- Je n'entrerai pas là-dedans.

- Mais pourquoi ?

- T'es pas sérieuse ? C'est pour les filles !

Ça faisait au moins cinq bonnes minutes que j'essayais de faire rentrer « Mossieur » Chase au Blossom et ce dernier refusait obstinément d'en franchir le seuil malgré toutes mes supplications. Un vrai gosse.

- N'importe quoi ! Tout le monde y va. Allez, viens. Mais tu sais, si tu as un autre endroit à me proposer, je suis preneuse.

Chase garda le silence.

- Hein ? Quoi ? me moquai-je. Je n'entends rien. Que tu viens de débarquer et que tu ne connais pas encore bien la ville ? Bah, pourquoi tu ne l'as pas dit plus tôt ?

Je le vis faire une grimace frustrée avant de me dépasser et de franchir le seuil de l'établissement.

- Tu vois quand tu veux, dis-je pour moi-même avant de le suivre.

Toutes les odeurs qui se dégageaient de cet endroit avaient le don de m'apaiser. Chase par contre, se mit un peu à plisser du nez. Tant pis pour lui. L'une des serveuses, une petite brune aux allures de lutin, nous guida vers une des petites tables rondes deux places.

- Qu'est-ce que je vous sers ? nous demanda-t-elle une fois que nous fûmes installés.

Moi je n'avais même plus besoin de consulter la carte.

- Un thé au jasmin, s'il vous plait. Chase ?

- Il n'y aurait pas quelque chose avec un peu de testostérone ici ? Genre, du café ?

La demoiselle eut l'amabilité de ne pas relever avant de lui demander s'il avait une préférence.

- Juste un café... normal. Merci.

La serveuse repartit bien plus vite qu'elle n'était arrivée à mon avis.

- C'est bon, ne passe pas ta mauvaise humeur sur elle.

- Quoi encore ?

Je soupirai en retirant le bonnet que j'avais sur la tête. Je me demandai brièvement s'il serait possible d'avoir une vraie discussion avec ce garçon. La comparaison que j'en avais faite avec une bête sauvage me revint et j'essayai de le faire correspondre avec un animal précis. Un félin ? Un lynx alors. Mystérieux, un poil hargneux, solitaire, mais renfermant peut-être quelque chose de plus doux. Je pouffai de rire en pensant à Chase comme à quelqu'un de doux. Il avait la douceur d'une tronçonneuse, oui !

- Qu'est-ce qui te fait rire maintenant ? T'as perdu la tête ? me demanda-t-il.

Ouais, une tronçonneuse...

- Désolée, me repris-je en me raclant la gorge. Bon, écoute, on ne devrait plus perdre de temps à se regarder en chien de faïence mais commencer à parler de choses sérieuses. Des choses dont on a parlé hier, par exemple.

Je le vis triturer un pan de la nappe blanche et mauve qui recouvrait la table.

- Et si tu me racontais tout depuis le début ? proposai-je.

Une myriade d'émotions se lisait dans son regard. Il hésitait encore à me parler de ce qui avait bien failli déchirer sa famille pendant dix années. Je le comprenais. Je savais qu'il aurait beaucoup de mal à me faire confiance et que pour l'instant, il devait sûrement avoir l'impression de trahir Jamie et Peggy mais en même temps, il n'avait pas le choix. J'avais souligné une incohérence et même deux dans ses certitudes et pour pouvoir les étudier en profondeur, il fallait qu'on mette nos connaissances en commun.

- Ok, capitulai-je, on va fonctionner comme ça : je vais te poser des questions et tu seras libre d'y répondre ou pas, d'accord ? Tu m'as déjà dit l'essentiel mais je voudrais qu'on vienne un peu plus en détails sur certaines choses, tu veux bien ?

Il se mura encore dans son mutisme irritant mais je ne me démontai pas pour autant.

- Est-ce que son... mal a commencé dès que j'ai déménagé ?

Aucune réponse.

- Qu'est-ce que les médecins vous ont dit concrètement ?

Toujours aucune réponse. Heureusement que la serveuse revint avec nos commandes avant que je ne lui arrache les yeux. Je lui murmurai un « merci » auquel elle répondit par un sourire lorsqu'elle déposa nos tasses respectives et elle repartit, nous laissant dans cette conversation à sens unique.

Je portai la tasse à mes lèvres en me traitant mentalement d'idiote pour avoir dit à Mickey de s'en aller. Chase lui avait parlé presque spontanément alors qu'avec moi il faisait comme si il avait fait vœu de silence. Bon, je l'ai voulu, je l'ai obtenu. Maintenant, c'était à moi de lui tirer les vers du nez, peu importe les moyens.

Je reposai ma tasse et ramenai mon regard vers lui. Je l'observai porter sa tasse à ses lèvres minces. Je notai qu'une fine moustache bordait la lèvre supérieure. Ça le vieillissait un peu. Puis, ça fit tilt dans ma tête ! Jamie... quel âge avait-il ? Si je me souvenais bien nous devions avoir deux ans d'écart... comment était-ce possible ?

- Dis-moi, tu as repiqué des classes ?

Je notai qu'au moment d'ingurgiter une autre gorgé du breuvage, il stoppa net et plongea ses iris dans les miens. Avais-je enfin capté son attention ? Je décidai de continuer sur ma lancée.

- Jamie et toi êtes des frères jumeaux. Donc vous êtes censés avoir déjà dix-neuf ans cette année et on se retrouve dans la même classe alors que je me souviens bien que Jamie était deux classes au dessus de la mienne dans ma première école primaire.

Je me mis à parcourir de l'index les bords de ma tasse.

- Je comprends qu'avec... tout ce qu'il lui est arrivé, la scolarité de Jamie en a pâti, mais et la tienne ? Que s'est-il passé ?

Il se redressa sur son siège tout en serrant sa tasse des deux mains.

- Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas. Pourquoi ce n'est que maintenant que j'apprends que Jamie a un frère ? Pourquoi ne m'en avait-il jamais parlé ? Où étais-tu avant que je ne déménage ? Tu es son frère, non ? Son vrai frère, alors...

- Alors quoi ?

Hourra ! Il avait fini par parler ! Je ne laissai pas ressortir ma joie néanmoins.

- Tu n'étais pas là quand j'ai déménagé. Comment as-tu pu être au courant de tout ce qui s'est passé ? Pourquoi n'étais-tu pas présent ? Quand es-tu entré dans sa vie ?

- C'est compliqué...

- Quoi ? Plus compliqué que la situation actuelle ?

- Ok, tu préfères que je dise que ça ne te regarde pas ?

- Tu te rends bien compte que je ne sais rien de vous ni de ce qui s'est passé dans votre petite famille pendant dix ans ? Tu crois que vous pouvez vous ramener comme une fleur et m'accuser de tout et de n'importe quoi et que je vais accepter ça comme on accepte un « bonjour » ? Tout me regarde parce que c'est vous qui avez des choses à prouver, pas moi ! Alors tu devrais arrêter de te comporter comme un connard pour une fois et mettre ton égo surdimensionné de côté pour qu'on puisse trouver une solution à tout ça ! C'est pour ça que tu es venu, non ? C'est pour ça que tu voulais qu'on discute, non ?

Un rire rauque sortit de sa bouche tandis qu'il se laissait aller sur sa chaise. J'avais déjà mal au crâne. Je ne comprenais pas ce gars et il ne faisait rien pour me faciliter la tâche, bien au contraire. C'était vraiment un félin, imprévisible et retors à souhait. Il passa une main dans ses cheveux, dégageant son front.

- Ah, ne me fais pas rire, s'il te plait. L'attitude de harpie en colère ne te va pas du tout, finit-il par lâcher en reprenant une gorgée de son café.

Je me sentis rougir de colère. J'essayai d'avoir une conversation censée avec lui et il ne trouvait pas mieux que de me traiter de harpie.

- Quoi ? Tu es à bout ? Tu veux rentrer chez toi ? Bon, reprit-il avec un air un tantinet plus sérieux, je pense que je t'ai assez fait tourner en bourrique.

- Sérieusement ? C'est ça ton problème actuel ? Me faire tourner en bourrique ? m'exclamai-je un peu plus fort. Je ne sais même pas si tu es juste un énorme enfoiré ou si tu es tout simplement stupide !

Il haussa un sourcil en haussant les épaules.

- A toi de voir. Entre-temps, tu veux toujours entendre mon histoire ou bien ?

Je me massai l'arête du nez, essayant tant bien que mal de reprendre mon calme.

- Je t'écoute. Mais ce serait bien que tu fasses un peu vite vu le temps que tu nous as fait perdre. Je ne pourrai pas rester dehors bien longtemps.

- Qu'est-ce que tu veux savoir ? se contenta-t-il de répondre.

- Tout ce que tu sais.

- Ça ne changera pas beaucoup de ce que je t'ai dit la dernière fois.

- Tant pis. Je veux l'entendre. Avec les détails, s'il te plait.

- Ok. Bon, je suis venu vivre avec ma mère et Jamie lorsque j'ai eu onze ans.

- Où est-ce que tu étais avant ?

- Ça ne te regarde pas. Et ce serait sympa que tu ne m'interrompes plus. Je continue. A ce moment, Jamie souffrait déjà depuis plusieurs mois suite à ton départ. Je n'étais qu'un enfant, je ne comprenais pas tout mais une chose était sûre, mon frère allait mal. Inutile d'être un génie pour le réaliser. Il ne mangeait pas bien, ne dormait pas bien non plus, ne sortait plus. A onze ans, il ressemblait plus à un drogué en manque de sa dose quotidienne que n'importe quel toxico.

Je ravalai ma salive à la comparaison entre moi et une quelconque drogue dure.

- Il parlait à une représentation de toi imaginaire, continua-t-il avec un sourire triste, et te cherchait à travers le visage de tout le monde. Nous ne comprenions pas ce qui se passait. Et puis quelques mois encore après, sa santé physique et mentale s'étaient tellement dégradées qu'il fut clair que l'intervention d'un spécialiste était nécessaire. C'est là que le diagnostic est tombé. Tu étais la cause de tout. Et étrangement, c'est là que ses crises s'intensifièrent.

Dehors, la nuit commençait à tomber mais je n'en avais cure.

- A ce moment, maman brûla toutes les photos de toi qu'elle avait pu trouver, mais ça ne changeait rien. Parfois, il arrivait à Jamie de chercher quelque chose et l'instant d'après de l'oublier, puis ce fut au tour des choses qu'il connaissait, puis ça alla finalement jusqu'à ce que moi et notre mère sortions de son esprit. Il ne restait plus que toi dans sa tête, toi et toujours toi. De grands psychiatres n'y purent rien. Maman dépensait des fortunes en traitement sans que rien ne marche. Je te passe ces moments un peu... bref... Un jour cependant, au retour d'une consultation avec un nouveau psy, Jamie revint changé. Il était... une coquille vide. Il avait tout oublié, tout ce qui le concernait jusqu'à ses douze ans. Ce fut son ultime crise. Le médecin, n'avait rien pu faire à part nous conseiller d'en profiter pour essayer de tout reprendre à zéro avec lui. C'est ce que nous avons fait et puis voilà, termina-t-il en faisant un petit geste impuissant des mains.

- Alors Jamie a vécu ces sept dernières années sans avoir aucun souvenir de son enfance ? Mais, je pensais que c'est seulement moi qu'il avait oubliée.

- Non, il avait tout oublié. Mais c'était ce qu'on aurait pu espérer de mieux pour lui. Nous avons décidé de tout reprendre à zéro et de tous apprendre à nous connaître. Nous avons quitté la vieille maison de ses souvenirs pour nous installer ailleurs, histoire de bien nous éloigner de tout ça.

- Alors, pourquoi être revenus ?

- Le boulot de notre mère. Elle a reçu une promotion qui lui donnait la possibilité de changer d'air alors, elle s'est décidée mais jamais l'on n'aurait cru...

- Que je serai là, c'est ça ?

- Et encore moins que l'on t'aurait pour voisine. Question coïncidence là, mère nature abuse un peu, tu vois.

- On en revient donc à la question de la lettre. Elle implique deux choses : d'une, il savait que vous emménageriez ici et de l'autre, il aurait peut-être retrouvé la mémoire suffisamment longtemps pour...

Chase secoua la tête lentement.

- Je ne crois pas. Sinon, ma mère ou moi nous en serions aperçu, non ?

- Peut-être que justement, il ne voulait pas que vous le sachiez, avançai-je.

Chase se massa la paume des mains, l'air de réfléchir intensément.

- Je ne trouve aucune explication logique à tout ça.

- Et bien ce sera l'une des énigmes à résoudre. Maintenant, j'ai une autre question pour toi. C'est quoi cette histoire comme quoi j'aurais refusé de vous aider ? Ça ressemble tellement à une mauvaise blague que je ne sais quoi penser.

A l'évocation de ce qu'il m'a dit la veille, la mâchoire de Chase se crispa légèrement.

- Chase, regarde-moi, l'exhortai-je. Mickey m'a dit tout à l'heure que tu étais loin d'être stupide et je partage son avis. Tu me crois vraiment capable de refuser d'aider Jamie ? Sinon, pourquoi je ferai tout ça maintenant, presque dix ans plus tard ?

- Qu'est-ce que j'en sais ? Le remord ?

- Et puis je n'avais que sept ans lorsque tout ça est arrivé. Si ma mère en avait été avertie, c'est clair qu'elle serait intervenue. Elle aimait Jamie comme si c'était son propre fils. Alors, je peux te garantir que nous n'étions au courant de rien. Nous avons déménagé il y a dix ans et nous n'avons pas bougé depuis. N'importe qui aurait pu nous trouver. Ou alors, je ne sais pas moi, les lettres se sont perdues à la poste, le réseau internet et mobile était saturé.

- Peut-être, mais...

Sans que je ne comprenne pourquoi, je vis Chase se ronger l'ongle du pouce. Il semblait perturbé et était encore plus pâle que d'habitude.

- Qu'est-ce qu'il y a ? A quoi tu penses ? Tu te rappelles de quelque chose ?

- Hein ? Non, c'est juste que...

- Quoi ? Accouche !

- Je ne comprends pas... Elle m'aurait menti ? Non...

- Qui t'aurait menti ?

Il continua à faire comme si je n'existais pas, marmonnant des paroles inintelligibles. Je pris mon courage à deux mains pour poser ma main sur la sienne, celle dont l'ongle du pouce était déjà grignoté jusqu'à la limite. Il leva ses yeux vers moi. Je n'y lus que de l'incompréhension.

- De qui tu parles ?

- Aucune importance. Je pense que tu devrais rentrer chez toi. Minuit à déjà sonné pour certaines princesses, déclara-t-il en se levant prestement.

Le temps de ramasser mon manteau, mon bonnet et mon portefeuille, il était déjà dehors. Je fouillai frénétiquement dans mon portefeuille pour payer l'addition lorsque je me rendis compte qu'il avait laissé de l'argent pour deux. Je m'élançai à sa poursuite.

À Suivre...

©Tous Droits Réservés

____________________________________

Au prochain chapitre: Qui aurait donc menti à Chase? Dans tous les cas, June a mis à jour des éléments nouveau pour permettre de démêler l'affaire et rendre les souvenirs de Jamie mais Chase semble préférer la situation actuelle. Entre le Jamie de maintenant et le Jamie d'avant lequel choisira June?

*******************

Hello! Nous voilà à nouveau pour la suite de "Souvenirs, Souvenirs". Que pensez-vous de ce chapitre? J'ai l'impression que ca devient de plus en plus intéressant (et ce n'est pas parce que je suis l'auteure que je le dis 😅). Donnez vos ressentis en commentaire. À bientôt pour le prochain chapitre.