6# La fée Clochette
Papaver rhoeas ; coquelicot : réconfort, sommeil
Isaac
Assis à l'arrière de mon coffre ouvert, j'attends impatiemment l'arrivée de Dahlia. Une poche en papier marron contient plusieurs croissants au beurre, comme en témoigne la tache de gras. Deux cafés chauds accompagneront ce petit déjeuner.
Elle est en retard... J'espère vraiment qu'elle ne va pas annuler au dernier moment. Je ne pourrais pas lui en vouloir, vu que je l'ai déjà fait une fois. Seulement, j'ai attendu ce samedi toute la semaine. Aujourd'hui, je ne sais plus trop si cela a un rapport avec cette randonnée ou bien avec la fleuriste. Qu'importe, je souhaite surtout prendre l'air.
D'ailleurs, la voilà qui arrive, sur son vélo. Sac sur le dos, chaussures de marche aux pieds, casquette sur la tête, elle s'arrête à côté de ma voiture.
- Déjà là ? Bien matinal, s'amuse-t-elle.
- J'ai failli braquer la boulangerie ce matin, ris-je.
Si elle savait que je me trouve sur ce foutu parking depuis une heure déjà... Elle me sourit, acceptant avec joie la viennoiserie que je lui tends. Croquant dedans avec envie, elle pivote vers la cascade que l'on aperçoit d'ici. Le soleil se trouve à son zénith, promettant une bonne journée. Plusieurs randonneurs sont déjà partis depuis mon arrivée.
- Oh, un café. Quelle bonne idée, je n'ai pas pris le temps d'en boire un ce matin ! s'exclame-t-elle, apercevant les gobelets en carton.
Pourquoi me sens-je si heureux d'aller marcher ? C'est stupide. Je n'y vais que très rarement, et la plupart du temps, seul. Sauf quand Sam s'y rend avec ses amis. J'aime partager des choses avec les autres. Seulement, j'ai du mal à m'ouvrir. Donc, le plus souvent, je reste solitaire. De cette façon, je ne fais souffrir personne de mon incapacité à communiquer. Il ne s'agit pas de la meilleure solution, j'en ai plus que conscience. Pourtant, à l'heure actuelle, je n'en ai pas d'autre.
Ravivée, Dahlia accroche son vélo sur une barrière et nous commençons la montée. Au début, tout se passe bien. Le chemin est plat, bien large. Puis, forcément, ça se complique. L'accès devient plus étroit. Nous avançons à notre rythme.
Appareil photo autour du cou, je reste aux aguets de la moindre fleur. Mais, pour l'instant, je n'en aperçois pas vraiment. L'ascension se déroule dans le silence, sans que cela ne soit lourd entre nous. Dahlia ouvre la marche, enjambant les racines, sautant sur les rochers et levant la tête vers les arbres. De mon côté, je me concentre surtout pour ne pas tomber ou trébucher sur une branche, suivant précautionneusement ses pas assurés.
- Tu t'y connais en cataplasme et tous ces trucs ? la questionné-je soudain, me disant que cette information peut toujours servir.
Elle tourne brièvement son visage vers moi, souriante.
- Un peu. Mais, si tu te casses la jambe, je ne pourrais rien y faire.
- Zut alors, marmonné-je, faussement déçu.
Devant moi, je l'entends ricaner, tandis qu'elle redresse sa casquette sur ses cheveux bruns. Son corps fin se fraie facilement un passage parmi toute cette flore.
- Oh, là ! m'exclamé-je, la faisant sursauter. Des coquelicots !
La botaniste se tourne dans ma direction, les yeux écarquillés. Je m'empresse de sortir mon appareil photo afin de les immortaliser dans ma pellicule, sous son regard médusé. Peut-être que je m'extasie trop pour si peu. Seulement, j'aime apprendre et Dahlia peut m'apporter énormément aujourd'hui, alors j'en profite. Et ces clichés vont s'avérer importants...
- Ils signifient quoi ? Tu le sais ?
Après quelques secondes d'hésitation, elle vient s'accroupir à côté de moi, effleurant les pétales.
- Ils sont le symbole de Morphée et donc du sommeil. Les pavots poussent à peu près partout. Ils recouvraient les champs de bataille de la première guerre mondiale. Alors, ils ont été associés au sommeil éternel des soldats. Si tu en offres un bouquet à quelqu'un, c'est dans un but de réconfort. Mais, ça fane très rapidement, m'explique-t-elle doucement.
J'engrange chacune de ces informations avec attention. Elle semble regorger d'anecdotes sur toutes ces fleurs. Lorsqu'elle en parle, je sens une vive émotion chez elle. Probablement parce que cela lui rappelle sa grand-mère... Subitement, je prends conscience que cette randonnée risque de raviver des événements compliqués chez elle. Je ne connais rien sur son histoire avec cette aïeule, mais elle me semble complexe.
Silencieusement, nous reprenons notre marche. Chaque fois que je croise une plante colorée, j'hésite à l'arrêter pour lui en demander plus. Et pourtant, j'en meurs d'envie. Sa passion s'avère contagieuse, je souhaite tout connaître, même sur les orties. Dahlia grimpe aisément la petite côte, prêtant toujours attention à ce que je suive derrière.
- Je n'ai pas envie de faire remonter des souvenirs douloureux, j'affirme finalement, après plusieurs minutes de mutisme.
- Tu rigoles ? J'adore parler de tout ça, ça la fait vivre un peu plus longtemps, m'assure-t-elle avec sincérité.
Réprimant un soupir de soulagement, la joie refait surface dans mon esprit. Rassuré, je lui demande alors la signification de chaque fleur rencontrée, tentant de ne pas la questionner deux fois sur la même. Avec passion, elle me relate donc leur histoire ainsi que leur sens. Elle connaît son sujet sur le bout des doigts. Pourtant, elle ne me fait jamais sentir idiot, au contraire.
Et puis, nous arrivons sur une petite clairière. Un rond de fleurs entouré d'arbres immenses. La fleuriste m'offre un sourire de connivence.
- Des jacinthes des bois, affirme-t-elle, s'accroupissant à leur hauteur.
Je l'imite, me retrouvant proche du sol humide. Il y en a partout, elles tapissent le sol. Leur forme de clochette m'amuse beaucoup.
- C'est la fleur de Peter Pan ? questionné-je, jouant gentiment avec l'une d'elles.
Elle rit doucement, comprenant ma comparaison implicite : la Fée Clochette.
- Sa couleur lui donne sa signification, m'apprend-elle, en m'observant de ses grands yeux.
- Et... hum, celle-ci veut dire quoi ? balbutié-je, me frottant la nuque.
- Le bleu incarne la sincérité.
Intéressé, j'hoche la tête en me redressant. Et je sens son regard posé sur mon dos. Le cœur battant, je cherche une phrase bateau à sortir, histoire de détourner la conversation.
- Ça ressemble à quoi, une dahlia ?
A son tour, elle se lève, époussetant son pantalon.
- Quand tu en verras une, tu sauras, assure-t-elle, reprenant sa marche.
Elle ne semble pas avoir remarqué mon trouble. Soulagé, j'avance à nouveau, prenant garde à ne pas piétiner le parterre fleuri.
Je vais donc prêter attention aux dahlias.
Dahlia
Finalement, tout se déroule mieux que prévu. Après tout, jusqu'ici, nos uniques rencontres concernaient des projets. Nous ne nous sommes jamais retrouvés seuls dans un contexte comme celui-ci. Ça avait tendance à m'angoisser.
Isaac me paraît très attentionné. Il regarde là où il met les pieds. Evite les sujets sensibles. Essaye toujours de me mettre à l'aise. Alors, j'essaye d'agir en conséquence. Il n'a pas idée d'à quel point ça me fait du bien de prendre l'air, de parler de mes fleurs, d'avoir quelqu'un d'aussi intéressé. Je ne laisse rien transparaître, par pudeur. Les yeux du paysagiste s'agitent dans tous les sens, admirant la moindre feuille verte.
Malgré mon cœur lourd, j'aime partager ce genre de moment. Cela arrive rarement alors, j'en profite. Laissant mon anxiété de côté - autant que possible - j'arrête de me poser des questions sur le moindre de mes faits et gestes. Surtout, je ne m'interroge pas sur le lendemain. Car il est possible qu'il ne me recontacte jamais. A la place, j'apprécie simplement sa compagnie plus qu'agréable.
Nous nous arrêtons en haut de la petite montage afin de déjeuner. Assise à même le sol, je joue machinalement avec les brins d'herbe frais. Retirant mes chaussures, j'y plonge mes pieds avec plaisir. Face à nous, la nature s'étend à perte de vue. Les arbres gigantesques m'ont toujours impressionnée. Je préfère la douceur et la discrétion des plantes à pétales. Au loin, nous discernons une plaine verdoyante, parsemée de points blancs et noirs : des moutons. Autour de notre petit pique-nique, le ciel bleu semble nous protéger d'une grisaille proche. A mes côtés, Isaac croque volontiers dans son sandwich, visiblement affamé.
Pourquoi ai-je constamment la sensation que les gens ne sont que de passage dans ma vie ? Et, pour quelle raison mon instinct me dit que lui, il va rester un peu plus longtemps ?
Perturbée, je me détourne sur le paysage.
- Tu trouves ton inspiration ?
Le paysagiste acquiesce avec enthousiasme :
- Oh ça oui. Je veux des jacinthes dans notre gros projet. Même s'ils ne prennent pas beaucoup de place, juste quelques-uns. Et puis, j'ai une idée d'aménagement, qui laisserait passer la lumière autrement. Et ...
Amusée, je l'écoute me raconter toutes ses idées avec envie. Il fait de grands gestes, ayant visiblement tous les plans dans sa tête. On dirait un enfant qui a un projet de cabane... Attendrie, je remarque que des ridules se forment aux coins de ses yeux lorsqu'il sourit ainsi.
Je crois que Mémé serait contente de voir ça : ses fleurs redonnent espoir aux gens.
Emue, je ne peux qu'approuver ce qu'envisage Isaac. Je suis certaine qu'il est très doué dans son domaine, qu'il se trouve juste dans un passage à vide, comme n'importe quel artiste. Ça m'est arrivé aussi. Je n'arrivais plus à communier avec les fleurs, je ne les comprenais plus, il n'y avait plus de sens dans mes compositions. Ma grand-mère n'aimait pas ça du tout. Elle me disait que mes bouquets étaient horribles, que je ne faisais pas d'effort, que je n'étais qu'une incapable, que ...
Secouant la tête, je vire ces idées mornes de mon esprit.
- Tu serais d'accord ? me demande subitement Isaac.
- Pardon, je ne..., bégayé-je, mal à l'aise.
- Tu ne m'écoutais pas, je sais, rit-il. Tu pensais à Peter Pan ? Avoue-le.
- Oui, c'est vrai, admis-je, sautant sur la perche qu'il me tend. J'ai toujours trouvé son petit ensemble vert hyper seyant.
Isaac se met à rire, affirmant qu'il préférait celui de la fée Clochette.
- Donc, je disais, répète-t-il. Un cousin fait un vernissage de ses peintures demain, tu m'accompagnes ? C'est chiant à en mourir d'y aller seul.
Et sans réfléchir, parce que ça semblait naturel, j'accepte.
Dahlia, reprend-toi. Ne le laisse pas autant rentrer dans ta vie, tu sais ce que tu risques.
Malgré tout, le sourire d'Isaac termine de me convaincre. Content, il se tait et observe le panorama qui s'offre à lui.
C'est terrible. Je commençais à me sentir triste de devoir le quitter ce soir. Et là, je suis contente de le retrouver demain.
Merde. Fichues fleurs. Fichus jardins. Fichus beaux yeux. Ne t'attache pas, Dahlia.
Mon cœur s'emballe subitement avant de se serrer douloureusement.
- Ça reste purement professionnel, murmuré-je simplement. Pour trouver l'inspiration.
Isaac hausse un sourcil de surprise. Dans ses iris, j'y lis une pointe de déception que je refuse d'admettre.
- Bien sûr, assure-t-il, fuyant mon regard.
Je me rends compte que je lui ouvre déjà beaucoup de portes : ma boutique, notre collaboration, cette randonnée, les soirées au restaurant. Au fond, ça me fait du bien. Vraiment. Mais, je suis terrifiée. La peur s'empare de moi, formant une boule dans ma gorge. Pourquoi je n'y arrive plus ? Y parviendrai-je encore, un jour ?
- Il faudrait redescendre, la pluie n'est pas loin, assuré-je, désignant les nuages gris au-dessus de nos têtes.
Il approuve, commençant à ranger ses affaires dans son sac à dos. Alors, nous entamons la descente tranquillement. Isaac continue la discussion naturellement et je tente de donner le change. Il souhaite me revoir demain. Et après ? C'est toujours pareil. Il se rendra compte que quelque chose cloche et il ne cherchera pas plus loin.
Ce coup-ci, il ouvre la marche et je le talonne de près. Tant et si bien que mes pieds s'emmêlent dans une racine. Je me rattrape au dernier moment sur lui. Il vacille, sans tomber et me retenant dans ma chute. Les mains sur ses épaules solides, je discerne la falaise à ma gauche, qui aurait pu s'avérer fatale. Instantanément, Isaac m'attrape les mains et me fait pivoter sur le côté opposé au vide.
- Ça va ? s'inquiète-t-il.
- Oui, je... j'ai eu peur, baragouiné-je. Désolée.
- Désolée de quoi ? J'évite ces fichues racines depuis ce matin. J'aurais plutôt parié sur ma chute, plutôt que la tienne. Et moi, je ne sais pas faire les cataplasmes de la nuit des temps.
Face à son air contrit, je comprends que, lui aussi, a eu son pic d'adrénaline. Mon rythme cardiaque s'apaise peu à peu. Mon regard se baisse, jusqu'à rencontrer nos mains, toujours l'une dans l'autre. Je ne les retire pas, lui non plus.
- On y retourne ? propose-t-il, d'une voix posée.
J'acquiesce, prononçant cette phrase qui m'engage clairement sur autre chose.
- Un jour, je t'apprendrai les cataplasmes.
Un léger sourire, presque imperceptible étire alors ses lèvres. Je prends alors conscience que j'en ai vraiment envie. Jusqu'ici, j'ai seulement accepté ses différentes invitations. Aujourd'hui, elle provient de moi et concerne le « un jour ». Ça change la donne.
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Bonsoir !
Dans ce chapitre, Dahlia s'ouvre un peu plus à Isaac tout en restant sur la réserve... J'espère qu'il vous aura plu !
J'ai beaucoup aimé écrire le prochain, j'ai hâte de vous le partager :)
Bonne soirée
Fantine ~
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