DYNASTIE IKER (Partie3)

PIROS - CABINE DE KYBOP

À la suite de toutes ces révélations et du tumulte qui a secoué notre équipage, le départ a été inévitablement retardé. Zorth a proposé un vote, une manière de nous inclure pleinement dans la prise de décision, comme une entité à part entière. Cette initiative a trouvé un écho favorable auprès de beaucoup d'entre nous. En fin de compte, la décision a été prise à l'unanimité : nous avions tous besoin de répis, même sur cette planète qui semblait, en apparence, si apaisée. Personne ne s'est aventuré à nouveau hors du Piros. Nous sommes restés là, dans notre cocon métallique, à l'abri de tout, nos esprits feignant de se reposer.

J'en ai profité pour être la plus inactive possible, m'enfouissant dans mon matelas comme une enfant gâtée. C'était étrange, surtout après avoir levé le voile sur les zones d'ombre qui recouvraient mon existence. La déception me frappait de ne pas voir en Fyguie une réaction qui réponde à la mienne. J'étais la colère là où il était le soulagement, le mépris là où il n'était que réjouissance, l'obscurité face à la lumière de l'espoir éclatant dans ses yeux, un espoir désormais gonflé d'une joie nouvelle. 

Pour lui, le croisement du récit d'Alida et du mien ouvrait un champ des possibles, des vérités qu'il avait certainement cherchées toute sa vie. Mais pour moi, ses révélations assombrissaient mes perspectives, comme si un nouveau poids s'était installé sur mes épaules. Quand j'y pense, j'ai cette sensation absurde que mon ignorance n'était finalement pas si mal. L'éclat de tous ces semblants de vérités venait perturber les changements profonds que j'avais entrepris en moi depuis le début de cette aventure, les fragilisant. Et je n'arrivais pas à comprendre pourquoi. La carapace froide, méfiante et indestructible que j'avais tenté de me forger devenait de plus en plus disparate, comme un bonhomme de neige fondant au soleil.

La neige.

Toujours cette neige...

La neige d'Eltanin, avec ses mines nauséabondes, le manteau blanc des Askyrs et le sang de Guitry dégoulinant sur ses mailles glacées, l'immaculée blancheur du village d'Erdo et ses révélations vertigineuses... Ces flocons, d'un blanc aveuglant, à la fois solides et fragiles, ont toujours fait partie de ma vie. Comme un rappel glacial de la fragilité de mon existence, capable d'effacer les traces d'une ville entière, mais disparaissant sous le moindre rayon de soleil, aussi éphémère qu'un rêve de givre.

Je suis la neige.

Froide, silencieuse, fragile et suffocante. J'étends mon voile d'hiver sur tout ce que je touche, tout ce qui s'approche de moi. Je dissimule la laideur d'un bâtiment délabré sous un élégant linceul, tout en étouffant un tapis de fleurs sous une prison glacée. 

Comment me défaire de ce froid qui me mord la peau depuis toujours ?

Alors que je me perds dans mes profonds désespoirs, Fyguie fait son entrée dans ma cabine, accompagné du fruit de tous mes questionnements : Alida.

Je me redresse dans un soubresaut soudain qui déverse toute ma tension dans mes muscles meurtris par tant de relâchement. Une fois droite sur mes pieds, fermement ancrée dans le sol, je serre les poings pour ne pas flancher, tentant d'offrir ce que je peux faire de mieux : un regard fixe et une moue menaçante.

— Qu'est-ce que vous voulez ? grogné-je, mes mots mourant dans ma gorge serrée.

Fyguie se fend d'un rictus, devinant certainement quelle serait ma réaction en entrant ici en compagnie de la Reine déchue.

Suis-je si prévisible ?

— Calme-toi, lance-t-il prudemment, les mains en avant. On va juste parler. Concluons un pacte de "non-agression", ok ? propose-t-il, un sourcil levé dans une tentative de conciliation. Personne ne se coupe la parole, tout le monde s'écoute. Pas un mot plus haut que l'autre, seulement des échanges entre personnes civilisées.

Je lui réponds par une inspiration lasse et agacée, refermant mes bras autour de ma poitrine, tel un hérisson se recroquevillant sous la menace d'un danger imminent. Je me protège.

Sans réponse vocale de ma part, Fyguie conclut qu'il ne s'agit pas d'un refus catégorique et invite Alida à s'installer sur une chaise pour libérer la parole. 

Une fois assise, Alida croise élégamment les jambes dans un geste lent et fluide.

— Je ne saurais pas par où commencer, entame-t-elle avec une hésitation palpable. Peut-être devrais-je d'abord vous en dire plus sur notre famille... votre famille. Celle dont je vous ai privée en vous confiant à Gano peu après votre naissance.

Sa voix s'éteint faiblement sur les derniers mots, comme si le poids de sa confession lui volait son souffle.

— Vous êtes les descendants directs d'une grande lignée, une famille pure qui s'étend sur des siècles de règne, bien plus que la famille d'Ultya.

Elle marque une pause avant de dévoiler, timidement, une broche argentée pendue à sa robe, portée sur le cœur.

— Notre blason est le blaireau, annonce-t-elle. Cet animal, emblème de notre lignée, a toujours été respecté par nos ancêtres et nous nous sommes toujours identifiés à lui. Le blaireau est connu pour sa ténacité et sa capacité à bâtir des œuvres durables.

Elle laisse glisser ses doigts sur le métal froid mais réconfortant du précieux bijou.

— Cet animal a souvent été sous-estimé, alors qu'il est une créature résiliente, méthodique et ingénieuse, reconnue pour ses talents de bâtisseur. C'est dans cet esprit que le château des Iker, véritable joyau de notre héritage, a été érigé.

Elle s'arrête un instant, comme si elle pesait chaque mot, puis poursuit d'une voix empreinte de fierté :

— Ce monument autrefois majestueux, dont chaque pierre semblait porter l'empreinte du temps, a été construit sur un siècle entier, génération après génération. Nos ancêtres en ont eux-mêmes supervisé sa construction, s'assurant que chaque détail reflète leur vision d'une œuvre pérenne, à l'image des vastes terriers que le blaireau façonne avec patience et détermination.

Alida marque une pause, ses paroles gorgées de respect pour ces ancêtres dont elle porte encore aujourd'hui le symbole. D'un geste lent, elle attrape à nouveau la broche, caressant ses contours gravés avec une tendresse presque religieuse.

— Un blaireau niché dans une goutte de sang... murmure-t-elle en l'observant d'un œil bienveillant. Ce symbole est aussi un rappel poignant de nos origines et de nos sacrifices.

Elle lève les yeux pour capter notre attention, sa voix prenant une tonalité solennelle.

— Les "sangs rouges", comme nous nous nommons, non sans arrogance. Une lignée pure et inébranlable, forgée dans les épreuves et la lutte. Cette goutte de sang symbolise le prix à payer pour bâtir quelque chose d'immortel.

Malgré ma réticence, je suis happé par ce récit, sorti tout droit d'un livre d'histoire. L'un de ceux où l'on érige des noms en légende, où l'on enjolive la brutalité des guerres et travestit les ambitions de seigneurs avides en actes de grandeur. Le genre de livre qui me fait froncer les sourcils et détourner le regard avec mépris.

Quelque chose en moi refuse d'accepter cette famille comme la mienne. C'est un rejet viscéral, collé à mes entrailles comme un chewing-gum sur le bitume. Les couronnes, le pouvoir, toute forme de suprématie sous prétexte d'un nom ou d'une filiation... Et pourtant, c'est ce que je porte en moi, cet héritage gravé dans mon ADN auquel je refuse d'appartenir.

Une lutte intérieure entrave le plaisir que je pourrais ressentir à découvrir mon histoire : la vraie et non celle que je m'étais fantasmée.

J'ai toujours cru être issue d'une famille modeste. Des gens simples, vivant dans une campagne isolée, sur une planète où le vert s'étend à perte de vue. J'imaginais des parents aimants, mais désespérés. Des parents qui auraient dû m'abandonner pour m'offrir une vie meilleure, la vie qu'ils ne pouvaient eux-mêmes me donner.

Mais il n'en est rien. La brutalité de la réalité fracasse de plein fouet mes rêves naïfs.

Je viens d'une lignée privilégiée. Des nobles retranchés dans un château de pierre, vieux de plusieurs siècles. Ce bastion ancestral, joyau de leur héritage, transmis comme un trophée, de génération en génération.

Des murs qui suintent l'arrogance d'un pouvoir autoproclamé. Des richesses accumulées, des dettes envers un avenir que l'on repeint d'or pour masquer les ombres d'un règne construit sur la domination et l'oppression.

Je m'y refuse. Je m'en soustrais. 

— Et alors quoi ? Nous devrions nous réjouir de ces origines glorieuses ? Tonné-je, la voix tranchante comme une lame.

Alida ne semble pas s'offusquer de ma froideur. Pire encore, on dirait qu'elle s'en satisfait, comme si elle comprenait. Comme si elle savait que ma dureté n'était qu'une armure pour me protéger. Et pourtant, je ne peux détourner les yeux de son visage, si semblable au mien. Une version précieuse, presque intacte, dépourvue des accrocs et cicatrices qui marquent le mien. Seules quelques ridules, fines et discrètes, trahissent son âge qu'elle porte avec l'élégance d'un bijou.

Mon frère réagit à mon attitude en me rappelant le pacte que nous avons tacitement conclu. Cela m'adoucit l'espace d'un instant, et mes bras se délient lentement tandis que je m'installe sur le rebord de mon lit.

— Je ne vous demande rien, murmure Alida, son regard voilé de tristesse. Je suis déjà si reconnaissante d'avoir la chance de vous revoir, étouffe-t-elle dans un sanglot qu'elle tente de retenir. Votre père, mon bien-aimé Sandor, a tout fait pour nous protéger, jusqu'à sacrifier sa vie. Lorsque Waldo m'a annoncé sa mort cette nuit-là, j'ai su. J'ai compris que votre naissance était parvenue aux oreilles des Hématiens, mettant tout en péril : la prophétie de l'équilibre, notre lignée, nos vies.

— Vous voulez dire que votre grossesse était secrète ? interroge Fyguie, ses pupilles brillantes de curiosité.

— Non, bien sûr que non. Il était difficile pour une reine de cacher un ventre rond, sourit-elle, caressant son ventre comme un souvenir précieux. Mais personne ne savait que deux vies grandissaient en moi. C'était là mon plus grand secret.

— Pourquoi cela ? questionné-je à mon tour, prise au jeu des révélations.

— Parce que cela faisait de vous la plus grande menace qu'ait connue la prophétie des Sang-rouges, déclare-t-elle, sa voix tremblante d'émotion. Une seule naissance était déjà considérée comme un danger. Mais celle de jumeaux... c'était un cataclysme sans précédent. Une grossesse gémellaire est un miracle, rare même dans des circonstances ordinaires, et n'avait plus eu lieu depuis des siècles dans l'univers. Au sein d'une lignée pure, une telle naissance annonçait des accomplissements majeurs liés à la prophétie, que notre confrérie a toujours cherché à embrasser. Selon les écrits, tout laisse à croire que ceux qui fermeraient le portail seraient... semblables. Identiques.

— Semblables ? reprend Fyguie, plissant légèrement les yeux.

— Les traductions divergent, confie Alida. Mais les termes sont posés ainsi : "semblables, identiques, ressemblants, doubles..."

Son regard se perd dans ses souvenirs, cherchant visiblement à retrouver un détail crucial qu'elle s'apprête à partager, avec une infinie précaution pour ne pas nous heurter.

— Lorsque j'ai compris la menace qui pesait sur vous, j'ai immédiatement pensé qu'il fallait vous protéger, murmure-t-elle, le visage déformé par la culpabilité. J'ai enfilé une cape et me suis dirigée vers la pouponnière la plus proche. Là-bas, j'ai rencontré un homme attentif, un homme qui, d'un seul regard, a compris que je n'étais pas venue pour vous abandonner. Non, j'étais là pour sauver ce qu'il restait de notre famille, confie-t-elle, la voix vacillante.

Elle marque une pause, comme pour rassembler son courage avant de poursuivre.

— À ce moment-là, je ne savais pas encore si j'allais m'en sortir moi-même. Mon avenir était incertain, et chaque décision que je prenais semblait porter le poids d'une trahison. Alors j'ai fait le choix le plus difficile de toute mon existence : vous confier au destin. Un destin incertain, mais néanmoins plus sûr qu'une vie à mes côtés, recluse dans mon propre désespoir.

Je renifle un mépris, assez fort pour qu'elle l'entende.

— Comme c'est facile... craché-je lentement. Et pourtant, vous êtes là, devant nous, bien vivante. La preuve que vous auriez tout aussi bien pu nous garder auprès de vous.

Mon cœur d'enfant s'ouvre à nouveau, laissant s'écouler le poison d'une vieille blessure, de celles que l'on ne parvient jamais à refermer.

— Au lieu de ça, vous avez offert à votre descendance un avenir incertain et un nom qui nous a volé notre véritable identité. Un nom auquel j'étais attaché comme à un taquet d'amarrage, l'origine de mon existence, bafoué par l'urgence de votre lâcheté.

Cette fois-ci, ma réplique cinglante et inquisitrice transperce la mère qui sommeille en elle. Celle qu'elle n'a pas eu l'occasion d'être, ce rôle qu'on lui a volé, tout comme celui de reine. Un enchaînement de statuts qui lui ont échappé, un à un, impuissante. Et c'est sa colère qui me répond finalement.

— Je ne te permets pas ! gronde-t-elle en se levant brusquement, comme un pic.

Ce sursaut de colère me surprend, mais attise la rancœur qui bouillonne en moi, et je laisse échapper un rictus à la fois accusateur et satisfait.

— J'en ai tout à fait le droit ! rétorqué-je, tandis que Fyguie reste là, complètement désemparé par la tournure de la situation.

Alida cherche à reprendre son calme, inspirant profondément, ses paupières se fermant sur des yeux noyés de larmes.

— Vous avez le droit, tous les deux, précise-t-elle en se tournant vers mon frère, de m'en vouloir, de me détester pour n'avoir pas su vous garder près de moi. Mais je vous interdis, insiste-t-elle d'une voix ferme en levant un doigt accusateur, je vous interdis de sous-entendre que cet abandon n'a pas été la décision la plus déchirante de ma vie. Me vidant de mon propre bonheur, en relâchant mon emprise sur vos petits corps pour vous confier à un inconnu. Me faire passer pour une mère indigne de vous avoir aimés toute ma vie, tout en sachant que j'aurais donné la mienne sans hésiter une seconde pour vous préserver du monde, de ses souffrances infinies... énumère-t-elle, s'effondrant à nouveau sur sa chaise. Jamais ! Jamais je ne vous laisserai me faire croire que j'ai mal agi, que je n'ai pas cherché ce qu'il y avait de meilleur pour vous. Insinuer que ma vie a été plus facile ainsi, sans l'odeur de vos petits cheveux, sans vos yeux innocents dans lesquels j'aurais aimé me voir... finit-elle par dire, abandonnant son argumentation sous un torrent de larmes inarrêtables.

Cette eau salée qui s'écoule sur le visage de cette mère à la fois inconnue et terriblement familière me déchire en deux. Sa réaction à mes propos, si spontanée, n'est guidée que par des émotions refoulées pendant toute une vie. Je n'aurais jamais imaginé la voir exploser ainsi, alors que je suis moi-même incapable de maîtriser mes émotions débordantes. Cette sensation, cette rupture, me rapproche inéluctablement d'elle, de cette femme qui ne me ressemble pas uniquement par son physique.

Fyguie, bouleversé de la voir dans cet état, la prend dans ses bras, lui offrant une étreinte réconfortante. Dans ses yeux embués, je lis qu'il a déjà tout pardonné. Sans poser de questions, sans aucune attente, juste en l'écoutant, en accueillant des mots d'une sincérité éclatante. Il n'y a pas de colère en lui. Tout son corps est détendu, comme s'il offrait une place infinie, un refuge, sur ses épaules où notre mère s'est soudainement effondrée.

Je ne ressens pas cette bienveillance, mais je mentirais si je disais que cette scène ne me touche pas. Elle a raison sur un point : je ne peux pas lui voler son ressenti, elle est la seule à savoir ce qu'elle a traversé. Pourtant, je ne suis toujours pas prête à m'ouvrir, malgré la sensation étrange d'une âme soudainement allégée. Juste assez pour que je puisse me relever et m'éclipser de la pièce, laissant à Fyguie le soin de panser les maux d'Alida.

PIROS - COULOIR

En quittant cette pièce, étouffée par l'air vicié, je prends une profonde inspiration. Et c'est à cet instant précis que je croise la dernière personne que j'avais envie de voir : Lilas. Me voyant tenter de lui échapper, elle accélère le pas pour me rattraper. Je distingue au loin le bruit de ses chaussures résonnant dans le couloir. Connaissant sa détermination, je sais pertinemment qu'elle va finir par m'attraper, quoi qu'il lui en coûte. Déjà épuisée, vidée de toute énergie, je me dis que finalement, peut-être est-ce le meilleur moment pour l'écouter. Je n'ai plus la force de nourrir ma colère. Cela lui offrira une chance de s'exprimer sans craindre que je réponde par une agressivité maladive.

Dans cet état d'esprit, je m'arrête, sans pour autant me tourner vers elle.

— Kybop ! Laisse-moi te parler, s'il te plaît, supplit-elle, sa voix douce tremblant de douleur.

Elle se place devant moi, me bloquant le passage. Je croise les bras derrière mon dos, cherchant à créer une distance, à me protéger. Lilas m'observe attentivement, remarquant instantanément le fossé que je creuse entre nous. Le disposant entre elle et moi comme un mur infranchissable.

— Je... Je veux t'expliquer, pourquoi je ne t'ai pas parlé d'Andras, pourquoi tu crois que je me suis jouée de toi... Enfin, ajoute-t-elle, presque comme un aveu. J'aurais dû te le dire, mais j'avais peur.

Ses yeux cherchent les miens, attendant une réaction que je ne suis pas prête à offrir. Son regard se fixe sur mes lèvres, mais je reste muette. Voyant mon désintérêt, elle poursuit, espérant me convaincre que ses intentions n'étaient pas de me faire souffrir.

Trop tard.

— Andras et moi, c'était une histoire écrite par mes obligations royales. Je l'ai choisi par défaut, par devoir, mais nous n'avons jamais partagé d'émotions, d'amour, ou même de confiance. Juste de la gentillesse, de la sympathie. Je l'ai rencontré une fois avant que mon père ne le désigne comme mon promis, futur prince puis roi de Zoldello. Après ça, nous ne nous sommes vus que deux fois. Je n'ai rien ressenti, seulement le constat lourd d'un destin qui s'accompli... Pour moi, tout cela était devenu un détail...

Un tic nerveux trahit mon désaccord avec le mot « détail », mais je me tais, prisonnière de mon silence. Lilas touche délicatement mon bras, comme pour m'apaiser.

— Depuis que nous avons entrepris cette mission, j'ai appris à te connaître. Tu m'as confié tant de choses... mais je ne t'ai jamais rendu la pareille, omettant délibérément de te parler de tout ça, pleure-t-elle. Je sais que tu te sous-estimes, que tu te crois toujours inférieur aux autres, pensant qu'à la moindre difficulté, les gens s'éloigneront, estimant que tu ne mérites pas d'intérêt. J'ai eu peur de te perdre, terrifiée à l'idée de te parler de mes fiançailles, de ce mariage que je n'avais pas désiré, de te voir m'échapper. Pensant qu'il s'agirait d'une fatalité, alors même que je nourrissais l'espoir d'un nouvel avenir à tes côtés, clarifie-t-elle la voix dansante entre ses sanglots.

Je sens ses doigts se resserrer autour de mon bras, une supplication silencieuse, me demandant d'ouvrir mon cœur, de réagir. Mais malgré sa sincérité, la trahison persiste en moi. Mes vieux réflexes resurgissent. Je vois dans ses yeux la peur de me perdre, mais au fond de moi, je me résigne à l'idée d'être importante pour elle, tout comme je refuse à ma mère le droit de nous aimer malgré son sacrifice. Mes cicatrices me poussent à croire que la seule personne capable de me rendre heureuse, c'est moi-même.

Mon silence se fait douloureux, et Lilas ne tient plus. Elle me secoue légèrement, la colère et la frustration provoquées par mon mutisme se manifestant dans ses gestes. Je m'éloigne un peu pour éviter tout contact physique, puis lui donne enfin la réponse qu'elle n'attendait peut-être pas.

— Très bien, répondis-je sans émotion. J'ai entendu vos doléances, Princesse. Mais pour l'instant, je pense que nos rôles conviennent mieux ainsi, à la fois pour moi et pour la mission.

Mon vouvoiement, toujours aussi présent, lui fait serrer les dents. Elle qui croyait m'atteindre en se livrant à moi, en dévoilant des vérités qu'elle n'avait pas osé avouer plus tôt, peine à dissimuler sa déception. Devant ma réaction glaciale, Lilas ne tente pas plus. 

De toute façon, que pourrait-elle ajouter ?

La princesse se tait à son tour, et je continue mon chemin à travers le vaisseau, la laissant disparaître au détour d'un couloir. Une fois loin de tous ceux qui perturbent mes émotions, je m'appuie contre la paroi du Piros. Cet engin qui nous transporte de ville en ville, de planète en planète, d'un problème à l'autre, depuis le début... Ma main glisse le long de sa surface lisse et froide, jusqu'à ce que je me retrouve au sol, vidé, comme la carcasse d'un vieux bateau échoué en pleine mer. Un vaisseau fantôme que personne n'ose approcher, maudit par les vagues. Je ne veux plus qu'on m'approche. Je veux dériver sans fin, sans qu'on intervienne dans la direction que ma vie va prendre. Que le destin prenne soin de moi comme la mère ou le père que je n'ai jamais eu à mes côtés, comme un enfant que l'on protège.

Je veux qu'on me laisse enfin en paix. Que le destin m'épargne un peu... Juste une fois.

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