DYNASTIE IKER *** II ***

EBREDES - LE LONG DU LAC

Sur ces mots, Saranthia tourna les talons et s'éloigna, suivant une direction incertaine le long du lac. Ses parents la regardèrent partir, l'inquiétude mêlée à la résignation dans leurs yeux. Sa mère amorça un mouvement pour se lever, mais la main bienveillante d'Hyldon l'arrêta. D'un simple mouvement de tête, il lui intima de rester assise.

— Laisse-la, murmura-t-il calmement. Elle a besoin d'être seule. Restons ici et profitons un peu du paysage avant de retourner dans ce tas de ferraille flottant.

Tyra hésita, puis se laissa convaincre. Elle se réinstalla sur le banc, posant sa tête contre l'épaule rassurante de son époux.

Lilas, restée silencieuse, observa longuement sa cousine s'éloigner. Une hésitation traversa son regard.

— Dois-je la rejoindre ?

Hyldon tourna doucement la tête vers elle et lui offrit un sourire apaisant.

— Non, reste un peu avec nous. Ça lui fera du bien de marcher seule, sans personne pour interférer avec le tumulte de ses pensées. Elle a trop tendance à les enfermer en elle. Mais les pensées enfouies ont du mal à entrevoir la lumière du jour. Il faut qu'elle les laisse remonter à la surface. Peut-être que cela l'aidera à trouver un peu de paix.

Le soleil rasant brillait avec intensité, et sa chaleur poussa Lilas à fermer les yeux, savourant chaque seconde de ses rayons apaisants.

Saranthia fulminait, les poings serrés et la mâchoire crispée. Ses traits, tirés par la rage qui bouillonnait en elle, trahissaient une envie irrépressible de hurler, loin de tout, là où ses cris se perdraient dans le vide. Les dernières conversations échangées avec ses parents, revenus de l'oubli, tourmentaient son esprit. Sa marche s'accéléra, chaque pas traduisant son besoin urgent d'évacuer la tension. Bientôt, elle se mit à courir, de plus en plus vite, tandis que les larmes retenues, jaillirent enfin.

L'obscurité qui s'étendait le long du lac rendait le chemin incertain, et ses yeux brouillés de larmes n'arrangeaient rien. Sa course effrénée s'acheva brusquement lorsqu'elle trébucha lourdement. Son corps heurta le sol sans qu'elle cherchât à en atténuer l'impact. Elle s'effondra de tout son poids sur la terre humide, sa joue s'enfonçant dans la boue froide du bord du lac.

Allongée là, Saranthia relâcha toute la pression qui l'habitait dans un râle désespéré. Les sanglots l'envahirent à nouveau, comme un barrage cédant sous la force d'une inondation.

Ses pleurs résonnaient dans le silence d'un paysage qui s'endormait. Au loin, des pas feutrés brisèrent l'immobilité, se rapprochant doucement de la Régente boueuse. Lorsqu'ils atteignirent son niveau, une silhouette s'agenouilla près d'elle. À hauteur de ses yeux, une chevelure en cascade aux reflets roux se dévoila, scintillant faiblement sous les dernières lueurs du jour.

— Un coup de main peut-être ? annonça Houda en tendant sa main dans sa direction.

Saranthia, indifférente à sa condition, tendit la main pour qu'elle l'aidât à se relever. Une fois debout, elle constata les dégâts : son pantalon noir était taché de boue, tout comme une partie de son haut, jadis d'un blanc éclatant. Une odeur terreuse s'échappait de ses vêtements, accentuant son inconfort. Ses cheveux blonds, d'ordinaire si soignés, formaient un amas de mèches ébouriffées qui collaient à son visage. Un frisson la traversa, provoqué par l'humidité et la boue qui s'agrippait à sa peau.

Houda, silencieuse, ne rajouta rien à sa peine : pas un mot, pas un jugement. Son regard, calme et bienveillant, semblait lui dire qu'elle n'avait pas besoin de masquer sa vulnérabilité. Cette invitation muette à s'ouvrir lui pesa autant qu'elle la réconforta, créant un instant suspendu entre elles, où ni la boue ni la fatigue ne semblaient avoir d'emprise. La voyant trembler, Houda retira sa veste d'un geste mécanique pour la poser sur les épaules de Saranthia. La Régente ferma les yeux dans un frisson, et son front tomba doucement sur l'épaule d'Houda dans un geste d'abandon.

— Je ne sais pas comment faire... souffla-t-elle, la voix brisée.

— Comment faire quoi ?

— Le retour de mes parents... Je n'arrive pas à m'en réjouir. Je... je me sens coupable, murmura-t-elle, un ton de honte dans la voix.

Saranthia comprit immédiatement le faux pas qu'elle venait de faire. Elle se redressa lentement, son regard se posant sur la jolie rousse, une douceur pleine de compréhension dans ses yeux.

— Pardon, Houda. Je ne devrais pas te dire ça... Je... Pardonne-moi, souffla-t-elle, un sanglot étranglant ses mots.

Houda lui adressa un sourire faible, mais sincère, avant de poser une main rassurante sur son épaule.

— Ne t'inquiète pas, je ne suis pas en sucre. Tu as le droit d'être triste, répondit-elle doucement.

La main d'Houda saisit celle de Saranthia pour la guider jusqu'à un banc. Frissonnante, le visage légèrement écorché au front et sur la joue droite, la Régente, toute boueuse, éclata de rire nerveusement en serrant la veste de sa sauveuse contre elle.

— Je n'ai vraiment plus rien de royal, s'exclama-t-elle en haussant un sourcil.

Amusée par la situation, Houda se pencha légèrement et glissa sa main dans la poche intérieure de la veste qu'elle venait de lui prêter. Cette dernière s'écarta avec douceur pour lui laisser l'accès. Houda en sortit un petit paquet de cigarettes.

— Une scientifique qui fume ? s'amusa-t-elle.

— Une Régente recouverte de boue ? taquina Houda en portant une cigarette à ses lèvres.

Saranthia rit un instant, ne pouvant que constater la véracité navrante de la situation. Puis, dans un geste malicieux, elle lui vola une cigarette. Houda récupéra un briquet en métal dans la poche de son jean. Celui-ci était particulièrement précieux et abîmé à la fois. Saranthia ne manqua pas de le remarquer.

— Il est très beau, d'où vient-il ? demanda-t-elle en se penchant légèrement pour que Houda allumât sa cigarette.

— Il appartenait à mon grand-père. Puis à mon père, répondit Houda dans un souffle las.

— Il vous l'a donné ?

Houda laissa échapper un rire sincère, empli de spontanéité.

— Non. Mon père ne m'a jamais rien donné, si ce n'est de l'anxiété, sourit-elle. Je lui ai volé ce briquet un jour où il m'avait engueulée. Un jour comme les autres. Il n'a jamais su que c'était moi. Et il ne le saura jamais, murmura-t-elle en caressant l'objet du bout des doigts.

— Il vous manque ? demanda Saranthia, sans plus de précaution.

Houda, surprise par cette question si directe, ne lui en tint finalement pas rigueur. Comme si, au fond, elle appréciait qu'on lui pose les choses de manière franche. Avant de répondre, elle prit une grande bouffée de tabac, qu'elle expira lentement en s'appuyant contre le dossier du banc.

— Je ne sais pas, avoua-t-elle en laissant sa tête tomber en arrière. Je crois que je n'ai jamais eu une relation incroyable avec mes parents. Parfois, je me dis que s'ils n'avaient pas été mes parents, ils n'auraient probablement pas fait partie de ma vie, confia-t-elle sans culpabilité. Nous ne partagions pas grand-chose, à part notre ADN. Ma mère était une femme aimante, mais complètement soumise à mon père et à ses idées d'un autre temps. Je ne me suis jamais sentie à ma place dans les maisons immenses dans lesquelles nous avons vécu. Les personnes les plus importantes de ma vie ont toujours été celles qui travaillaient pour nous : les majordomes, les femmes de ménage, mes nounous... Des gens simples, présents, avec des valeurs que je comprenais. Mes parents ont baigné dans la richesse dès leur naissance. Ils n'ont jamais monté d'ascenseur social ; tout leur est tombé dans les mains, comme une sorte de dû. Et bien sûr, ils attendaient de moi que je sois comme eux. Brillante en société, un trophée à exhiber lors de leurs soirées mondaines...

Saranthia l'observa, ressentant une étrange connexion entre son histoire et la sienne. Une jeune fille sur laquelle tout le monde avait placé de grands espoirs, la construction d'un avenir glorieux, mais qui ne s'identifiait aucunement à cette idée. Pourtant, elle ressentait une certaine culpabilité de ne pas être à la hauteur des attentes de ceux qui l'avaient vue grandir. Saranthia, elle, avait grandi au sein de la cour, et même sans ses parents à ses côtés, elle avait toujours porté ce poids sur ses épaules, comme si elle devait accomplir de grandes choses pour les rendre fiers. Lorsqu'elle avait accédé au trône de Zoldello, un sentiment de plénitude l'avait traversée, celui du devoir accompli, avant de retomber aussi vite qu'un soufflé. Et le retour de ses parents n'avait fait qu'accentuer ce sentiment.

— Je comprends... lui avoua-t-elle.

— Je sais.

Leurs épaules accolées, les deux jeunes femmes finirent leur cigarette en silence, laissant la fumée les envelopper dans un réconfort toxique.

ÉBREDÈS - CÔTÉ SOMBRE - VILLAGE D'ERDO

Après un long moment dans les bras de Brizbi, Kybop tenta de reprendre ses esprits, comme si tous les nouveaux éléments de sa réelle identité venaient d'être absorbés par chacune de ses cellules. Elle se retrouva face à celle qui s'était révélée être un réconfort précieux pendant cette escapade imprévue mais néanmoins lourde en révélations, encore larmoyante. Brizbi ne dit rien et se permit de remettre en place une de ses mèches de cheveux derrière son oreille. Un léger frisson la parcourut devant cette attention délicate, avant qu'elle ne se racle la gorge pour reprendre contenance.

— Nous devrions rentrer au Piros, dit-elle en essuyant rapidement ses larmes avec sa manche.

Brizbi hocha la tête pour montrer son accord, puis leva son index pour lui indiquer d'attendre un instant. Elle retourna rapidement dans la pouponnière, et Kybop la vit échanger quelques mots avec Gano, qui lui lança un regard désolé à travers la vitrine. Elle lui sourit, et au fond d'elle, elle se sentit reconnaissante envers cet homme qui, en plus d'avoir pris soin de nombreux enfants du royaume, avait été celui qui lui avait révélé son vrai nom. Qui elle était, et par extension, qui était Fyguie. Elle lui adressa un salut qu'il lui rendit avec un léger sourire, puis Brizbi la rejoignit.

— Allez, on y va, lança-t-elle en passant à côté d'elle.

La sombre brune jeta un dernier regard sur son nom qui trônait sur la devanture de la boutique de bougies avant de rejoindre Brizbi d'un pas pressé.

— Qu'est-ce que tu lui as dit ? demanda-t-elle en l'attrapant par le bras.

— Je lui ai juste dit de ne raconter à personne d'autre cette histoire. Je pense que c'est mieux que cela reste entre nous. Si cette famille a été décimée, il serait plus prudent que personne ne sache que les deux héritiers du trône sont dans la nature, bien vivants.

Elle avait raison, bien que Kybop doutât que quiconque ne s'aventure dans le coin...

Le chemin du retour se fit dans un silence pesant. Son esprit tournait en boucle sur ces révélations qui avaient du mal à trouver leur place dans sa tête. Trop de questions lui venaient.

Pourquoi ne se souvenait-elle pas de ce qui s'était passé avant son arrivée sur Eltanin ? Pourquoi était-elle arrivée sur Eltanin et pas dans une famille comme son frère ? Pourquoi, d'ailleurs, n'avait-elle pas été adoptée avec lui ?

La nuit était froide lorsqu'elles arrivèrent devant le mur qui séparait Ébrédès en deux, et l'énergie de l'aventure s'était dissipée. Kybop avait l'impression qu'elle ne trouverait jamais la force de l'escalader à nouveau. Brizbi posa déjà une main sur le mur, tandis qu'elle se retourna pour contempler la forêt, qui avait englouti la personne qu'elle était il y a quelques heures. C'est à ce moment-là qu'elle sentit une main se poser sur son épaule. Brizbi était revenue sur ses pas pour la ramener à la réalité, la forçant à lui faire face.

— Écoute, princesse, la taquina-t-elle en se rapprochant de son visage, on doit rentrer. Allez, bouge tes p'tites fesses et grimpe avec moi.

Ses yeux perçants plongèrent dans ceux de Kybop, et une étrange sensation l'envahit. C'était comme si son énergie à contre-courant l'agrippait et lui redonnait de la force, à chaque fois. Brizbi était une âme torturée, comme beaucoup d'entre eux sur ce vaisseau, mais quelque chose chez elle était différent. Elle donnait l'impression que rien ne la touchait, et pourtant elle était toujours là, quand il le fallait. C'était comme si elle était devenue une pièce indispensable d'un mécanisme rongé par la rouille. Elle réparait, elle soutenait, sans rien attendre en retour. Comme avec Houda, comme lorsqu'elle les avait aidés à déchiffrer le message de Kapu. Un outil à leur disposition, qu'il soit matériel ou émotionnel. Quelque chose, au fond d'elle, poussait irrésistiblement Kybop à la remercier. Pour son soutien, pour chaque moment où elle avait été là, présente, sans jamais faillir. Le simple fait qu'elle soit là, à tendre la main une fois de plus, ravivait un désir étrange envers cette blonde au regard perçant.

Cet élan suscita en elle un instinct brut, primitif, contre lequel elle ne pouvait lutter. En un instant, il s'immisça dans la brèche fragile qu'elle avait laissée ouverte. La main de Brizbi sur son épaule, ses yeux toujours plongés dans les siens, c'est sans y réfléchir vraiment qu'elle la poussa contre le mur froid. Ce même mur qu'elle n'aurait peut-être jamais dû franchir. Un geste qui fit basculer son destin, l'entraînant dans une vérité qu'elle n'avait jamais imaginée. Une vérité qui pourrait la transformer : de l'ombre à la lumière, de la fille banale à celle qu'elle pourrait devenir, une tête couronnée, comme toutes celles qu'elle avait toujours intimement détestées. L'espace entre elles s'était réduit, transformé en une impasse. La nouvelle princesse le savait : la seule issue, la seule manière de se libérer, c'était de poser ses lèvres sur les siennes.

Leurs souffles se précipitèrent, chauds, entrecoupés, et une fine buée s'éleva entre elles. Sous sa main, toujours posée sur la poitrine de Brizbi après l'avoir poussée, elle sentit son cœur battre. Trop vite. Trop fort. Impossible qu'elle soit indifférente à cet instant partagé.

Alors qu'elles étaient sur le point de céder à cette envie irrépressible, leurs visiocommunicateurs s'affolèrent, brisant le charme comme un rappel brutal à la réalité. Kybop recula brusquement, le souffle court, presque gênée de cet élan d'égarement.

Un regard furtif vers l'écran lui apprit la raison de cette interruption. Un message s'affichait, concis et impérieux, signé par Zorth :

"Tout le monde au Piros. Zorth."

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