Tome 1 - Chapitre 1 : Matthieu
Lundi 1er Juin
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Les palettes semblent étinceler sur les photos promotionnelles du site. Les teintes irisées brillent sur toutes les vidéos qui s'enclenchent dès que la page du navigateur passe dessus. Il y a trop de couleurs. Trop de choix. J'ai envie de cliquer sur toutes les images à la fois. J'ouvre trop de fenêtres différentes. Il y a de nouvelles gammes de pinceaux à maquillage dans la rubrique accessoires. Je pense à ceux qui sont rangés sur la commode de la salle de bain, et qui ne sont pas à moi, que je ne toucherai jamais. J'essaie d'oublier la frustration qui m'étouffe chaque matin quand je me prépare et qu'ils sont là, sous mes yeux, les monobulles colorés de ma douce se pavanant à côté.
Du blanc. Du rose. Du gris. Non, argent. Ça brille. Mon estomac fait des montagnes russes, plombe, remonte, sous l'envie qui me tiraille affreusement. Le bout de mes doigts picote.
J'ai le cœur qui bat la chamade, comme à chaque fois que j'effectue ce petit rituel. Les images défilent ainsi que les produits, les gammes et avec tout ça les interdits qui se bousculent dans ma tête.
Beaucoup trop d'interdits à la fois.
Un bruit retentit dans la pièce d'à côté. Dans un réflexe que je suis étonné d'avoir à chaque fois, j'ai déjà fermé toutes les pages Internet qui étaient ouvertes. L'historique a à peine le temps de se vider qu'elle apparaît dans l'encadrement de la porte menant à l'entrée de notre appartement.
— Salut, Matt.
— Hey.
Elle vient de rentrer. Les étoiles, qui virevoltaient devant mes yeux et faisaient tourbillonner mes pensées, disparaissent à sa vue. C'est la réalité qui est là, surgissant en face de moi, loin de toutes les couleurs qui s'agitaient dans mon champ de vision quelques secondes auparavant.
La réalité qui est fade, celle qui ne fait pas frémir. Celle qui englue le monde qui nous entoure. Je reprends pied, trop lentement à mon goût, mais assez rapidement si j'en juge par le sourire de ma petite amie. Mon fauteuil de bureau roule sur le parquet neuf avec un petit bruit agaçant.
— Encore en train de geeker, constate-t-elle.
— Faut bien ça !
Quand Mandy se penche sur moi et m'embrasse, elle a ce léger goût de chlorophylle qui lui est si caractéristique. Dans les transports en commun, elle s'occupe ainsi, mâchant sans relâche le contenu d'une boîte de chewing-gums pour oublier qu'elle est potentiellement entourée de demeurés. J'ignore ce que j'ai fait pour échapper à sa vision si positive des humains, mais après quelques mois de relation tranquille, nous nous sommes installés ensemble. En ménage. Et c'est bien. Je crois.
Mandy est mignonne et tout aussi calme que le reste de ma vie. J'aime me dire que c'est tout ce dont j'ai besoin : un travail simple derrière un ordinateur qui me permet de vivre, un appartement en plein centre-ville dans une rue paisible et une petite amie qui ne me prend pas la tête. Nous nous croisons le matin au réveil, nous séparons pour aller bosser, et nous retrouvons en fin de journée, quand elle daigne quitter enfin le magasin animalier où elle travaille. Les bestioles n'ont pas à fournir beaucoup d'efforts pour obtenir son attention et son affection. Moi non plus, étonnamment. Alors parfois, je me demande si nous n'avons pas la même relation qu'avec les bêtes qu'elle entretient et vend au quotidien. Pourquoi pas ? Ça ne changerait pas grand-chose à notre relation elle-même, j'imagine.
— Tu rentres tôt, lui fais-je remarquer.
Trop tôt, mais je le garde pour moi.
— Seb s'occupe de la fermeture, j'avais besoin de décompresser.
— T'as bien fait.
Loin d'être une chaîne d'animaleries classiques, Seb et Mandy ont ouvert leur propre boutique spécialisée, et il faut avouer qu'ils mettent du cœur à l'ouvrage. Beaucoup. Trop, même. D'ordinaire, le soleil a le temps de disparaître quand elle rentre, alors que nous sommes déjà début juin. Autant dire que mes journées sont longues et un peu solitaires sur les dernières heures.
Traîner seul devant mon ordinateur, avec mes pensées qui partent dans tous les sens, est une habitude qui m'est restée de mon célibat et qui me convient. La plupart du temps. Mon jardin secret.
— Y'a un truc à manger pour ce soir ? enchaîne-t-elle.
Petit à petit, elle enlève son sac et la veste qu'elle porte. Mandy est petite et chétive, mais munie d'un caractère suffisamment trempé pour supporter les aléas et son travail de mastodonte.
Je hausse les épaules tandis qu'elle se laisse tomber dans le canapé, rebondissant sur les ressorts. Ils grincent malgré son poids plume.
— Les restes d'hier soir, dis-je. On peut rajouter des bricoles pour que ce soit plus consistant ?
— Adjugé. J'ai la dalle.
Moi aussi. Je me contente de sourire en la voyant s'affaler autant qu'un corps humain le peut, puis m'occupe de préparer le festin des nuls en cuisine. Dans le frigo, un reste de salade composée, des œufs durs qui attendent leur heure dans la petite porte, et la bouteille d'eau pétillante que j'ai entamée ce matin. Ça fera l'affaire, et dans la minute qui suit je me retrouve alangui comme elle, deux grands bols remplis à la va-vite sur nos cuisses. Le son de la télévision emplit l'air. Je sais à peine ce qui passe à l'écran, et je m'en fiche un peu à vrai dire.
Nos soirées sont ainsi. Tranquilles, infiniment vides et silencieuses. Mandy partage peu son quotidien à la boutique, et j'avoue que ce n'est pas plus mal. J'aime bien les animaux, mais j'ai refusé, dès notre emménagement, que nous en ayons un ici. Je ne pourrais pas l'assumer, encore moins m'en occuper. Elle voulait s'en charger elle-même. Mais je sais comment ça se passe, ces choses-là : le jour où elle ne peut pas le faire, ça va me retomber dessus. Gérer une bestiole, merci, mais non merci.
À ce stade de la soirée, la lumière est devenue suffisamment basse pour que Mandy somnole presque, épuisée de sa journée. Nos bols vides sont dans l'évier depuis un bon moment. Les volets de la pièce sont fermés. Du coin de l'œil, j'observe son visage discrètement. Elle est encore maquillée, son trait de liner noir souligne délicatement le bord de sa paupière et se fond avec son mascara sombre et épais. Elle a de longs cils, une jolie figure dans l'ensemble. Elle sait se mettre en valeur. J'ai toujours trouvé que Mandy était belle, avec ce petit truc qui fait qu'un coup de maquillage la sublime. Ou plutôt, elle manie l'art du pinceau et des couleurs, pour créer ces tableaux que sont les visages fardés.
C'est beau.
J'aime l'odeur des poudres qui habillent sa peau. J'aime les nuances qui définissent les courbes de son visage. J'aime la brillance de ses ombres à paupières, la manière dont le dégradé renforce son regard. Elle a de grands yeux, sous sa frange rousse. Son teint de porcelaine est mis en valeur autant que possible.
Je retiens un soupir et m'arrache brutalement à ma contemplation.
Je l'envie.
— Tu devrais te coucher, ma puce, lui dis-je alors en éteignant la télévision sans attendre son avis.
Elle grogne un peu, gigote, puis marmonne :
— Salle de bain.
Elle disparaît. Son rituel avant de se rendre dans la chambre, c'est le débarbouillage, pour effacer à coup de lingettes, de démaquillant et de savon tout ce qu'elle y met le matin. Je sais que Mandy, quand je serai autorisé à la rejoindre dans le lit, aura un autre visage : plus simple, plus fatigué, mais plus réel aussi.
Car sans paillette, tout devient plus vrai. Plus terne.
Et plus laid.
*
Mandy dort depuis des heures. Moi, pas. Les yeux grands ouverts, j'ai attendu, encore et encore. Je me suis tourné et retourné. Il fait chaud, moite, malgré la fenêtre grande ouverte dans l'espoir de faire entrer la fraîcheur de la nuit. Ça ne marche jamais, ce genre de chose, y'a juste des saloperies qui rentrent et me sifflent aux oreilles.
J'ai mal au crâne. Je suis fatigué. Et en même temps, mon cœur bat la chamade, sans que je sache vraiment pourquoi.
Ou plutôt, si. Je le sais. Je me suis demandé, l'espace d'une seconde, ce que j'étais en train de faire de ma vie. Pourquoi suis-je ici, en cet instant ? Est-ce qu'il s'agit du futur dont je rêvais quand j'étais gosse ? Est-ce que je vais construire un foyer avec Mandy ? Il est trop tôt. Beaucoup trop tôt. Nous sommes ensemble depuis un an. Non, moins, en fait... Nous fêtons ce premier anniversaire dans deux mois. Ça ne fait que trois mois que nous vivons ensemble. Bordel, est-ce qu'au moins je veux fonder un foyer avec elle ? Ou un tout court, au fait ? J'ai trente-six ans. Ma routine quotidienne est si solide qu'on pourrait briser des rochers en la jetant dessus.
J'aurais préféré avoir ce discours en parlant de ma queue, à vrai dire. Mais de ce côté-là, c'est calme aussi. Comme le reste de ma vie. Boulot-dodo. De temps en temps, on arrive à faire des trucs sympas, et l'envie nous consume pendant quelques courtes minutes. Elle sait y faire et je la laisse prendre les choses en main. Entre autres. Mais ces moments se comptent sur les doigts d'une main. Par mois. Elle est fatiguée quand vient le soir. Et moi ? Moi... je crois que je n'y fais pas trop attention, en fait. Et que ça m'arrange bien.
Mais ce soir, je suis éveillé. Bien éveillé. Quelque chose me titille, comme la réalisation subite que quelque chose cloche dans ma vie, et que je suis à peu de choses de mettre le doigt dessus. Mais ça ne vient pas. Ça tourne, tourne, tourne et met mes idées en pièces. J'entends le souffle de Mandy à mes côtés. Elle dort profondément.
Ça me bouffe, tout à coup. J'en ai marre de fixer le plafond noir. Avec le moins de bruit possible, je me glisse hors du lit et quitte la chambre. Je prends soin de refermer la porte le plus discrètement que je peux.
Le salon est silencieux quand je m'y retrouve. La fenêtre entrouverte ne parvient pas à faire rentrer l'air de l'extérieur. Lorsque je pousse le volet, la brise est tiède dans cette nuit de début d'été. La saison va être chaude.
J'aimerais pouvoir prendre une clope et la consommer là, accoudé sur le rebord, en observant la rue piétonne en dessous. Ça me calmerait les nerfs, j'imagine ? Mais je ne fume pas. Cette idée m'agace. Ce besoin de faire des trucs cons et inutiles ne fait qu'alimenter mon énervement, alors je me concentre un peu plus sur ce qu'il se passe au bas de mon bâtiment. C'est-à-dire, rien. À une heure aussi avancée de la nuit, il n'y a personne, ou presque. Un badaud zigzague en revenant de soirée, certainement, et insulte copieusement un couple qu'il croise.
— Pédés ! Allez vous faire enculer !
Sa voix est aussi imbibée que son corps. Ses mots tranchent l'air malgré leur imprécision. Je l'observe quelques secondes, puis m'attarde un peu sur les deux hommes qu'il vient de dépasser. Ils n'ont rien dit, se contentant d'un silence probablement salvateur. Quand ils s'assurent, d'un coup d'œil rapide, que le type est loin, je les vois joindre leurs mains entre eux. C'est léger, discret, et terriblement intime. Je me force à détourner le regard, gêné. Non pas du fait qu'il s'agisse de deux hommes. Mais plutôt de constater qu'un gars comme moi peut trouver quelque chose de sensuel chez deux mecs qui se tiennent tout connement la main, mais n'est pas foutu de bander pour sa copine. J'en viens à lui trouver des excuses, à elle, pour me dédouaner de mes propres incapacités physiques. Elle est fatiguée, ou mal épilée, ou n'importe quoi. Mais je sais que ce n'est pas elle qui ne demande jamais. C'est moi. Je n'ai jamais cherché à satisfaire ma petite amie de ce côté-là.
Petite amie dont je sais pertinemment que plus d'un gars aimerait à l'avoir dans son lit : elle ne les laisse pas indifférents, de toutes les manières qui soient. Je ne comprends toujours pas comment elle peut se satisfaire d'une relation comme celle que nous avons.
Il n'y a rien de très épanouissant dans notre mode de vie, dans notre quotidien. C'est le constat qui me frappe, ce soir. Mandy est peut-être tout sauf heureuse avec moi. Quant à moi ? Je ne sais pas être autrement que cette ombre juste bonne à gérer la maison le temps qu'elle rentre, une fois que je suis revenu du bureau.
Je soupire.
Mes insomnies sont rares, mais quand elles sont là elles me tiennent fermement et m'empêchent de rationaliser. Elles m'assaillent de toutes parts, me forcent à ouvrir les yeux sur ce que je ne veux pas voir.
Et ce que je ne veux pas, c'est une prise de conscience.
Je refuse d'admettre la situation depuis le début de cette relation. J'ai trouvé tout ce que je cherchais pour ma vie de couple idéale. La tranquillité, la simplicité. Cerise sur le gâteau : elle ne m'en demande pas trop en ce qui concerne nos activités nocturnes.
Mais je sais que ça ne va pas. Je sais qu'un truc cloche. Je sais que je suis un connard. Mais je n'ai pas envie d'accepter que je ne sois pas heureux avec Mandy. Parce que ce serait accepter beaucoup d'autres choses.
Un vélo passe dans la rue. Le bruit de sa chaîne se répand comme une traînée de poudre. Je repense aux produits de Mandy. L'envie et la jalousie me tiraillent pendant quelques secondes. Bon sang. Il faut que j'arrête avec ces conneries. Qu'est-ce que j'irais foutre avec son maquillage, si j'allais dans la salle de bain maintenant, au juste ? Avec le bol que j'ai, elle ouvrirait la porte pile à ce moment-là. Et Dieu sait ce que je pourrais bien être en train de faire. Outre la partie gênante, il faudrait lui expliquer. Oui Mandy, je m'intéresse plus à ce que tu ranges dans tes tiroirs qu'à toi. Peu glorieux. Peu viril, surtout.
Je grimace malgré moi, tout à mes pensées et à ma contemplation de la rue. Là, je sais que j'ai mis le doigt sur quelque chose. Sauf que je n'en avais pas envie. Je déteste les insomnies. Putain, ce que je déteste ça. La dernière fois, j'ai quitté mon boulot après trois nuits à tourner en rond et à me monter le bourrichon de cette façon. Aucun regret, cependant. Mon patron profitait de sa position sans scrupule. J'étais bien payé, certes, mais... quelque chose n'allait pas. Je n'allais pas, encore une fois.
Et au terme d'une nuit comme celle-ci, j'ai posé ma démission et suis parti faire autre chose. Un truc simple et con, du traitement administratif, de la bureautique de merde. Ça me convient. Ou plutôt pendant trois ans, ça me convenait. Je ne sais plus, maintenant. Ça m'a passé, peut-être ? Est-ce que j'aurais des envies différentes, aujourd'hui ? Ou, encore, est-ce que je n'ai fait que maquiller un besoin en me concentrant sur autre chose ? Je l'ignore. C'est frustrant. C'est... je ne sais pas. Il y a quelque chose qui me hérisse le poil, ce soir, dans une sensation familière. Comme si ce n'était pas récent. Pourtant, je crois que je n'en prends conscience que maintenant.
Cette nuit, j'ai la soudaine impression de remettre en question tout ce que j'ai mis en place ces derniers temps. Mon travail ennuyeux. Mon appartement vieux et mal isolé. Et... le reste. Sur lequel je n'arrive pas à poser de mots. Comme il y a trois ans, accoudé à cette même fenêtre, je ferme les yeux et essaie de trouver une réponse à ce qui me mine. J'ai l'impression qu'un gouffre me remplit d'un malaise sans fin. De nouveau, ça ne va pas. Comme cette fois-là, encore : je ne vais pas.
Sauf que, contrairement à des années auparavant, je n'ai pas la moindre idée de ce que je dois changer.
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