DYNASTIE IKER *** VI***
PIROS - CABINE DE KYBOP
Son regard se perdit dans ses souvenirs, cherchant à retrouver un détail crucial qu'elle s'apprêtait à partager, avec une infinie précaution pour ne pas les heurter.
— Lorsque j'ai compris la menace qui pesait sur vous, j'ai immédiatement qu'il fallait vous protéger, murmura-t-elle, le visage déformé par la culpabilité. J'ai enfilé une cape et me suis dirigée vers la pouponnière la plus proche. Là-bas, j'ai rencontré un homme attentif, un homme qui, d'un seul regard, a compris que je n'étais pas venue pour vous abandonner. Non, j'étais là pour sauver ce qu'il restait de notre famille, confia-t-elle, la voix vacillante.
Elle marqua une pause, comme pour rassembler son courage avant de poursuivre.
— À ce moment-là, je ne savais pas encore si j'allais m'en sortir moi-même. Mon avenir était incertain, et chaque décision que je prenais semblait porter le poids d'une trahison. Alors je fis le choix le plus difficile de toute mon existence : vous confier au destin. Un destin plus sûr qu'une vie à mes côtés, recluse dans mon propre désespoir, avec la crainte d'être la suivante sur la longue liste funeste des partisans de la prophétie des Sang Rouge.
Kybop renifla un mépris, assez fort pour qu'Alida l'entende.
— Comme c'est facile... cracha-t-elle lentement. Et pourtant, vous êtes là, devant nous, bien vivante. La preuve que vous auriez tout aussi bien pu nous garder auprès de vous.
Son cœur d'enfant s'ouvrit à nouveau, laissant s'écouler le poison d'une vieille blessure, de celles que l'on ne parvient jamais à refermer.
— Au lieu de ça, vous avez offert à votre descendance un avenir incertain et un nom qui nous a volé notre véritable identité. Un nom auquel j'étais attachée comme à un taquet d'amarrage, l'origine de mon existence, bafoué par l'urgence de votre lâcheté.
Cette fois-ci, sa réplique cinglante et inquisitrice transperça la mère qui sommeillait en elle. Celle qu'elle n'avait pas eue l'occasion d'être, ce rôle qu'on lui avait volé, tout comme celui de reine. Un enchaînement de statuts qui lui avaient échappé, un à un, impuissante. Et c'était sa colère qui lui répondit finalement.
— Je ne te permets pas ! gronda-t-elle en se levant brusquement, comme un pic.
Ce sursaut de colère surprit la jeune femme, mais attisa la rancœur qui bouillonnait en elle, et elle laissa échapper un rictus à la fois accusateur et satisfait.
— J'en ai tout à fait le droit ! rétorqua-t-elle, tandis que son frère restait là, complètement désemparé par la tournure de la situation.
Alida chercha à reprendre son calme, inspirant profondément, ses paupières se fermant sur des yeux noyés de larmes.
— Vous avez le droit, tous les deux, précisa-t-elle en se tournant vers son fils, de m'en vouloir, de me détester pour n'avoir pas su vous garder près de moi. Mais je vous interdis, insista-t-elle d'une voix ferme en levant un doigt accusateur, je vous interdis de sous-entendre que cet abandon n'a pas été la décision la plus déchirante de ma vie. Me vidant de mon propre bonheur, en relâchant mon emprise sur vos petits corps pour vous confier à un inconnu. Me faire passer pour une mère indigne de vous avoir aimés toute ma vie, tout en sachant que j'aurais donné la mienne sans hésiter une seconde pour vous préserver du monde, de ses souffrances infinies... énuméra-t-elle, s'effondrant à nouveau sur sa chaise. Jamais ! Jamais je ne vous laisserais me faire croire que j'ai mal agi, que je n'ai pas cherché ce qu'il y avait de meilleur pour vous. Insinuer que ma vie a été plus facile ainsi, sans l'odeur de vos petits cheveux, sans vos yeux innocents dans lesquels j'aurais aimé me voir... finit-elle par dire, abandonnant son argumentation sous un torrent de larmes inarrêtables.
Cette eau salée qui s'écoulait sur le visage de cette mère à la fois inconnue et terriblement familière déchirait Kybop en deux. Sa réaction à ses propos, si spontanée, n'était guidée que par des émotions refoulées pendant toute une vie. Jamais elle n'aurait imaginé la voir exploser ainsi, alors qu'elle-même était incapable de maîtriser ses émotions débordantes. Cette sensation, cette rupture, la rapprochait inéluctablement d'elle, de cette femme qui ne lui ressemblait pas uniquement par son physique.
Son frère, bouleversé de voir sa mère dans cet état, la prit dans ses bras, lui offrant une étreinte réconfortante. Dans ses yeux embués, Kybop lisait qu'il avait déjà tout pardonné. Sans poser de questions, sans aucune attente, juste en l'écoutant, en accueillant des mots d'une sincérité éclatante. Il n'y avait pas de colère en lui. Tout son corps était détendu, comme s'il offrait une place infinie, un refuge, sur ses épaules où leur mère s'était soudainement effondrée.
La nouvelle princesse ne ressentait pas cette bienveillance, mais elle mentirait si elle disait que cette scène ne la touchait pas. Elle avait raison sur un point : elle ne pouvait pas lui voler son ressenti, elle était la seule à savoir ce qu'elle avait traversé. Pourtant, elle n'était toujours pas prête à s'ouvrir, malgré la sensation étrange d'une âme soudainement allégée. Juste assez pour qu'elle puisse se relever et s'éclipser de la pièce, laissant à Fyguie le soin de panser les maux d'Alida.
PIROS - COULOIR
En quittant la pièce, étouffée par l'air vicié, elle prit une profonde inspiration. C'est alors qu'elle croisa la dernière personne qu'elle avait envie de voir : Lilas. Lorsqu'elle la vit tenter de lui échapper, Lilas accéléra le pas pour la rattraper. Kybop distinguait au loin le bruit de ses chaussures résonnant dans le couloir. Connaissant sa détermination, elle savait que la princesse finirait par la rattraper, quoi qu'il lui en coûtât. Déjà épuisée, vidée de toute énergie, Kybop se dit que finalement, peut-être était-ce le meilleur moment pour l'écouter. Elle n'avait plus la force de nourrir sa colère. Cela lui offrirait une chance de s'exprimer sans craindre qu'elle réponde par une agressivité maladive.
Dans cet état d'esprit, Kybop s'arrêta, sans pour autant se tourner vers elle.
— Kybop ! Laisse-moi te parler, s'il te plaît, suppliât Lilas, sa voix douce tremblant de douleur.
Elle se plaça devant Kybop, la bloquant dans son passage. La brune ténébreuse croisa les bras derrière son dos, cherchant à créer une distance, à se protéger. Lilas l'observa attentivement, remarquant instantanément le fossé qu'elle creusait volontairement entre elles.
— Je... Je veux t'expliquer, pourquoi je ne t'ai pas parlé d'Andras, pourquoi tu crois que je me suis jouée de toi... Enfin, ajouta-t-elle, presque comme un aveu. J'aurais dû te le dire, mais j'avais peur.
Trop tard.
Ses yeux cherchaient ceux de sa moitié, attendant une réaction qu'elle n'était pas prête à offrir. Son regard se fixa sur ses lèvres, mais celle-ci resta muette. Voyant son désintérêt, Lilas poursuivit, espérant la convaincre que ses intentions n'étaient pas de lui faire souffrir.
— Andras et moi, c'était une histoire écrite par mes obligations royales. Je l'ai choisi par défaut, par devoir, mais nous n'avons jamais partagé d'émotions, d'amour, ou même de confiance. Juste de la gentillesse, de la sympathie. Je l'ai rencontré une fois avant que mon père ne le désigne comme mon promis, futur prince puis roi de Zoldello. Après ça, nous ne nous sommes vus que deux fois. Je n'ai rien ressenti, seulement le constat lourd d'un destin qui s'accomplissait... Pour moi, tout cela était devenu un détail...
Un tic nerveux trahit son désaccord avec le mot « détail », mais Kybop demeura affreusement silencieuse. Lilas toucha délicatement son bras, comme pour l'apaiser.
— Depuis que nous avons entrepris cette mission, j'ai appris à te connaître. Tu m'as confié tant de choses... mais je ne t'ai jamais rendu la pareille, omettant délibérément de te parler de tout ça, pleura-t-elle. Je sais que tu te sous-estimes, que tu te crois toujours inférieure aux autres, pensant qu'à la moindre difficulté, les gens s'éloigneront, estimant que tu ne mérites pas d'intérêt. J'ai eu peur de te perdre, terrifiée à l'idée de te parler de mes fiançailles, de ce mariage que je n'avais pas désiré, de te voir m'échapper. Pensant qu'il s'agirait d'une fatalité, alors même que je nourrissais l'espoir d'un nouvel avenir à tes côtés, clarifia-t-elle, la voix dansante entre ses sanglots.
Kybop sentit les doigts de Lilas se resserrer autour de son bras, une supplication, lui demandant d'ouvrir son cœur, de réagir. Mais malgré sa sincérité, la trahison persistait en elle. Ses vieux réflexes resurgirent. Elle voyait dans les yeux de Lilas la peur de la perdre, mais au fond d'elle, elle se résignait à l'idée d'être importante pour elle, tout comme elle refusait à sa mère le droit de les aimer malgré son sacrifice. Ses cicatrices lui poussaient à croire que la seule personne capable de la rendre heureuse, c'était elle-même.
Son silence se fit douloureux, et Lilas ne tint plus. Elle la secoua légèrement, la colère et la frustration provoquées par son mutisme se manifestant dans ses gestes. Kybop s'éloigna un peu pour éviter tout contact physique, puis lui donna enfin la réponse qu'elle n'attendait peut-être pas.
— Très bien, répondit-elle sans émotion. J'ai entendu vos doléances, princesse. Mais pour l'instant, je pense que nos rôles conviennent mieux ainsi, à la fois pour moi et pour la mission.
Son vouvoiement, toujours aussi présent, fit serrer les dents de Lilas. Elle qui croyait pouvoir l'atteindre en se livrant à elle, en dévoilant des vérités qu'elle n'avait pas osé avouer plus tôt, peinait à dissimuler sa déception. Devant la réaction glaciale de Kybop, Lilas ne tenta pas davantage.
De toute façon, que pourrait-elle ajouter ?
La princesse se tut à son tour, et l'Etlanienne continua son chemin à travers le vaisseau, la laissant disparaître au détour d'un couloir. Une fois loin de tous ceux qui perturbaient ses émotions, elle s'appuya contre la paroi du Piros. Cet engin qui les transportait de ville en ville, de planète en planète, d'un problème à l'autre, depuis le début... Sa main glissa le long de la surface lisse et froide, jusqu'à ce qu'elle se retrouve au sol, vidée, comme la carcasse d'un vieux bateau échoué en pleine mer. Un vaisseau fantôme que personne n'osait approcher, maudit par les vagues. Elle ne voulait plus qu'on l'approche. Elle voulait dériver sans fin, sans qu'on intervienne dans la direction que sa vie allait prendre. Que le destin prenne soin d'elle comme la mère ou le père qu'elle n'avait jamais eus à ses côtés, comme un enfant que l'on protège.
Qu'on me laisse enfin en paix. Que le destin m'épargne un peu... Juste une fois...
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