Je vérifie mon téléphone professionnel et constate avoir raté deux appels d'urgence, la nuit dernière. Perdu dans mes pensées maussades, je parviens à peine à m'en vouloir de ne pas avoir été disponible. Il faudra que je trouve une excuse plausible pour justifier mon absence à Heverlee, je n'ai toutefois pas la tête à ça.

Embrassé par la douceur d'un plaid en laine, j'apprécie le calme du jardin d'hiver à sa juste valeur. Plus j'y repense, mieux je comprends que Yu-Han ait toujours mal interprété ma proximité avec Abigaïl. En parlant du loup, on en voit la queue - que c'est cocasse. Mon époux accapare toute mon attention lorsqu'il franchit le pas de la porte. Il m'adresse un infime sourire quand nos regards se croisent. Rien à voir avec ceux dont il me gratifiait allègrement, hier encore. Je saisis la tasse fumante qu'il me tend et hume machinalement ce parfum relaxant.

- Thé au ginseng avec une pointe de miel, je soupire les yeux clos.

- Ton préféré.

Bien que Yu-Han tente de faire bonne figure, tout ce que je vois maintenant est sa morosité. Mais le fait qu'il se rappelle ce détail me réchauffe le cœur.

Le ginseng, plante d'origine asiatique, est connu pour ses vertus antistress et tonifiantes. Cela me fera le plus grand bien. En dégustant la boisson chaude, je me rabâche combien je suis soulagé à l'idée que Yhan soit guéri de son amnésie. Mais les choses sont loin d'être rentrées dans l'ordre. Il s'assoit lentement à mes côtés, sans plus tenter de contacts physiques.

Nous avons maintenu nos distances, suite à notre dispute, de même qu'une ambiance assez taciturne. Probablement par nécessité de digérer tout ce qui a été dit.

Dans mon tourment, je n'ai pris en compte que ma souffrance et le fait qu'elle soit causée par son absence. J'ai occulté les traumatismes que Yu-Han a lui-même vécus de son côté. Quand je pense aux affres de ce qu'il a été forcé de faire, il se racle la gorge. Je quitte à nouveau mes songes chaotiques pour me concentrer sur lui. Il ne porte sans doute ce sweat-shirt que pour soustraire ses blessures à mon regard. Ça semble logique, vu qu'il n'a pas une seule fois frissonné de froid en étant nu par une température négative.

- Je suis désolé d'avoir réagi de façon aussi intense sous la douche. Tu te sens mieux ?

Je me contente d'opiner.

- Mon amour, reprend-il, je sais bien que tu ne voulais que des réponses à tes innombrables questions. Mais la plupart sont obscures, je tenais à ce que tu sois dans de bonnes conditions pour les recevoir.

- Tu as donc pensé qu'un rapport sexuel aiderait ? l'acculé-je d'un ton grognon.

Sans surprise, Yu-Han s'empourpre.

- Non, ce n'était pas... Enfin, c'est à cause de la période incandescente. Ta proximité embrouille quelque peu mes priorités. Évidemment, tu n'y es pour rien, s'empresse-t-il d'ajouter. C'est juste un des nombreux effets indésirables de ce que je suis, à présent.

- D'accord. Alors explique-moi, qu'es-tu devenu et comment ? Rage et toi m'avez mordu. Vais-je aussi me transformer ?

Je ne parviens peut-être pas à masquer mon inquiétude. Yhan frictionne gentiment mon épaule.

- Non, à ma connaissance, ce n'est qu'un mythe. Une morsure de lycan ne change pas un humain en loup, ni en loup-garou, cela requiert un rituel très spécifique. Haschn se qualifiait d'ancien. Il en gardait le secret, mais le rite implique l'usage de sang, de peau et d'un crâne de l'animal. Puis il baragouinait des incantations et peignait des symboles bizarres, dont lui seul comprenait la signification.

Cette fois, cela doit être mon scepticisme qui perce à travers mes iris.

- Ça sonne farfelu, je sais, m'assure Yhan. Mais c'est ce qu'Allie et moi avons subi sous la contrainte. True a été enlevée alors qu'elle n'avait que deux ans. Elle considérait véritablement le couple alpha comme ses parents et protecteurs, d'où la raison pour laquelle elle a participé de façon volontaire au rituel lui étant destiné, cette année. Tout comme Rage et Faith, à la fin de leur adolescence.

Je fronce légèrement des sourcils.

- Faith ? Qui est-ce ?

- Ma première promise, celle qui m'a choisi le soir de notre agression. L'enlèvement d'Allie a mal tourné et elle est morte la nuit suivant le mien.

Après quelques secondes de réflexion, je me remémore cette jeune femme châtain clair Elle accompagnait le couple et la fillette lors de notre agression. C'était elle qui avait désigné Yu-Han sur le parking. J'ai naturellement déduit qu'il s'agissait de la dénommée Allie, vu que le nombre de protagonistes correspondait.

- OK, attends... Comment est-ce arrivé ? Je croyais que les loups-garous ne craignaient que l'argent. Ou ça aussi est-ce...

- Un mythe ? Peut-être bien. Nous avons de bonnes capacités régénératrices et une longévité inouïe en conditions normales. Mais argent ou pas, l'issue d'une blessure trop grave peut-être mortelle. Durant leur fuite, Faith s'est fait tirer dessus à plusieurs reprises par un policier en civil.

- Quelle tristesse, lâché-je avec cynisme. Alors, que je comprenne bien : Rage a choisi Allie comme partenaire et cette Faith t'avait choisi. Mais elle est morte, alors l'Alpha, Haschn, a décidé trois ans plus tard de te lier à True, la petite dernière.

- Oui.

- Mais, pourquoi Rage et Faith ne se sont pas simplement mis ensemble ? Ça aurait simplifié les choses. Et puis, étaient-ce leurs vrais prénoms ou des pseudonymes ? Comme toi avec Delta.

- Nous avons tous été renommés par Haschn, j'étais le quatrième d'où ce choix. Les deux autres étaient frères et sœurs, nommés selon un trait de caractère.

- Oh.

- Ouais... Haschn rêvait d'avoir une meute puissante ; Mary, de fonder une famille avec lui - malgré le fait qu'il l'ait aussi arrachée à la sienne. Mais ils n'ont jamais pu concevoir d'enfants. C'est la raison pour laquelle ils ont enlevé la fratrie, Faith était l'aînée. Les deux ont été éduqués à l'écart de toute civilisation, avec les lois de la meute comme uniques règles. Ce qui les a conditionné à rester sous les ordres d'Haschn après leur rituel de transformation.

- Mais toi non ?

- Non, souffle-t-il. N'ayant aucune envie de devenir des leurs, j'ai été difficile à gérer dès les premiers mois. J'ai tenté de m'échapper à plusieurs reprises, sans succès. Ils me retrouvaient en quelques heures et me rouaient de coups. Assez selon eux pour me dissuader de recommencer, mais je n'ai pas cessé d'essayer. Jusqu'à ce que, n'ayant plus d'autres recours, ils m'attachent avec des chaînes au cou comme un chien. Plus je tirais, plus l'étreinte du métal se resserrait. Et les soirs de p.l, enfin de pleine lune, ils se relayaient par deux pour me garder sous contrôle. Ça a duré quatre mois, durant lesquels... Mh. Disons... que j'ai fini par comprendre devoir entrer dans le moule. Du moins le prétendre, pour avoir une chance infime de regagner ma liberté de mouvements.

Yu-Han a le regard perdu dans le vague. Nul doute qu'il revit ses mois de séquestration. Son récit me fait frémir. Il doit ressentir mon mal aise car ses yeux éteints reviennent à moi.

- Ne t'en fais pas, tout cela est passé. Après la première année, Haschn m'a fait assez confiance pour me laisser sous la surveillance de Rage. Ils se considéraient vraiment comme une famille et m'y ont intégré. J'ai pu regagner des forces et un semblant de dignité. Les années suivantes, nous sommes devenus nomades et étions autorisés à nous rendre librement dans les différentes villes par lesquelles nous avons transité. Je ne te cache pas avoir eu avec eux des moments complices, Allie et True sont des filles sympas, Rage n'était pas toujours un gros con et le couple alpha paraissait aimer sincèrement ses enfants ''adoptifs''... Je me suis aligné autant que possible à ce mode de vie, jusqu'à trouver le bon moment pour m'échapper. J'ai ensuite masqué mon odeur pour qu'ils ne puissent pas me pister, puis séjourné dans différentes villes afin d'être sûr de ne pas les conduire jusqu'à toi... J'ignore encore comment ils y sont parvenus, plusieurs mois après mon départ.

- C'est possible que ton retour ait aussi été relayé par un média américain.

- Possible, oui. Mais en pleine Incandescence, leur priorité aurait dû être l'accouplement.

Qu'il emploie ce terme me surprend hautement. Tracassé par son constat, il ne s'en rend même pas compte. Son incrédulité sous-entend que cette période est véritablement destinée qu'à copuler sans que rien d'autre n'ait d'importance. J'en reste assez perplexe.

- Peux-tu m'expliquer ce que c'est ? Enfin, j'ai compris l'essentiel. Mais quand cela a-t-il commencé et quand ça s'arrête-t-il ?

Yhan esquisse un sourire sans joie.

- Tu en a déjà assez, que je te saute dessus ?

- Oui et non, soufflé-je. Faire l'amour plusieurs fois par jour est affriolant au début mais devient vite usant. Et je choisis ce mot avec clairvoyance.

- Tu m'en vois désolé, lâche-t-il dans un bref rire. Pour répondre à ta question, les douze jours incandescents commencent la nuit du solstice d'hiver.

- Douze jours ? m'exclamé-je sans pouvoir le contrôler, ce qui amuse quelque peu mon mari.

Perdu dans mes pensées, je calcule rapidement les dates. Le solstice de cette année était le vingt et un décembre. C'est le jour où nous sommes partis au centre commercial avec ma mère et Abigail. C'est aussi à cette occasion que Yhan et moi avons échangé notre premier baiser depuis son retour. Était-ce uniquement à cause du solstice ?

Il perçoit mon trouble, mais l'interprète de manière erronée.

- Ne t'inquiète pas, Raise. Il semble que je puisse tenir environ quarante-huit heures entre chaque rapport avant de ressentir les effets du manque.

- Du manque... De sexe ?

- Mh, c'est un peu plus complexe. Mon cycle biologique me pousse à la reproduction, mon corps doit donc ressentir des stimuli dans ce sens. Avec mon amnésie, nous avons logiquement pensé que j'étais malade mais la fièvre, les maux de tête, tremblements, sont les effets du manque de sécrétion des hormones libérées durant le sexe ou l'orgasme. On dit alors que ce sont les symptômes d'une Incandescence non concrétisée. Aller contre ce cycle en réprimant le besoin de trouver un partenaire peut d'ailleurs devenir très douloureux.

- Oh...

C'était donc ça. Yhan n'a été gravement indisposé que lorsque nous avons décidé de ralentir le rythme de nos ébats. Hier soir, notre rapprochement aura suffi à ce qu'il aille mieux. En tout cas, la première partie de la nuit.

Je reprends, sourcils froncés :

- J'ai pensé que ton mal était causé par la pleine lune, cette nuit.

- Partiellement, oui, souffle-t-il en remontant nonchalamment un pied sur le fauteuil. Outre les effets des Douzes, je suis soumis au cycle de la Lune terrestre tant que je n'ai pas établi un lien de sang avec ma moitié. La Lune terrestre domine alors mes instincts et me pousse à me transformer à chacune de ses phases pleines. Hier, je ne savais pas du tout ce qui m'arrivait. J'ai tenté de résister mais n'ai pas eu le choix. La transformation a lieu de gré ou de force ces soirs-là et dure parfois jusqu'au petit matin.

- OK. Et que se passe-t-il une fois que tu t'es changé en loup ? Est-ce que blesser des gens est... inévitable ?

- Non. Non, et je ne m'excuserai jamais assez de t'avoir bousculé. Je me suis réveillé d'un cauchemar alors que ton ascendant était en train de remplacer celui de la Lune terrestre, j'ai été désorienté. Je me suis rendu compte que je t'avais fait du mal, que je devenais une créature monstrueuse, alors j'ai choisi de m'en aller pour t'épargner.

- Yhan...

- Je sais. Ton intention n'était pas de me rejeter, toi aussi tu étais effrayé. Je le comprends. Tu m'as demandé à plusieurs reprises à quel moment j'ai retrouvé la mémoire, eh bien c'était juste après cette transformation. J'ai levé la tête vers toi et me suis rappelé avoir quitté la meute pour toi, être rentré à la maison, t'avoir vu avec Abigaïl, puis être renversé par ce pauvre homme ; ce qui était totalement de ma faute. J'avais le cœur brisé, je n'ai pas prêté attention à mon environnement jusqu'à ce qu'il soit trop tard... La suite, on la connaît tous les deux. Je me suis réveillé à l'hôpital sans plus aucun souvenir de notre vie commune, encore moins de mon enlèvement et la tragédie en découlant. J'avais déjà tellement souffert que-

- Ton subconscient t'a préservé de douleurs supplémentaires, nous offrant par la même occasion une nouvelle chance.

Yu-Han opine, sujet à un trop-plein d'émotions. Je laisse filtrer un léger soupir et me décale pour poser ma tasse au sol. Revenant à lui, je saisis ses mains dans les miennes.

- Toi et moi sommes liés à vie, mon cœur. Tu es... mon Charnel ? hasardé-je.

- Et toi ma Lune Charnelle, acquiesce-t-il avec un sourire apaisé. Si tu étais lycan, je serais aussi ta Lune.

- Qu'est-ce que cela implique au juste ?

- Mh, ça veut dire que la Lune terrestre n'aura plus autant d'effet sur moi. Tu deviens un point d'ancrage et ton ascendant remplace le sien. Je serais peut-être un peu caractériel, mais plus forcé de me transformer contre mon gré à chaque pleine lune. Par contre, des émotions trop violentes de ta part feront écho en moi, comme tu as pu le constater, et pourraient dans le pire des cas déclencher une mutation. C'est bilatéral. Nous agissons à présent comme des miroirs. Reliés par un lien éternel indéfectible, peu importe la distance.

- Et... Sommes-nous maintenant liés parce qu'on a couché ensemble ?

- Nous le sommes car nous avons mutuellement choisi d'être ensemble.

Dégageant une de ses mains, il touche la morsure qu'il a apposée sur ma peau du bout des doigts.

- On peut forcer un lycan à en marquer un autre ; c'est ce qui s'est passé pour Allie avec Rage, aussi ce que Haschn comptait m'imposer avec True. Mais alors, ces liens sont altérés et superficiels, empreints de ressentiments, de beaucoup de négativité et d'agressivité, alors même que l'un éprouve l'impression d'un besoin vital d'être avec l'autre... Notre lien charnel est profond parce qu'on s'aime de manière sincère. Le solstice déclenche simplement des pulsions sexuelles et le besoin irrépressible de trouver un partenaire pour les satisfaire. C'est effectivement la période pendant laquelle la plupart des liens éternels se forment, mais deux individus peuvent parfaitement choisir de coucher sans se dévouer. Ce sont alors une, ou plusieurs unions éphémères qui ne durent que le temps des Douzes.

- Ah...

Ma poitrine se comprime à cette idée, mais je dois savoir.

- As-tu eu des liens éphémères, durant ton absence ?