Jour 37
Je tournai et retournai ce papier entre mes mains, sans jamais le déplier. Je voulais le lire, pour savoir tout ce qu'il avait à me dire, mais je préférais l'entendre de sa bouche. J'en avais assez de ne pas réussir à prendre de décision.
Lire sa lettre ou écouter ses mots ?
Aller le voir ou ne plus jamais lui adresser la parole ?
Le détester ou...
Non. Malgré tout, je ne réussissais pas à le détester comme je le voulais. Parce je l'aimais. Et savoir que lui aussi semblait m'avoir aimée un jour me rassurait à un point que je ne saurais imaginer.
La vérité me faisait peur. J'avais peur de ne pas entendre ce que j'espérais. Ce que je souhaitais par dessus tout. Mais je ne pouvais pas rester éternellement dans le silence. Et Jordan voulait et devait s'expliquer. C'était pourquoi il avait déposé cette lettre sur mon lit pendant que je prenais ma douche. Je ne l'avais pas encore ouverte et je ne l'ouvrirai certainement pas.
***
Le soir, je suis descendue pour manger. Avec tout le monde. Jordan était déjà attablé quand je suis arrivée, et je ne pouvais pas l'éviter jour après jour. Alors je me suis servie à manger et me suis assise, laissant les jumeaux discuter avec mes parents.
Jordan se taisait, mais je sentais ses yeux sur moi. Il n'attendait qu'une chose, c'était que je relève le nez de mon assiette pour croiser son regard. Ce que je ne fis pas.
- Nikky ?
- Mmh.
- Demain on a rendez-vous à l'hôpital, ne l'oublie pas.
Je relevai la tête pour regarder ma mère.
- Avec qui ?
- Le Docteur Minau et le Docteur Marcord.
- Je ne veux pas voir le psy, déclarai-je en continuant de manger.
- C'est obligatoire, Nikky, intervint mon père, et tu le sais.
- Mon médecin, oui. Mais pas le psy. Lui parler une fois par semaine c'est suffisant.
- Justement. Tu n'as pas eu de rendez-vous depuis la semaine dernière. Tu en as besoin.
- Je l'ai appelé hier soir, avouai-je. Ça ne compte pas ?
Un silence de mort s'installa dans la pièce comme si je venais de lâcher une bombe. Je me levai pour débarrasser mon assiette.
- Je voulais savoir si lui aussi savait ce qu'il se passait ici, continuai-je. Et visiblement, la moitié de la ville était au courant.
Personne ne répondit jusqu'au moment où j'ai atteint les escaliers. Je me suis stoppée en entendant sa voix, douce et réconfortante malgré les mots. J'avais l'impression de ne pas l'avoir entendu depuis des mois !
- Ne t'en prends à personne d'autre que moi. Tout est entièrement de ma faute.
Je mis quelques secondes à comprendre où il voulait en venir, puis je me suis retournée pour croiser son regard.
- Viens me voir quand tu seras prête, d'accord ? continua-t-il d'une voix rassurante, comme s'il voulait me faire comprendre que tout se passerait bien à ce moment-là. J'attendrai.
Comme je ne savais pas quoi repondre, j'ai simplement hoché la tête, avant de me précipiter dans les escaliers pour rejoindre ma chambre.
Bien entendu que c'était de sa faute, et je voulais savoir pourquoi.
Je lui parlerai. Très bientôt.
***
Quelqu'un toqua faiblement à ma porte, plus tard dans la soirée. Je me levai pour déverrouiller la porte et découvrir deux petites têtes brunes face à moi. Ils étaient en pyjama tout les deux et se tenaient par la main. Leur complicité me fit sourire.
- Qu'est-ce...
- Chut ! m'ordonnèrent-ils en cœur, amenant leur index contre leur bouche.
Je rigolai doucement et me suis accroupie à leur hauteur pour qu'ils puissent m'entendre.
- Qu'est-ce qu'il y a ? chuchotai-je.
- Maman nous a emmené au lit mais personne ne veut nous lire une histoire, expliqua Charlène à voix basse. Papa et Maman doivent discuter et Jordan a dit qu'il était fatigué.
- Tu veux bien nous lire une histoire ? demanda Tony en adoptant la même moue de supplication que ma sœur.
Je n'hésitai pas une seule seconde pour les suivre jusqu'à leur chambre. J'avais enfin une occasion de penser à autre chose, alors j'en profitais.
Ils s'allongèrent dans le même lit, un large sourire aux lèvres, en laissant une place entre eux deux pour que je puisse y aller. Je me suis adossée à la tête de lit et j'ai commencé à lire le livre que me tendait Tony : Le Roi Lion. Le nom me disait vaguement quelque chose mais je ne connaissais pas l'histoire. Alors je l'ouvris.
Après un quart d'heure de lecture, les bâillements ont commencé à se faire entendre dans la pièce. Aucun des deux ne protesta quand je leur annonçai que s'était l'heure de dormir, signe qu'ils étaient vraiment épuisés.
- Tu termineras demain ? demanda mon frère en retournant dans son lit.
- Je ne terminerai pas, parce qu'il est très long. Mais je continuerai, oui, lui assurai-je en remontant la couverture jusque sous son menton.
- Promis ?
- Promis, lui souris-je.
Je me tournai vers ma sœur pour lui embrasser le front et elle me fit un bisou sonore sur la joue avant de me demander timidement :
- C'est parce que tu fais la tête à Jojo qu'il est triste ?
Je regardai les jumeaux tour à tour, ne comprenant pas tout à fait pourquoi elle me posait cette question.
- Pourquoi tu dis qu'il est triste ?
Je ne l'avais pas beaucoup vu ces trois derniers jours, mais le peu que j'avais aperçu de lui me reflétait en effet beaucoup de tristesse.
- La dernière fois, quand j'ai voulu aller le voir, il avait les yeux tout rouges et tout mouillés comme s'il avait pleuré. Il avait dit que non mais moi je suis sûre que oui, dit-elle en se frottant les yeux.
Jordan avait pleuré ? À cause de moi ? Je me sentais encore plus coupable que je ne l'étais déjà. L'imaginer verser des larmes par ma faute me serra le cœur instantanément. Malgré son mensonge, je m'en voulais de le faire souffrir.
- Tu lui as fait un bisou pour que ça aille mieux ? demandai-je à ma sœur en lui dissimulant ma peine du mieux que je le pouvais.
- Oui. Et un câlin aussi, affirma-t-elle fièrement. Après il m'a dit que ça allait mieux.
Je lui ai souris et mon frère prit la relève.
- Pourquoi vous êtes triste tout les deux ?
Comment deux enfants de cinq ans parvenaient-ils aussi facilement à comprendre ce qu'il se passait autour d'eux ? Ça me déroutait.
- On s'est un petit peu disputé, mais ça va s'arranger.
Du moins, je l'espérais beaucoup... Il fallait seulement pour cela que je trouve le courage de lui parler. Ou plutôt, de l'écouter me parler.
- C'est vrai ? s'exclama Charlène, les yeux agrandis de joie et le sourire aux lèvres.
Je hochai la tête et elle sourit de plus belle. Lui faire une telle promesse me permettait ainsi de ne pas me défiler très prochainement. Ça avait l'air de rendre les jumeaux tristes et un froid s'était installé dans la maison depuis que je m'étais terrée dans mon coin. Il fallait vraiment que tout cela cesse.
- Et vous allez redevenir comme avant alors ? voulu savoir mon frère.
- Comment ça comme avant ?
Je fronçai les sourcils et Tony jeta un regard entendu à ma sœur qui lui fit les gros yeux.
- Non rien, se rétracta-t-il en fixant son doudou avec intérêt.
Ils étaient vraiment doués pour des gamins pour garder un secret comme celui-là ! Je ne savais pas ce que mes parents leur avaient promis pour les faire taire mais ce devait être important !
- Tu peux me le dire. Je suis au courant, lui avouai-je en souriant.
- Tu connais le secret ? me questionna-t-il timidement.
- Oui. Jordan me l'a dit.
- Trop cool ! s'exclama Charlène en s'asseyant d'un coup dans son lit. Tu vas redevenir Belle alors ?
- Belle ? répétai-je amusée. Pourquoi je redeviendrais belle ?
- Ben oui ! La Belle et la Bête.
Voyant que je ne comprenais pas, elle ajouta :
- Mais si tu sais ! Mon dessin animé préféré !
- Maman a dit qu'elle avait tout oublié Charlène, soupira mon frère, un brin désespéré.
- Ah oui c'est vrai. Bon, je t'explique alors. Belle c'est la princesse et c'est toi la princesse puisque tu es aussi jolie qu'elle, raconta ma sœur avec engouement. Jordan lui c'est la Bête, parce qu'il a de la barbe et des poils sur les jambes. Mais après il devient un garçon et c'est plus une Bête alors ça va.
Je rigolai toute seule à l'écoute de cette histoire. Moi une princesse et Jordan une bête... Ce dessin animé était étrange !
- Et pourquoi je serais Belle et Jordan la Bête ? la questionnai-je en riant, ne comprenant toujours pas où elle voulait en venir.
- Parce qu'ils sont amoureux ! déclara-t-elle comme si c'était une évidence.
Mon rire se stoppa à l'instant. Amoureux... Je savais que Jordan m'aimait avant, mais ce qui m'effrayait c'était de savoir s'il était toujours amoureux de moi aujourd'hui. Entendre ma sœur prononcer ces mots en ajouta davantage à ma culpabilité.
- Tu vas redevenir Belle, hein ? insista-t-elle en s'approchant, ses yeux à hauteur des miens.
J'aimais toujours Jordan, c'était indéniable. Je n'avais fait que penser à lui ces derniers jours. Je ne pouvais pas continuer de lui en vouloir sans connaitre les détails de toute cette histoire. Je devais savoir. Je devais aller le voir, et le plus tôt serait le mieux. Je n'en pouvais plus.
- Je l'espère, répondis-je sincèrement.
Je l'aidais à se rallonger, et je sortis de la chambre après leur avoir souhaité une bonne nuit. Sur le palier, je rencontrai ma mère, appuyée contre le mur. Elle semblait m'attendre patiemment.
- Je... Ils sont venus me demander de leur lire une histoire et... Je ne devais pas ?
- Ne t'inquiète pas. Tu as bien fait, me rassura-t-elle en souriant.
- D'accord, dis-je en soupirant de soulagement.
Je retournai dans ma chambre et ma mère me suivis. J'allais avoir droit à la discution que j'avais esquivé pendant trois jours...
Je m'installai sur mon lit et elle m'imita rapidement, le regard rivé sur le sol où étaient éparpillées les photos que Jordan m'avait donné. Je les regardais depuis trois jours et je n'avais pas trouvé le courage de les ranger. J'aimais les regarder et imaginer ce qu'il s'était passé la journée même durant laquelle l'image avait été immortalisée. C'était agréable mais nettement insuffisant.
Ma mère se pencha en avant pour saisir une photo.
- C'est ma préférée...
- Moi aussi, avouai-je, ce qui la fit sourire.
Je gardais les yeux posés sur le papier tout en posant une question.
- C'était quand ?
- L'été dernier. Au mariage de ta tante. Vous êtes vraiment magnifiques, déclara-t-elle plus pour elle que pour s'adresser à moi. Je n'arrive même pas à voir deux adolescents de seize ans ici.
Je laissai le silence planer quelques secondes. Je ne savais pas quoi répondre à ça, j'étais gênée qu'elle dise ça de moi. De nous.
Elle se tourna vers moi, les larmes aux yeux.
- Je suis vraiment désolée ma chérie. Pour tout. C'était le souhait de Jordan, mais je n'aurais pas dû...
Je baissai la tête. Je ne supportai pas de voir ma mère sur le point de pleurer. C'était trop difficile. Et comme d'habitude, je fuyais la difficulté quand elle se présentait à moi. Comme une lâche.
- Il s'en veut tellement si tu savais, continua-t-elle. Comme nous tous. Il a fait une erreur, mais on en fait tous, pas vrai ? Je sais que ça t'a fait beaucoup de mal de découvrir ce qu'il en était vraiment mais tu dois le laisser t'expliquer. Après seulement tu pourras décider, mais sache que... qu'il a regretté à l'instant même où tu avais posé un pied à la maison. Il se blâme énormément pour t'avoir fait souffrir, Nikky. Je ne dis pas que tu devrais lui pardonner, seulement l'écouter. Juste l'écouter, et essayer de comprendre, Nikky.
Je tournai la tête sur le côté et laissai couler une larme. Je le savais tout ça, mais l'entendre me le dire le rendait plus réel.
- J'ai peur de ce qu'il va me dire... lâchai-je dans un souffle à peine perceptible.
- Je me doute... Mais tu ne peux pas rester là et continuer de l'ignorer sans savoir. Laisse-lui une chance.
- C'est lui qui t'a demandé de me dire ça ?
- Pas du tout. Il est vraiment mal, alors je voulais te parler. Et j'ai entendu ce que les jumeaux t'ont dit.
Je hochai doucement la tête, pensive, avant de lui poser la question qui me brûlait les lèvres, tout en observant méticuleusement mes mains.
- Est-ce qu'il a vraiment pleuré ?
Ma mère soupira doucement.
- Je n'ai pas le droit de te dire ça, mais si ça peut te faire changer d'avis sur lui, je vais le faire. Oui il a craqué. Plusieurs fois.
Mes yeux commencèrent à s'embrumer. C'était un choc de l'entendre de la bouche de ma mère.
- Plus d'une fois il est venu vers moi pour que je le rassure comme je le pouvais. Mais plus les jours passaient, plus il perdait confiance en lui. Et maintenant que tu sais - ou du moins, une partie - il a peur. Il a vraiment peur que tu ne veuilles plus lui adresser la parole.
Je ne mis pas plus d'une seconde avant de prendre ma décision qui m'apparaissait maintenant comme une évidence.
- J'irai le voir. Demain. Mais ne lui dit pas, s'il te plait.
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