11 # Tous les petits détails d'une vie

Isaac

Et me voilà, allongé sur mes draps frais, fixant mon plafond d'un air hébété. Dahlia et moi avons passé toute la soirée dans sa véranda, à nous raconter des détails de nos vies. Tant et si bien que nous n'avions pas vu l'heure : deux heures du matin. Elle m'a proposé son canapé, j'ai poliment refusé, préférant rentrer chez moi pour réfléchir à tête reposée. Sauf qu'il n'y a rien à réfléchir : je me sens bien et c'est tant mieux. Je ne me pose pas plus de questions. La fleuriste m'a avoué que je lui plaisais et qu'elle souhaiterait aller plus loin. Jusque-là, je n'osais pas faire de suppositions là-dessus. La réciprocité de cette attirance me comble au plus haut point.

Subitement, je me rends compte que je n'ai pas pensé à ma famille une seule seconde aujourd'hui. Et ça fait du bien. Un frisson me parcourt l'échine en imaginant le moment où je devrais lui en parler. Parce que ça arrivera. Surtout si j'ai envie de la préserver. Je pourrais tout lui cacher, mais à quoi bon. Ça reviendrait à lui mentir sur beaucoup de choses. Pour l'instant, je préfère profiter de l'instant, du bonheur qu'elle m'apporte. Le reste viendra naturellement.

Ma vision se brouille, signe que la fatigue commence à l'emporter. Retirant mes lunettes, je l'avoue, je ne discerne plus rien. Une tâche floue et blanche se dessine à l'extérieur. Devinant qu'il s'agit de la lune, je clos les paupières, me laissant bercer par sa douce luminosité.

* * *

— Donc, nous sommes bien d'accord sur les temporalités ? Ce chantier doit être terminé vendredi. Et concernant le prochain, le fournisseur pourra nous livrer les oliviers la semaine prochaine.

Mes employés acquiescent et commencent à se lever, signe de la fin de la réunion. Rassemblant mes papiers en un tas uniforme, je rejoins mon bureau d'une démarche enjouée. Soudainement, mon portable vibre dans ma poche. En apercevant le prénom floral, un sourire se dessine sur mon visage. Avant de s'effacer aussi rapidement en entendant sa voix affolée :

— Isaac, tout a disparu, hoquette-t-elle à l'autre bout du fil.

— Je ne comprends pas, balbutié-je, sentant sa détresse évidente.

Ses sanglots me serrent douloureusement le cœur. Elle cherche à reprendre une respiration normale, en vain.

— De l'eau, partout, et tout s'est noyé, tente-t-elle d'expliquer maladroitement.

— Dans la boutique ?

J'essaye tant bien que mal de deviner ce qu'il se passe. Se mettrait-t-elle dans cet état si toutes ses fleurs avaient péri dans une inondation ? Peut-être.

— Oui, enfin non. Je... catastrophe et puis...

Elle repart dans des pleurs incontrôlables. De mon côté, je fais les cent pas dans mon bureau, ne sachant pas quoi faire. Mon cœur tambourine dans ma poitrine, en proie à une angoisse irraisonnée.

— As-tu besoin que je vienne ? m'entends-je demander, alors qu'un gros rendez-vous m'attend dans à peine deux heures.

Un silence passe sur la ligne téléphonique. Seule sa respiration difficile atteint mes oreilles. Me rongeant les ongles, je patiente, la respiration coupée.

— Oui, souffle-t-elle finalement, complètement désemparée.

— J'arrive, assuré-je sans réfléchir.

Attrapant ma veste et mes clefs, je quitte la pièce rapidement, sous le regard effaré de mes employés.

— Vous pouvez appeler le client de cette après-midi ? J'ai une urgence.

— Quoi ? Mais, Isaac, tu ne peux pas faire ça, s'insurge Jules.

— Reporte à demain, le coupé-je un peu brutalement.

Au pas de course, je les laisse en plan sur leurs bureaux, rejoignant ma voiture. Que peut-il bien se passer de si atroce ? Dahlia ne m'a jamais appelé pendant la journée, en dehors d'un contexte de travail. Le pied sur l'accélérateur, je rejoins sa petite boutique en une dizaine de minutes, qui me paraissent une éternité. Malgré la pluie, mon unique pensée va à la fleuriste, imaginant le pire. Me garant là où je peux, je cours sous le filet d'eau se frayant un chemin dans mon dos et pousse la porte de « Chez Azalée ». Et là...

Une partie du toit s'est effondrée, laissant la météo capricieuse entrer. Mes pieds pataugent dans l'eau jusqu'à la cheville. Par chance, la majorité des fleurs, en hauteur, ont été épargnées, même si le surplus d'humidité ne leur fera pas plaisir... Mes pupilles cherchent Dahlia frénétiquement. Fichues lunettes. Remplies de gouttelettes, je ne parviens pas à discerner correctement l'ampleur des dégâts, ni même mon amie. Râlant dans ma barbe, j'avance de quelques pas, appelant son prénom. Le bruit de la pluie sur la taule n'arrange pas mon problème. La boutique demeure silencieuse.

Finalement, je contourne le comptoir et je la trouve là, assise à même le sol, frigorifiée et en pleurs.

— Isaac, murmure-t-elle difficilement.

Instinctivement, je la soulève dans mes bras. Son corps froid me provoque un choc. Mais que se passe-t-il bordel ? Dans ses mains, elle tient fermement des dizaines de carnets, tous déchirés par l'eau. L'urgence du moment n'est pas de comprendre, mais de la réchauffer, histoire qu'elle n'attrape pas la mort. Alors, je l'emporte avec moi, trouve la porte menant à son logement et la dépose sur le canapé. Une fuite permet à l'eau de rentrer jusqu'ici. Dévastatrice, elle touche tous les meubles en bois. Dépassé, je fouille la cuisine et dépose des casseroles par terre, espérant qu'elles diminuent le problème.

— On va aller chez moi, nous reviendrons quand la météo sera plus clémente, assuré-je, le cœur battant.

— Et mon chat ? me demande-t-elle d'une voix fluette.

Merde, où est-il ? Vivement, j'ouvre toutes les portes, à la recherche de la boule de poils. Et je le trouve, tout en haut d'une armoire en bois, au sec. Ni une, ni deux, je l'attrape. Il se laisse faire, comme s'il savait que je ne lui voulais aucun mal. Revenant dans le salon, je me rends compte que ma pauvre vaisselle n'épongera pas grand-chose : elles débordent déjà.

Recroquevillée sur le canapé, Dahlia observe la scène avec horreur, toujours ces carnets contre elle. Je l'enroule dans un plaid encore à peu près sec puis j'emmène tout ce beau monde dans ma voiture, les conduisant dans mon appartement. Les cheveux de la fleuriste dégoulinent, sa peau est pâle, ses yeux paraissent vides et elle ne cesse de pleurer. A aucun moment elle n'a cherché à rester ici. Comme si elle savait qu'elle ne pourrait pas agir ici pour l'instant.

Elle qui tient tant à cette boutique. Et cette petite maison remplie de souvenirs... Je comprends mieux son affolement total au téléphone. Je n'ose pas imaginer dans quel état nous retrouverons les lieux.

— Bienvenue chez moi, murmuré-je, dansant d'un pied sur l'autre.

Mon appartement reste somme toute basique. Une chambre, une cuisine, un salon et une salle de bain. Rien de spécial à signaler. Dahlia tremble de froid, restant stoïque dans l'entrée. Le plaid que j'avais positionné sur ses épaules semble inutile actuellement. Avec douceur, je l'emmène dans la salle de bain, lui proposant de prendre une douche bien chaude. Elle acquiesce, ne lâchant toujours pas ses cahiers. Serait-ce des livres de sa grand-mère ? Lui laissant l'intimité dont elle a besoin, je m'éclipse, prenant soin de fermer la porte derrière moi. Son chat s'est installé au sec sur le canapé. Et je me rends compte que mes propres vêtements ont subi l'humidité. Me changeant rapidement, j'entends l'eau couler dans la pièce adjacente.

Tournant en rond dans ma pièce de vie, je ne sais pas quel comportement adopter. Dahlia semble vraiment très affectée par ce qu'il se passe, et ça s'entend totalement. Mais pourquoi a-t-elle l'air de tenir autant à ces petits cahiers ? Comment va-t-elle gérer les dégâts dans sa boutique et chez elle ? Surtout, de quelle manière puis-je l'aider au mieux ?

— Isaac ? entends-je d'une voix timide.

La porte de la salle de bain à peine entrouverte, je discerne son visage marqué par les pleurs.

— Je peux t'emprunter des vêtements secs ?

— Bien sûr ! m'exclamé-je, me précipitant dans ma chambre.

Ils seront trop grands, mais je lui ramène un sweat et un short en coton. Quelques minutes après, elle sort, ses longs cheveux tressés. Et toujours ces cahiers pas loin. Elle paraît complètement perdue, comme si son monde s'effondrait devant elle et qu'elle ne pouvait rien y faire.

— Tu veux du thé ? Du café ? proposé-je maladroitement.

— Du chocolat chaud ?

J'acquiesce, me dirigeant vers la cuisine ouverte sur le salon.

— Installe-toi, j'arrive.

Précautionneusement, elle s'assoit sur le canapé, aux côtés de son chat, qui rejoint immédiatement ses genoux. Dahlia le câline gentiment, obtenant des ronrons de joie en retour.

Tandis que je lui amène sa boisson chaude, elle me tend un de ses livres, l'air désespérée.

— Tu crois que je peux récupérer ce qu'il y a dessus ?

Avec une attention toute particulière, je le récupère entre mes doigts et l'ouvre, découvrant des pages tachées de bleu. Mes yeux discernent quelques caractères : des chiffres (représentant des dates ?), des lettres. Seulement, l'eau a fait couler toute l'encre et rend le papier tellement fragile qu'il se déchire immédiatement.

Les pupilles pleines d'espoir de Dahlia me détaillent, et lorsqu'elle devine que je ne pourrais rien arranger, elle baisse ses yeux remplis de larmes.

— Il y a toute ma vie là-dedans, m'avoue-t-elle, accablée.

Complètement démuni face à sa détresse évidente, je ne trouve pas les mots adéquats. En plus de cette émotion qui me prend à la gorge, je ne devine pas tous les tenants et les aboutissants de cette catastrophe. Quelles informations contenaient toutes ces pages ? Pourquoi y porte-t-elle autant d'importance ? Elle paraît plus s'en inquiéter que de l'état de sa boutique et de sa maison. Plutôt étrange comme réaction dans de telles circonstances. Sans connaître ces réponses, je peux difficilement l'épauler comme il faudrait. Seulement, le moment n'est clairement pas le mieux choisi pour la questionner à ce sujet.

Alors, à la place, je lui offre un geste que j'espère apaisant : mes bras ouverts, elle vient s'y blottir sans l'ombre d'une hésitation. Patiemment, je la berce, caressant ses longs cheveux encore humides. Peu à peu, elle parvient à reprendre le dessus, sans bouger d'un iota pour autant. Sa tête dans le creux de mon cou, Dahlia ne prononce pas un mot.

Dans l'immédiat, l'unique interrogation qui me taraude est : de quelle manière puis-je la soutenir ? Je me fiche des autres détails, des réponses inexistantes. Tout ce que je souhaite, c'est que Dahlia se porte bien et parvienne à s'apaiser.

D'un geste tremblant, son index me désigne les bouts de papier détrempés.

— J'y écris toutes mes journées depuis des années, m'explique-t-elle maladroitement. Mais, pas comme un journal intime. Plutôt pour ne pas oublier.

— Ne pas oublier quoi ? m'enquiers-je prudemment.

— Tous les petits détails d'une vie, souffle-t-elle. Le nom des clients, mes discussions avec mes proches, ces instants de bonheur, cette association de fleurs, ...

Je n'ose pas lui avouer que je n'y comprends rien. Préférant le silence à des questions lourdes et probablement déplacées, je n'insiste pas. Un ange passe, tandis qu'elle semble chercher ses mots, déstabilisée.

— Pour ne pas finir comme Azalée, ajoute-t-elle, au bout de longues minutes de mutisme.

Un afflux de sentiments paraît prendre possession d'elle. Malgré tout, elle ne pleure plus. Empreinte d'émotions fortes, elle continue son discours d'une voix fluette.

— Elle a été une grand-mère formidable, vraiment. Et puis, Alzheimer s'est emparée d'elle et rien n'a plus jamais été comme avant. Et, j'ai si peur d'oublier comme elle, de ne plus rien savoir, que j'écris tout dans ces carnets. Maintenant, je n'ai plus rien...

S'éloignant de mon étreinte, elle récupère son chat sur ses genoux, fixant les dégâts d'un œil vide. De mon côté, je ne sais pas trop comment réagir. J'ai l'impression que le moindre mot va paraître ridicule. Au fond, je pourrais lui proposer de réécrire tout ce dont elle se souvient, maintenant, tant que sa mémoire reste fraîche. Ou lui dire que ça ne sert rien, qu'il vaut mieux qu'elle vive l'instant présent. Que peut-être n'aura-t-elle jamais cette terrible maladie. Mais, qui suis-je pour lui suggérer des idées pareilles ? Personne ne sait de quoi sera fait demain. Plus encore, Dahlia a un véritable attachement à tous ces cahiers. Attachement ô combien compréhensible.

Alors, encore une fois, je me tais, enlaçant simplement sa taille fine. La fleuriste se trompe : elle n'a pas tout perdu, elle a encore toute une vie devant elle. Je ne peux pas me permettre de la conseiller : je n'ai pas vécu ce qu'elle a traversé. Pire encore, je n'ai aucune idée de comment tout cela a affecté sa vie. Lorsque j'en saurai plus, je pourrais mieux l'épauler. Actuellement, je risque simplement de la brusquer et elle n'a pas besoin de cela.

Dans ce moment de panique ultime, sous l'eau et au milieu des fleurs, elle a choisi de m'appeler, moi. Donc, je me dois de me montrer à la hauteur. La jeune brune n'a pas besoin de jugement ni de conseil avisé présentement. Juste, que quelqu'un soit là, à ses côtés, pour l'aider à traverser tout ça. Malgré l'ampleur du problème, je suis tout de même content qu'elle ait pensé à moi. Surtout, je me sens reconnaissant de me trouver à ses côtés, et de pouvoir lui prouver qu'elle peut me faire confiance. Qu'elle n'est plus seule, en somme. Parce que j'ai conscience d'à quel point c'est important. Je serai là, coûte que coûte, puisque je tiens trop à elle pour la voir souffrir sans rien faire. Son monde s'est écroulé, je peux être un des piliers qui l'amène à tout reconstruire d'elle-même.

Tendant la main, elle récupère une feuille où seules quelques lettres sont encore discernables.

— Le jour où nous nous sommes rencontrés, à la boutique, avoue-t-elle du bout des lèvres.

Et là, mon cœur rate un battement en comprenant que, ce jour-là, elle a jugé cet évènement suffisamment important pour l'inscrire dans sa journée, et vouloir s'en souvenir toute sa vie. J'étais un simple client à ce moment-ci. Pourtant, le soir-même, elle a pris un stylo et retracé cette rencontre impromptue.

Déposant un baiser sur le haut de son crâne, je murmure juste :

— Je t'aiderai.

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Bonsoir tout le monde ! (Oui, il est 4h40 du matin, je suis de nuit tout l'été, un peu beaucoup décalée pour le coup) J'espère que vous allez bien et que vous survivez à cette chaleur !

Voici donc ce nouveau chapitre, où vous en apprenez plus sur Dahlia et Azalée... Vous aviez deviné pour la maladie d'Azalée ? (Je sais qu'une personne oui;) ) Reste à savoir comment cela a affecté le train de vie de Dahlia ...

Que pensez-vous de sa manie de tout écrire ? Comment pensez-vous qu'elle va gérer l'état de la boutique et de sa maison ? Et qu'avez-vous pensé de la réaction d'Isaac ?

En espérant que ce chapitre vous aura plu ! Je vous dis à bientôt pour le prochain :)

Fantine ~

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