là, lui aussi. Mais je ne pense pas que j'aurais pu le reconnaître. Il était... différent. Calme, serein, propre sur lui, ses traits plus composés qu'à l'Illicite. Un peu excité quand même, mais c'est peut-être dans sa nature. Il y a des gens comme ça, qui vont trop vite et qui en font des tonnes.

C'était trop tôt pour le recroiser. Pour qu'il s'approche autant. Pour qu'il m'aborde. Je pense que ce sera toujours trop tôt pour qu'un type comme lui fasse quoi que ce soit, de toute façon, quoi qu'en dise ou pense Yanis. Le fait qu'il m'ait reconnu, même loin du bar, est plutôt mauvais signe pour moi. Je crois.

Son parfum me semble si venimeux que j'en frissonne. Pêche, encore. Ça ne pouvait pas être agrume à la con ou un truc désagréable du genre ? Quel mec utilise un savon, ou un shampoing, à la pêche ? Un métrosexuel, comme ils disent ?

Led, comme ils l'ont appelé quand il s'est présenté, n'a rien de métro. Et tout d'homo. Dans ses déplacements, dans son parler, dans son maquillage outrancier, dans ses vêtements, jusqu'à ses chaussures. Jusqu'au bout de ses magnifiques ongles.

Pourquoi, ô grand pourquoi, est-ce que tout ça lui sied si bien ?

Et si seulement il avait eu l'air au moins efféminé, dans tout ce qui l'enveloppe ! Mais non. Indubitablement un homme, malgré l'erreur que j'ai pu faire à l'Illicite vendredi soir. Les lumières, l'ambiance, les gens, son look...je n'ai pas réfléchi à ce moment-là. Je n'ai donc aucune excuse pour mes réactions ce soir. Pour l'appréciation que j'ai étouffée quand il s'est penché sur moi. Déterminé. Confiant. Mon cœur s'est emballé. Ma respiration aussi. Mon cerveau a foutu le camp.

Pourquoi ?

Ce n'est pas une honte d'aimer les hommes, m'a dit Yanis. Plusieurs fois sur les vingt-quatre dernières heures, il a lâché ces mots, de plusieurs façons, quand il sentait que je revenais sur tout ce que j'avais dit, pensé et ressenti.

Alors, me retrouver face à Led quand je sors d'une journée entière consacrée à me mettre face à mes tourments, ce n'était vraiment pas une bonne idée.

Mes idées sont en vrac. Un nœud, un fatras fait de tout et de rien, où plus rien n'a de logique. J'ai envie d'appeler Yanis, pour lui faire part de cette rencontre pour le moins déplaisante. Pour lui exprimer mon mécontentement sur ce que ses mots ont bousculé en moi. Mais je sais que ça ne changerait rien. Il a parlé d'avancer, aussi. Pour moi, pour mon bien. Mais j'ignore quel bien je peux retirer d'une telle situation. Ni comment je peux avancer. J'ai l'impression d'être pris dans un bloc de ciment et à deux doigts de tomber d'un pont.

Le silence autour de moi me donne l'impression d'être devenu sourd. Alors je tends un peu le cou, essayant de glaner des bruits venant de la rue. Ce soir, il n'y a pas d'alcoolique pour insulter le couple gay qui vit à quelques rues d'ici et rentre main dans la main.

J'essaie de fermer les yeux et d'écouter. Il y a le son des rares passants, de la voiturette de voierie qui passe ramasser les poubelles municipales, des rouleaux nettoyeurs qui font leur job sur les larges dalles de la rue. Je n'aime pas particulièrement ce quartier, ni cet appartement. Mais je suis là.

Tout comme, je le sais, je n'aime pas particulièrement Mandy. Mais elle est là. Est-ce que, pour autant, je me vois me séparer d'elle ? Est-ce que je me vois vivre une autre vie que celle-ci ?

Du bout des doigts, je tapote la rambarde. Quelque part au fond de moi, je sens la déception frapper. Est-ce que je n'aurais pas dû laisser ce type finir sa proposition, lui demander plus d'explications ? Attendre qu'il note ses coordonnées ? Les prendre ?

Maquilleur professionnel. Juste à son visage, je me dis qu'il ne ment pas, que ce n'est pas un traquenard. Tout était si parfait. Le moindre trait, la moindre couleur. C'était plus délicat que ce que j'ai vu sous les néons de l'Illicite. Mais incroyable quand même. A m'en faire frémir, à en trembler d'envie. Ses cuissardes noires montaient jusqu'à l'ourlet de son short, indécentes en libérant une parcelle de peau diaphane et glabre. Sous les lumières jaunes des quais, tout paraissait un peu étrange. Comme un rêve dont on n'est pas capable de dire s'il est bon ou mauvais, ou bien si on veut qu'il continue ou qu'il s'arrête.

Quand je me retourne pour consulter l'heure sur le premier affichage digital qui passe à ma portée, je sais que ma nuit est déjà foutue. On sera lundi d'ici quelques minutes. J'ai traîné le long des quais, en espérant faire passer toute l'effervescence qui frémissait sous ma peau. Comme je l'ai fait une grande partie de la journée, avec mes pensées en vrac.

Malgré ça, je suis toujours aussi perdu, à deux doigts de m'ouvrir à quelque chose que je rejette depuis trop longtemps.

En soupirant, j'attrape mon téléphone. Toute la soirée, Yanis m'a envoyé des messages, parlant de tout et de rien. Je n'ai pas lâché le fil de notre conversation, conscient qu'il est inquiet pour moi. Son dernier message date de quelques secondes à peine. Un lien Internet m'indique le fruit de ses recherches, et je me prends à sourire bêtement en tombant sur une palette de maquillage. Elle est petite, avec peu de couleurs. Mais les teintes semblent briller, irisées dans des nuances sublimes. Il a déjà compris où était ma plus grosse faiblesse de ce côté-ci et a même offert de me laisser porter cette fichue veste que j'avais vendredi soir.

J'ai refusé.

J'adore cette horrible veste.

Je suis con.

Il le sait. Il l'a compris.

[23 : 49] Yanis – La promo finit ce soir

Mon cerveau répète cette donnée. La promotion qui me saute aux yeux, qui étincelle sur le site depuis vendredi, est là. On ne voit que ça. Et mon cœur se serre, tandis que je ferme le lien.

Ça finit ce soir.

*

Comment est-ce que je me suis retrouvé devant mon écran ? L'unité centrale ronfle déjà depuis deux minutes. Mon navigateur Internet est grand ouvert. Les sigles et le compte à rebours clignotent et me font mal aux yeux.

Plus que huit minutes. Plus que sept minutes. Plus que...

[23 : 53] Je peux te demander un service ?

[23 : 53] Yanis – Yes ?

J'inspire. Je peux le faire.

[23 : 54] Tu peux réceptionner un colis pour moi ?

[23 : 55] Yanis – Tant que c'est pas de la coke vas-y

Crétin.

J'ai déjà cliqué sur l'objet de mes fantasmes. Mon sang est en ébullition dans mes veines. J'ai l'impression d'avoir bu et fumé tour à tour. Trop. Mon cœur palpite.

Voir le panier.

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Dans ma hâte, j'ai cliqué. Ma tête va éclater.

Un crayon noir. Bon sang, j'aime tant quand il y a ce petit trait sombre qui rehausse le regard, au coin de l'œil.

Un mascara. J'ai en mémoire ce gros plan sur les cils interminables de Led, lorsqu'il s'est penché sur moi, deux heures plus tôt. Ils sont magnifiques.

Il est magnifique.

En repoussant cette dernière pensée, je me dépêche de remplir les informations demandées, de créer un compte pour suivre ma commande, et payer.

Et brusquement...

C'est fini.

Nous vous remercions pour votre achat.

Vous recevrez bientôt une confirmation de commande par mail.

Les mots ne clignotent pas. Ils ne font plus mal aux yeux, tandis que j'essaie de reprendre mon souffle. C'est fait. Ma main est si crispée sur la souris que mes doigts sont douloureux. Il me faut quelques minutes avant que j'ose enfin défaire ma prise.

A côté du clavier, mon téléphone vibre légèrement. Deux messages de Yanis. Et un mail non lu.

Make me up – Confirmation de commande #3955

Voilà. C'est fait.

[23 : 59] Yanis – Alors ?

[00 : 01] Yanis – T'as gagné la course contre la montre ?

Je ris, malgré moi. Quelque chose bouillonne. Un sentiment étrange, qui me fait monter les larmes. Une douce euphorie, comme je n'en ai jamais eu de toute ma vie, prostré dans l'ombre de la peur.

Les doigts tremblants, je m'empresse de lui répondre. J'ai chaud, j'ai froid, j'ai l'impression que je vais être malade. J'en ai mal au ventre.

[00 : 03] Je l'ai.

Il ne perd pas de temps :

[00 : 03] Yanis – GG

[00 : 04] Yanis – Je veux être là au déballage !!

Je ris, incapable de me retenir. J'ai du mal à écrire. Mes mains ne m'obéissent pas comme j'aimerais. Mais j'y arrive malgré tout, lentement, gloussant comme un demeuré, seul dans mon salon. Mais ça ne me dérange pas, ce soir.

[00 : 07] Evidemment !

Les heures qui suivent, mon navigateur Internet est envahi de vidéos en tout genre. Un étalage de couleurs, de palettes. De la peau, beaucoup de peau, des visages de toutes les formes et ethnies, des yeux de toutes les couleurs, des cheveux de toutes les longueurs. Mon cœur bat la chamade, mes doigts me démangent. Je pourrais parfaitement aller dans la salle de bain, ouvrir le tiroir et essayer des produits que possèdent Mandy. Elle a quelques trucs qui m'ont toujours fait de l'œil.

Non.

Je reste sagement devant mon écran, à rêvasser. Qu'est-ce que ça donnera, devant mon miroir ? Dans les vidéos, leurs gestes ont l'air sûrs. Est-ce que mes mains seront comme les leurs ? J'ai peur qu'elles tremblent. J'ai peur que ma peau ne prenne pas la couleur correctement. J'ai peur de rater. Est-ce que j'ai bien choisi, au moins ?

Plusieurs fois, je retourne sur le site, consulte les produits que j'ai acheté. Les couleurs annoncées sont sublimes et font battre mon cœur plus fort, plus vite. L'adrénaline ne m'a pas quitté. Mes doigts s'agitent malgré moi et tapotent le bord du bureau.

J'ai hâte.

J'ai peur.

Ça me rend dingue.

Quand j'éteins l'ordinateur, je suis épuisé. Moralement comme physiquement.

Mais c'est certainement la première fois que je suis aussi satisfait. De moi. De la tournure de ma vie. Et quand je m'endors, j'ai le ventre qui se serre d'appréhension et d'impatience.

Cette nuit-là, je rêve d'une poussière brillante, qui saupoudre délicatement des yeux aux prunelles bleues et fluorescentes. 

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