ASKYR
PIROS - COULOIR
La nuit a été paisible pour certains, plus agitée pour d'autres. Zorth, Milo et le Commissaire portent encore les traces de leurs insomnies. Leurs cernes se marient bien à l'éclairage blafard des couloirs du Piros. Je suis surprise, cependant, de voir nos deux anciens prisonniers déambuler, libres comme l'air.
— Salut. Commissaire...
Je me tourne ensuite vers son acolyte, et dans un ton plus bas :
— Officier Kal...
Le regard de Lofy Birland m'arrête net. Elle me dévisage, glaciale, son air débordant de rancune. Elle n'a pas oublié notre dernière altercation.
— Ne faites pas la maline avec nous, Mlle Flokart, menace-t-elle, chaque mot piquant comme une fléchette trouvant sa cible.
— Je ne fais pas la maline, je vous dis simplement bonjour, rétorqué-je, un sourire crispé aux lèvres.
— Épargnez-moi votre ton sarcastique. Je ne suis pas débile.
Son acolyte, Milo Kal, hoche la tête, prêt à bondir à la moindre provocation. Il ne cache ni sa fatigue, ni son agacement.
Je soupire intérieurement. Ces deux-là me détestent, c'est une évidence. Pourtant, dans ce vaisseau exigu, mieux vaut éviter d'attiser les flammes. J'adopte une voix plus posée :
— Alors ? Zorth vous a relâchés ?
Lofy plisse les yeux.
— Relâchés ? Nous sommes des officiers des forces de l'ordre, pas des criminels. Personne n'a le droit de nous séquestrer.
Ses pupilles rougies et sa mâchoire serrée en disent long sur sa nuit blanche. J'ai rarement eu de bons rapports avec la police, mais je sais aussi qu'il serait sage d'éviter une guerre ouverte ici. Je tends la main, espérant calmer le jeu.
— Trêve de querelles, proposé-je. On va devoir cohabiter. Pas besoin de se tirer dans les pattes.
Birland me fixe, méfiante. Milo recule légèrement, son expression oscillant entre défiance et surprise. Après un instant de réflexion, elle finit par saisir ma main. Mais au lieu de la serrer, elle me tire brusquement vers elle, son souffle chaud contre mon visage.
— Que ce soit clair, je ne vous aime pas, murmure-t-elle, ses yeux brûlant d'une colère contenue.
Je tiens bon, mon regard planté dans le sien.
— Rassurez-vous, le sentiment est réciproque. Mais autant rester civilisés.
Avant qu'elle ne puisse répondre, une voix douce mais ferme résonne dans le couloir, tel un délicat rappel à la sérénité.
— Bonjour.
Saranthia apparaît, digne et lumineuse malgré la grisaille ambiante. Son arrivée réorganise la scène comme un coup de balai dans une pièce poussiéreuse. Birland lâche ma main avec une rapidité presque comique, et Milo se redresse instinctivement.
— Je ne crois pas avoir été présentée, dit-elle, les mains jointes devant elle, un sourire poli flottant sur ses lèvres.
Son regard se pose tour à tour sur les deux officiers, qui semblent instantanément rétrécir sous le poids de son aura.
— Commissaire Lofy Birland, de Terre II, se présente-t-elle, une pointe de raideur dans la voix.
— Officier Milo Kal, ajoute son acolyte, avec une maladroite révérence.
— Enchantée, répond Saranthia en inclinant légèrement la tête. Je connais bien votre planète. J'ai eu la chance de m'y rendre à trois reprises.
Milo arque un sourcil, surpris.
— Pourquoi une Reine irait-elle sur Terre II ?
Saranthia rit doucement, un son presque musical.
— Je n'ai jamais été Reine. Tout du moins, pas avant hier soir.
Milo insiste, intrigué.
— Oui, mais vous êtes de Sang Royal, n'est-ce pas ?
— C'est vrai, admet-elle avec une pointe de malice. Mais j'ai eu le privilège de ne pas être enchaînée à un trône. J'ai pu voyager librement, sans le poids d'une couronne.
— Et maintenant que vous êtes Reine ? Que ferez-vous ?
Saranthia esquisse un sourire taquin, et dans un ton léger, répond simplement :
— Régner.
Puis elle s'éloigne, laissant les deux officiers abasourdis. Je ne peux m'empêcher de rire doucement en la suivant, abandonnant Milo et Birland dans leur silence confus.
— Votre Altesse ! interpelé-je en la poursuivant à la hâte.
Elle s'arrête, légèrement surprise, tandis que je m'efforce de reprendre mon souffle.
— Oui ? Pourquoi me courez-vous après, Mlle Flokart ?
Elle reprend doucement sa marche, tendant l'oreille à mes paroles, son port toujours aussi digne.
— Je voulais vous poser une question.
— Je vous écoute.
Elle s'arrête de nouveau, pivotant légèrement pour me faire face, son regard empreint de curiosité et de patience.
— Pourquoi avoir accepté la Régence ? Toutes les personnes ayant occupé ce trône... sont mortes assassinées. Vous ne tenez pas à votre vie ?
Ses yeux vacillent, son souffle s'alourdit imperceptiblement. Elle baisse un instant le regard, contemplant le sol comme s'il contenait une réponse qu'elle seule pouvait déchiffrer.
— Zoldello est mon berceau. J'y ai grandi, j'y ai été éduquée. J'ai couru dans ses forêts, volé des pommes sur ses marchés... Et c'est aussi ici que j'ai perdu mes parents.
Sa voix s'effrite légèrement à l'évocation, mais elle reprend aussitôt, plus ferme :
— Le prince Hyldon II du Sextant et la princesse Tyra d'Ultya, la sœur du roi Gotbryde.
Le silence entre nous semble resserrer les murs, comme si le couloir tout entier conspirait à rétrécir l'espace qui nous sépare.
— Je suis désolée de l'entendre... Que leur est-il arrivé ?
— Je ne sais pas. D'ailleurs, personne ne le sait vraiment. Ils étaient en déplacement loin du palais, en Askyr, sur les montagnes, pour des négociations concernant l'attribution de terres agricoles. Ils ne sont jamais rentrés. Aucune trace. Disparus. Les Ultyens ont appelé cet événement funeste l'éclipse royale : une manière poétique de nommer cette tragédie inexplicable, écho des mystères cataclysmiques qui, peu à peu, rongent l'espace où nous vivons depuis des siècles.
Elle marque une pause, son regard fixé quelque part au-delà du couloir, comme si les souvenirs se rejouaient devant elle.
— Malgré tout, de nombreuses recherches ont été entreprises par le roi... Il était si proche de ma mère, sa sœur adorée. J'avais cinq ans à l'époque. Gotbryde s'est occupé de moi comme de sa propre fille. J'ai grandi aux côtés de Lilas, dans la sécurité de ce palais. Mais j'ai trop longtemps fui mes responsabilités. Il est temps, je pense, de rendre à Zoldello tout ce qu'elle m'a offert. Peu importe le risque. Il n'y a pas de responsabilités sans risque.
Je reste figée, saluant son courage d'un sourire un peu idiot. Elle semble s'en amuser et, avant que je ne puisse réagir, elle se penche légèrement vers moi, me prenant par surprise.
— Cessez donc de regarder les demoiselles avec ses yeux de biche Mlle Flokart. Je vais finir par croire qu'il y a un véritable cœur d'artichaut sous cette carapace de Californium.
Posant son index sur ma poitrine, là où mon cœur bat la chamade, elle remarque que mes joues sont en train de bouillir. Elle rit discrètement et s'évanouit dans les couloirs, me laissant seul avec mon embarras. Je secoue ma tête en fermant les yeux pour reprendre mes esprits.
Il faut que je reste loin des Reines et des princesses. Ce n'est pas bon pour ce que j'ai...
PIROS - SALLE D'EXAMEN
Quelques heures après notre décollage, Zorth a appelé une grosse partie de l'équipage dans la salle d'examen. Une fois à l'intérieur, je constate la présence de Slikof, Kylburt et Fyguie.
— Nous vous attendions, Mlle Kybop !
Zorth m'invite d'un geste à prendre place. Ma chaise se trouve juste à côté de celle de mon frère. Un malaise persiste en moi, inexplicable, chaque fois que je tente de l'appeler ainsi. Ce terme me semble encore étranger, presque dénué de sens.
— Ne vous en faites pas, nous n'avons aucune intention de procéder à des auscultations, poursuit-il. Je vous ai convoquée afin que nous puissions ensemble examiner le contenu de la puce que Gotbryde nous a laissée.
Mentionner le nom du roi demeure une douleur vive pour nombre d'entre eux. Je perçois aisément les visages se fermer, les regards se détourner, chaque fois qu'on fait allusion à Gotbryde.
— C'est ici, et seulement ici, que nous pouvons en prendre connaissance, précise Zorth en insérant la puce dans un appareil conçu à cet effet.
— La princesse et la Reine ne devraient-elles pas être présentes ?
Fyguie soulève un point pertinent. Après tout, il s'agit de leur père et de leur oncle.
— Non. Nous allons d'abord en prendre connaissance, et ensuite, selon ce que nous découvrirons, nous aviserons de ce qu'il convient de leur révéler. Ou de ce qu'il serait préférable de taire, clarifie Slikof avec un sérieux inébranlable.
Sans ajouter un mot de plus, Zorth active la machine. L'image de Gotbryde apparaît alors sur l'écran. Il s'est enregistré dans le Secrétoire du Palais.
"Bonjour à ceux qui liront ce message. Si vous vous trouvez en possession de cette missive, c'est que je ne suis plus parmi vous. Et si tel est le cas, j'espère que Lilas, ma fille, princesse et héritière du trône de Zoldello, se trouve en sécurité. Je vous écris pour vous délivrer un avertissement que j'ai longtemps redouté. La Prophétie des Sang Rouge nous poursuit depuis des siècles, et il semble qu'ils soient enfin prêts à accomplir leur dessein, menaçant notre disparition et celle de l'univers tout entier. Ces hérétiques, ces ignorants, ces Golts, se prétendant à tort être des Originels, se rapprochent inexorablement.
Ils ne doivent surtout pas être autorisés à activer le Portail. Et si, malheureusement, cela est déjà arrivé, il vous faudra rétablir l'équilibre sans délai, ou l'apocalypse sera inévitable. Pour trouver le Portail, vous devrez vous rendre sur les Hauteurs d'Akyr, à la lueur du coucher de la lune. N'oubliez pas d'apporter l'Œil. Que la Confrérie des Hématiens guide vos pas à travers cette épreuve."
Le message, de piètre qualité, s'arrête brusquement, comme si quelque chose l'avait interrompu au dernier moment. Bien que son contenu reste audible et compréhensible, l'image elle-même demeure floue. La manière précipitée dont il a été enregistré suggère que Gotbryde se trouvait en grand danger. Il l'a fait dans le Secrétoire, seul, en toute discrétion, loin des regards et des oreilles indiscrètes. Comme si le mal était déjà en train de s'installer au sein même du palais.
— Cela semble récent, indique Kylburt d'un ton catégorique.
— Oui, ce message date d'il y a à peine un mois, confirme Kydine en scrutant les informations du fichier.
— Il a été enregistré à la hâte. Le roi agissait sous la menace, conclut Kylburt, validant ainsi ma première hypothèse.
Zorth prend la parole, avec une gravité religieuse.
— C'est une évidence. Dès le moment où le roi a accédé au pouvoir, il a été une cible.
Slikof intervient alors, visiblement perturbé par quelque chose.
— Oui, mais vous voyez bien que la situation est différente, Zorth. On ne parle plus de paysans en colère, mais d'une organisation bien structurée.
— Le roi a dû recevoir des lettres ou d'autres formes d'intimidation. Sinon, pourquoi prévoir un message post-mortem ? propose Kylburt, appuyant son raisonnement.
Il poursuit, réfléchissant à voix haute, comme une pièce de puzzle se mettant en place.
— Il devait certainement traiter des affaires secrètes, que nous ignorons.
— Peut-être a-t-il été menacé directement par les Golts ? imagine Fyguie, haussant les épaules, mais l'air peu convaincu.
Le Maître des Oiseaux de Nuit acquiesce fermement.
— Kylburt et Fyguie ont raison. Le roi faisait partie d'une confrérie opposée aux Golts. Son savoir profond sur toute cette affaire devait le rendre vulnérable. Les Golts avaient forcément une rancune tenace contre lui... Après tout, sa famille a été anéantie au fil des siècles.
Soudain, les mots de la Reine Régente me reviennent en mémoire, clairs comme de l'eau de roche.
— La disparition des parents de la Reine Régente. Cela s'est produit sur les hauteurs d'Askyr, n'est-ce pas ?
— Comment savez-vous cela ? demande Zorth, visiblement surpris par l'information que je détiens.
Je lui adresse un sourire énigmatique, savourant le petit coup d'avance que j'ai pris.
— Disons que la Reine m'en a fait part, répondis-je, haussant les sourcils avec une pointe de suffisance.
Zorth, visiblement agacé par mon comportement enfantin, roule des yeux avant de reprendre la parole, ajoutant des détails à l'histoire.
— Jamais nous n'avons su ce que sont devenus ces illustres disparus. Aucun indice n'a daigné émerger pour éclairer notre incertitude. Les Ultyens, dans leur poétique éloquence, ont qualifié cet événement tragique de « l'Éclipse Royale ». Aucun corps, aucun vestige, nul objet. Rien, si ce n'est un mystère insondable.
— Cela pourrait-il être lié ? suggère Fyguie, à haute voix, son regard scrutant les autres.
Les trois hommes prennent un instant pour réfléchir, pesant la question avec sérieux.
— Si tel est le cas, nous le découvrirons peut-être sur place, déclare Kydine, tout en levant l'index, une lueur de détermination dans le regard.
PIROS - SALLE PRINCIPALE
Après cette réunion en petit comité, je repars en direction de la salle principale du Piros. Je me rappelle que lors du dîner dans la maison des glaces, j'ai promis quelque chose à Fyguie. Au cours d'échanges et quelques franches rigolades, je lui avais dit qu'on boirait un coup tous les deux. Rien que tous les deux. Je lui ai donc proposé que l'on s'y rejoigne. La porte s'ouvre. Il est déjà assis au bar.
— Alors ? C'est le moment où je découvre qui est véritablement Kybop Flokart ?
— Au risque de te décevoir, il n'y a pas grand-chose à savoir.
Je prends place sur l'une des chaises hautes du bar, celle qui se trouve à sa gauche.
— On commence par quoi ? soufflé-je en m'asseyant.
— Eh bien, je ne sais pas, ton enfance ?
J'explose de rire devant ce malentendu.
— Je parlais de l'alcool ! On commence par quoi ?
Il rit à son tour.
— Ho ! On va y aller tout doux, s'inquiète-t-il soudainement.
Fyg prend une bouteille d'un alcool délicat mais pas très fort. Il ne veut pas que cela dégénère trop vite. Pendant qu'il nous serre, une idée me vient à l'esprit.
— Je te propose un jeu. Ou plutôt plusieurs... Je vais t'expliquer les règles. Libre à toi de choisir lequel t'inspire le plus.
Il acquiesce en resserrant son verre entre ses doigts.
— Tu connais la Méduse ? Un personnage mythologique. Elle transformait en pierre ceux qui croisaient son regard.
— Vaguement, réfléchit-il en plissant les yeux.
— Pas grave !
— Alors voilà l'idée. On remplit nos verres.
— Déjà fait.
— Parfait ! On va baisser notre tête, de sorte de voir nos pieds. Je compterais jusqu'à trois, on la relève, et si on fixe le même objet dans la pièce. On boit. Sinon, celui qui aura posé ses yeux sur l'objet le plus loin devra raconter une anecdote foireuse.
— C'est débile, glousse-t-il avec innocence.
— Exactement ! C'est le but ! Le deuxième jeu s'appelle : Le chat qui boit. Les règles sont très basiques. Chacun notre tour, nous poserons une question à l'autre.
— Sur n'importe quel sujet ?
— N'importe lequel ! Et si l'autre répond correctement, le poseur de question boit. Mais s'il donne sa langue au chat, c'est lui qui boit !
— D'où le chat qui boit... Ok. J'ai saisi ! Mais si je réponds faux ?
— Alors tu bois ton verre et celui du poseur de question ! Ok, maintenant, que tu as les règles, je te laisse choisir...
Fyguie feint de réfléchir, puis me répond avec énergie.
— La Méduse !
Sans attendre, j'entame les hostilités en baissant ma tête en direction de mes pieds. Je ne le vois pas, mais je sens qu'il lance également le jeu de son côté. Lorsque je relève ma tête, mon attention se porte directement sur une lampe. Cet objet de mauvais goût, dont je mettrais ma main à couper, a été ramené par Zorth. Sans la lâcher des yeux, je demande à Fyguie ce qu'il regarde.
— La lampe moche de l'entrée.
J'éclate de rire en posant ma main brutalement sur son bras. Le fait qu'il précise qu'elle est moche finie de me conforter dans l'idée que Kydine en est à l'origine.
— Moi aussi ! avoué-je dans un éclat de rire.
— Sérieux ?!
Il est choqué, et heureux que nous ayons choisi la même chose.
— Alors on boit ?
— Cul-sec ! je lui tends mon verre pour qu'il trinque avec moi. Allez, deuxième manche !
Juste avant de baisser la tête, j'ai repéré la bouteille vide qui jonchait le sol. Celle que nous avons bue lors de nos fameuses réunions d'équipage. Sans jeter de coup d'œil à Fyguie, je devine qu'il regarde dans la même direction.
— Alors Fyg ? Sur quoi as-tu jeté ton dévolu cette fois-ci ?
— Je regarde la bouteille de Vin, juste à côté de la poubelle.
— Tu rigoles ?!
Je saisis mon verre frénétiquement en renversant quelques gouttes.
— Alors là mon gars ! C'est vraiment fou ! Buvons !
Il lève son verre avec entrain et le boit cul-sec. Fyguie s'essuie la bouche avec sa manche avant de me relancer pour une troisième manche, visiblement touché par les premiers effets de l'alcool. Je nous resserre, puis pense au prochain objet.
Je suis tellement crevée, qu'instinctivement, je pense au confort du canapé. En levant la tête, je fais un tour sur moi-même pour pouvoir l'avoir dans mon champ de vision. Fyguie faisant le même mouvement, nous tombons tous les deux de notre perchoir. Une chute ridiculement lente, teintée de rires idiots. Reprenant difficilement mon souffle à cause de mon hilarité, je finis par lui poser une question.
— Mais qu'est-ce que tu voulais regarder ?
— Le canapé !
— Merde alors ! Moi aussi !
Nous reprenons notre éclat de rire, sans même prendre la peine de nous redresser. Après plusieurs tentatives infructueuses, je ne peux que constater une chose : lui et moi semblons partager le même esprit. Choisissant, l'un après l'autre, les mêmes objets, nous finissons ivres plus vite que prévu.
Plus d'une heure et demie plus tard, les jeux sont faits. Nous sommes toujours là, étendus sur le sol, tête-bêche, nos crânes effleurant l'un l'autre. Les yeux rivés au plafond, l'état de sobriété aussi éloigné que la Galaxie du Sextant, nous bavardons sans fin. Une pensée m'effleure : je me demande s'il sait davantage que moi sur nos parents biologiques.
— Et tes parents ? Tu sais quelque chose ?
— Non. Rien du tout. Et toi ? répond-il, une lueur d'espoir dans la voix.
— Rien non plus... Tu as grandi où ?
— Dans ma famille adoptive. Sur Terre II. Des gens très sympas. Aimants.
— Tu les considères comme tes parents ?
— Oui, murmure-t-il, une pointe de culpabilité dans sa voix.
— Je suis contente qu'au moins l'un de nous ait eu cette chance.
— Tu n'as eu personne ?
— J'ai Guitry.
— C'est déjà ça. Il a l'air d'être quelqu'un de bien.
— Oui...
Il marque une pause, l'hésitation perceptible dans l'air.
— Tu m'as moi maintenant. Je sais qu'on ne se connaît pas depuis longtemps, mais je sens qu'il y a quelque chose entre nous, un lien inexplicable. Je me sens toujours mieux quand tu es à mes côtés. Comme si, durant toute ma vie, une partie de moi m'avait manqué... et que je venais de la retrouver.
Il a raison, c'est exactement ce que je ressens. J'ai toujours eu ce vide en moi. Il était facile de croire que je manquais d'un père ou d'une mère, mais maintenant qu'il est là, ce sentiment étrange de complétude m'envahit. Et comme il l'a dit, c'est inexplicable.
— Tu crois que je suis née la première ?
Il étouffe un rire, comme si je venais de dire une absurdité, tout en se basculant sur le côté.
— Pourquoi tu serais née la première ?
— Je ne sais pas. J'ai l'impression que tu es mon petit frère.
— Pourquoi ça ? Mais maintenant que tu l'dits, j'ai remarqué que t'avais déjà quelques rides sur le front...
Fier de sa taquinerie, il adopte aussitôt une posture défensive, comme s'il s'attendait à ce que je lui lance une frappe. Mais je décide de lui rendre la pareille, avec un ton espiègle.
— Non, je ne sais pas... tu me parais... bien plus fragile.
Je lui donne un petit coup de coude, malicieuse.
— N'importe quoi ! Et même si c'était vrai, ça n'a absolument aucun rapport !
Il rit une dernière fois puis se roule sur le côté, tentant de se mettre sur ses genoux avec une difficulté presque comique. Une fois debout, il cherche l'horloge, jetant un coup d'œil rapide pour vérifier l'heure. Lorsqu'il constate l'état dans lequel nous nous trouvons, il ferme les yeux, l'air coupable.
— Je crois qu'il serait temps d'aller se coucher. On arrive sur Zoldello dans quatre heures.
Je me relève à mon tour, découvrant les effets de l'alcool sur ma motricité vacillante.
— Oui, allons-nous coucher... Puis, à voix basse : petit frère...
Il me flanque une pichenette sur l'oreille avant de détaler comme un lâche, sûrement en attendant une revanche. Il ne m'en faut pas plus pour me lancer à sa poursuite. Tandis que je cours dans les couloirs du vaisseau, le bruit de mes pas résonne dans un silence oppressant, me rappelant cruellement que le deuil a déjà frappé une partie de l'équipage.
ZOLDELLO - CHAMBRE DE L'AUBERGE
À la lueur vacillante d'une bougie, Fiora couche ses confessions sur le papier. Les créatures nocturnes chantent dans la nuit froide et noire de la campagne de Zoldello. Son regard, froid et apathique, perce l'obscurité à travers la fenêtre. Puis, revenant à elle-même, elle abaisse de nouveau la pointe de sa plume sur la feuille.
— Gotbryde D'Ultya. Et voici, mon bon roi. Votre nom s'ajoute à ma longue liste de partisans de votre prophétie absurde. Tout comme votre mère, votre père, votre bien-aimée, votre sœur et votre beau-frère. Bientôt, je graverai celui de votre idiote de fille.
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