HUIS CLOS *** I ***

EBREDES – VAISSEAU DE FIORA

La descente de Fiora et de ses deux détestables acolytes venait de s'achever dans la poussière d'un vieux champ, par-delà la ville de Kereskedo. Le pont s'ouvrit sur une nuit douce et bercée par les mélodies chantantes d'animaux nocturnes. La terre humide céda sous le premier pas de Golt, comme si elle cherchait à l'engloutir.

— Bien. Voilà le plan, annonça-t-elle arme à la main. On traverse le village tranquillement, sans se faire remarquer.

Cette précision fut accompagnée d'un regard inquisiteur que Fiora appuya quelques secondes à l'intention de Tiger. Celui-ci haussa un sourcil rieur puis opina du chef pour valider qu'il avait bien compris le message.

— Et une fois face au vaisseau ? On toc pour entrer ? ironisa Lozy.

— Pas la peine de prendre ce ton avec moi. On trouvera bien un moyen d'entrer... ou de les faire sortir, ajouta-t-elle.

Sur ces directives qui sonnaient plus comme un pari qu'un plan finement réfléchi, ils s'avancèrent sous l'ombre menaçante de Golton II.

PIROS-CABINE D'HYLDON ET TYRA

Le couple royal était silencieux. Encore sous le choc de l'annonce d'Alida et de ses liens avec celui qui avait transformé leur ancienne vie en chimère. Ils peinaient à comprendre comment Waldo avait pu se rapprocher de la couronne d'Ebrédès, ni quel avait été le but de sa manœuvre. Le mystère de sa mort, alors qu'ils étaient encore en détention sur Golton II, nourrissait leurs doutes sur ses véritables intentions. Avec du recul, cet homme paraissait suivre un but bien précis qui coulait encore entre leurs doigts, insaisissable.

— Est-ce que tu la crois ? demanda Tyra.

— Tout cela est confus. Mais pourquoi mentirait-elle ? Elle fait partie de la confrérie, après tout.

— Qu'est-ce qui le prouve ? Sa simple parole ?

Le prince échangea un regard dubitatif avec sa femme. Il est vrai que cette confrérie restait aussi impénétrable qu'une forteresse sous un épais brouillard. Mais elle demeurait la seule à faire surgir des bribes de vérité concernant les recherches sur la prophétie.

Alors que le doute s'insinuait dans leurs esprits, la porte s'ouvrit brusquement. Alida entra, suivie de Zorth.

— Veuillez excuser cette intrusion, s'excusa-t-elle en faisant une révérence.

Tyra se leva d'un bond, l'accueillant chaleureusement et l'invitant à s'asseoir.

— Je vous en prie. Vouliez-vous nous parler de quelque chose ? reprit la princesse.

— Effectivement. J'ai tant de choses à vous partager... Mais je vais aller droit au but. Zorth m'a expliqué la situation, et je comprends bien que le temps de tout le monde ici est précieux, admit-elle avec respect.

— Nous vous écoutons, acquiesça le prince, toujours sur la défensive.

Sans un mot de plus, Alida leur tendit l'épais livre, usé par les années, qu'elle gardait précieusement dans son petit appartement depuis plus de vingt ans. Elle espérait que cet ouvrage les unirait bien plus qu'une longue tirade historique.

— Un autre exemplaire ? s'étonna Tyra.

Ses doigts effleurèrent la couverture, soulevant un fin voile de poussière.

— Ma famille l'a toujours détenu. Je me suis dit que cela suffirait à vous prouver ma bonne foi. Je pense qu'il y a méprise sur ce que Waldo attendait réellement de vous.

Le simple son de ce prénom résonna comme une symphonie funeste aux oreilles du couple. Pourtant, ils décidèrent de saisir cette occasion pour tenter de démêler les mystères de leur détention.

— Sachez, chère Alida, qu'il nous est difficile de considérer votre ami Waldo comme un homme bienveillant à notre égard. Il n'a fait que semer le chaos sur notre planète.

Elle acquiesça, le regard plongé vers le sol. La survivante de la dynastie Iker regretta d'entendre que son ami n'avait pas été compris. Mais elle imaginait facilement la détresse née des événements malencontreux qu'il avait provoqués. Pourtant, elle restait persuadée que sa mort prématurée l'avait empêché de redorer son image auprès du couple. Peut-être n'avait-il tout simplement pas eu le temps de leur révéler ses véritables ambitions.

— Après avoir été emportés sur Golton II, avez-vous eu l'occasion d'échanger avec Waldo ?

— Une seule fois. Peu après notre arrivée, il nous a rendu visite dans notre cellule de fortune, avoua Hyldon.

— Il est venu nous donner à boire et de quoi nous sustenter, sans pour autant nous révéler quoi que ce soit de probant. Il s'agissait plus d'une visite de courtoisie, comme s'il voulait s'assurer que nous n'étions pas complètement fermés à un échange avec lui, ajouta Tyra.

— Que voulez-vous dire ?

— Il est resté distant. Votre Waldo s'est contenté de poser deux questions. La première était de savoir si nous détenions un exemplaire de la prophétie, et l'autre concernait nos intentions à son sujet. Il semblait jauger nos motivations. Puis il est parti.

— N'a-t-il pas proféré de menace à votre encontre ? interrogea Zorth.

— Non. Mais il se dégageait de lui quelque chose d'inexplicable. Une force invisible, une ombre ténébreuse. Cela ne nous mettait pas vraiment en confiance, frissonna Tyra.

— Il faut dire aussi que les tréfonds de leur planète ne sont pas des plus accueillants. Nous étions plongés dans la pourriture, l'humidité étouffante de sous-sols. Pris au piège, comme des rats. Il n'a peut-être pas été menaçant, mais il n'avait rien de rassurant non plus. De plus, Gotbryde nous avait mis en garde contre un certain Waldo Golt, et voilà que nous nous retrouvions dans ses geôles, précisa le prince.

Dame Iker écoutait avec la plus grande attention, sans jamais remettre en doute leurs propos. Elle savait qu'après la débâcle sur Ebrédès, Waldo avait sans doute agi dans l'urgence, au risque de paraître maladroit.

— Comme vous avez pu le constater, mon royaume s'est dissous il y a bien longtemps. Nous partageons plus de choses que vous ne le pensez, souffla Alida. Mon mari, Andras, a été assassiné, comme tant d'autres sangs rouges. Au lendemain de cette tragédie, j'ai discrètement tenté de sauver ce qu'il restait de notre lignée. Mes enfants. Waldo a tout fait pour nous protéger. Que ce soit lorsqu'il était à nos côtés dans notre palais ou lorsque j'ai dû exiler mes propres enfants pour les tenir éloignés de la menace. Il a toujours été là. Et c'est sur ce sujet précis que nos destins se rejoignent...

Elle marqua une pause, le regard empreint de sagesse, prête à révéler ce qui les liait plus qu'ils ne l'imaginaient.

— Tout comme vous, j'ai été privée du bonheur d'être une mère. Je me suis longtemps demandé si j'aurais un jour la chance de les revoir. S'ils m'autoriseraient à reprendre un rôle que je n'ai tenu que quelques jours avant de les abandonner à l'inconnu. Un inconnu bien plus sûr qu'une vie à mes côtés. Et me voilà aujourd'hui, dans le même vaisseau qu'eux, sans même vraiment les connaître.

Tyra et Hyldon échangèrent un regard, froncèrent les sourcils, perplexes.

— De qui parlez-vous ? s'empressa de demander le prince.

— Kybop et Fyguie. Ils sont la seule et unique descendance directe de ma lignée. Et certainement pas cet Andras que votre roi voulait unir à votre nièce. Cet homme n'est qu'un pantin, manipulé par une main qui cherche à nuire à votre famille. Vous et moi, avons perdu la chance d'être des parents pour nos enfants, et cela n'est le fruit que d'une seule menace : les partisans de la prophétie des Sang Rouge.

— Vous oubliez que, de notre point de vue, c'est à cause de votre ami Waldo que nous n'avons pas eu la chance de rester auprès de notre Saranthia, grogna Hyldon.

— Non. Je pense que vous faites erreur, réfuta Alida. Je suis convaincue que s'il n'avait pas été assassiné, il vous aurait relâchés après vous avoir tout expliqué. Mais il n'en a simplement pas eu le temps. Ce qui est, je vous l'accorde, fort regrettable. Nos soupçons devraient plutôt se tourner vers sa fille. Fiora.

Tyra laissa son regard errer dans la pièce. Elle se souvenait très bien de cette femme. Froide, antipathique, dépourvue de la moindre bienveillance. C'était à peine si elle s'était souciée de leur survie. Et pourtant, dans une cruauté méthodique, elle les avait maintenus prisonniers, enfermés dans les entrailles suffocantes de sa planète.

— Il n'y avait pas que sa fille sur Golton II. De nombreux Golt, dont son grand-père, étaient présents. C'est d'ailleurs à lui que nous avons eu affaire pendant de nombreuses années. Un homme dépourvu de bon sens, guidé seulement par cette ineptie de prophétie des Sang Rouge... Il était violent, sadique, et n'a jamais pris le temps de nous écouter. Nous avons vu Fiora grandir dans ces grottes mal famées. Elle l'accompagnait souvent lorsque celui-ci venait nous voir, avant que celui-ci meurt à son tour et qu'elle ne prenne la relève.

— Pour quelle raison venait-il ? questionna Alida.

— Il venait vérifier ma relique, parlant dans une langue incompréhensible. Il jetait des regards assassins à Hyldon, ne le voyant que comme un nuisible à éliminer... J'avais bien conscience que si je respirais encore, c'était parce que je portais l'Œil à mon doigt. Il n'attendait qu'une chose : qu'il se détache de ma main. Si cela s'était produit, je n'aurais pas donné cher de notre peau.

— Je comprends votre scepticisme concernant Waldo, mais je peux vous assurer que s'il avait survécu, il ne vous aurait jamais fait le moindre mal. Je suis d'ailleurs certaine qu'il est mort en voulant vous protéger, avoua Alida.

— Le couple considéra ses propos avant que Zorth n'intervienne à son tour.

— Veuillez excuser mon interruption, mais il est un sujet d'importance dont il nous faut deviser. Andras demeure encore en ces murs, et il va sans dire que cet usurpateur n'a nullement sa place en ce palais. Quand bien même nous cheminons à présent vers des contrées lointaines, rien ne nous empêche de mandater quelque émissaire afin de le soustraire à toute velléité nuisible.

— Vous avez raison, Zorth, je m'en vais de ce pas en parler à Slikof. Ses oiseaux sauront quoi faire, assura le prince.

Les deux hommes prirent congé pour rendre visite au fantôme d'Utlya afin qu'il puisse missionner quelqu'un sur l'affaire, tandis que les deux souveraines se retrouvèrent seules dans la cabine. Profitant de ce moment privilégié, Tyra prit la parole.

— Leur avez-vous parlé ?

Alida ferma les yeux dans un soupir empli de tristesse.

— Rapidement... Fyguie semble plus enclin à s'ouvrir et à m'écouter... Pour ma fille, cela me paraît bien plus compliqué. Elle me rejette. Kybop n'est animée que par la colère. Il m'est difficile de l'atteindre.

Tyra sourit devant la similitude de la situation : deux mères désespérées de créer un lien avec leur fille respective, trop frileuses pour tenter quoi que ce soit, de peur que la distance ne se creuse encore davantage à chaque essai.

— La colère est une forme d'amour, paraît-il, s'amusa Tyra.

Alida lui rendit volontiers un sourire avant qu'un silence apaisé ne remplisse la pièce. Ces deux femmes, si semblables dans leurs gestes, leur posture et leurs manières, trouvaient un réconfort mutuel l'une auprès de l'autre. Au-delà de la simple compassion, c'était avant tout une compréhension muette qui venait de s'installer entre elles. Une déchirure partagée que personne d'autre sur ce vaisseau ne pouvait saisir aussi bien qu'elles.

Et c'est dans cette ambiance, semblable à un après-midi dans le Secrétoire du palais d'Utlya, que Tyra proposa, tout simplement :

— Un thé ?

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