Chapitre 8 🎑 « Lourdes représailles. »
Fébrile, bras accrochés aux épaules de Yu-Han et visage enfouit dans son cou, je refuse de laisser la fatigue m'emporter. Ces images horribles risquent de s’imposer derrière mes paupières closes. Déjà, même sans fermer les yeux, je ne parviens pas à détourner mon esprit de ce carnage et des questions qu'il soulève.
Dès que je me ressaisis assez, je commence à murmurer ces interrogations :
— Comment ont-ils bien pu nous retrouver ? Est-ce que… les liens d'une meute sont semblables au nôtre ?
Yhan fait la sourde oreille ; le fait d'avoir laissé ses appareils à la maison n'y est pas pour grand-chose. Lui qui m’a porté une bonne partie du trajet décide soudainement de me reposer au sol.
— Je préfère me transformer à partir d'ici, histoire de m’assurer qu'Allie et True ne nous pistent pas jusqu’à la maison.
Une piètre excuse. Reprendre sa forme animale tient plus de la volonté d’annihiler toute possibilité de dialogue plutôt que celle d’assurer notre sécurité. J’opine pourtant lorsqu'il me demande si je me sens capable de marcher. Au petit matin, mon époux et moi regagnons enfin notre demeure sous une bruine légère. Je trouve d’ailleurs surprenant que mon corps endolori ait réussi à se traîner jusqu’ici. J’ignore ce que ça fait de passer au rouleau compresseur, mais mon état doit s’en rapprocher.
M’ayant suivi à la trace, Yu-Han se précipite à l'intérieur au moment même où j'ouvre la porte. J'aurais pensé qu'il le ferait sur deux jambes ! Il frôle une des miennes à toute vitesse et dérape sur le parquet en tentant de modérer son allure. Une fois stabilisé, le loup s'ébroue pour ôter les flocons de neige infiltrés dans sa fourrure.
Sa fourrure… Mon mari est un loup. Ou du moins, il a mystérieusement acquis la faculté de s'approprier l'apparence et les caractéristiques de l'animal. Je répète ces faits mentalement sans être plus avancé sur sa condition que la veille. J'ai craint qu'il se transforme en une bête féroce incontrôlable sous la douche. Finalement, sa férocité n’aura été forcée de se dévoiler qu’à cause de ses ravisseurs.
Je referme la porte en soupirant. Yu-Han se sent désemparé par la situation, aussi bien que sous le poids de mes tergiversations silencieuses. Il est encore loin d'être prêt à aborder le sujet. Pourtant, j'ai besoin de ses réponses. Maintenant que nous sommes rentrés, il ne peut plus fuir en restant sous l'aspect du loup. S'il s'y entête tout de même, eh bien, il dormira en boule devant la porte !
Les cliquetis de ses griffes au sol ont dû attirer Ronin, qui déboule à toute vitesse du séjour. Il s'arrête abruptement dès que ses yeux ciblent Yhan. En retour, ce dernier le fixe d’un regard intense, les oreilles légèrement en arrière.
Bon sang… Mon rythme cardiaque s'accélère à l'idée qu'ils décident de s'étriper ! N'en finirons-nous donc jamais de ces situations aussi dangereuses qu'incongrues ?
Avant même que je pense à m’interposer, Ronin est aux côtés de Yu-Han. Il renifle avec précaution cet autre canidé, qu'il ignore sans doute être son maître. À mon grand soulagement, celui-ci se laisse faire. Au bout d’interminables minutes d’angoisse de mon côté, l'air se condense bizarrement autour de l'animal sauvage. Sa forme devient trouble. Un souffle de soulagement s'échappe de mes lèvres lorsque le loup laisse enfin place à l'homme. Yu-Han reste accroupi, nu et couvert de sang séché par-dessus ses blessures. Une de ses mains se pose sur la tête de Ronin, qu'il cajole et accueille ensuite dans ses bras avec un rire très bref.
En voyant que notre toutou lui fait la fête, toute ma tension s’affaisse. Je dois m'appuyer contre la porte d'entrée, qui me permet de glisser jusqu’au sol au lieu de m’y écrouler.
— Dieu merci, me réjouis-je.
— Dieu n'existe pas, rétorque Yhan.
Interloqué par la dureté de sa voix, je relève la tête pour me rendre compte qu'il me fixe. Le ressentiment soulevé par ma phase, pourtant anodine, m'indique ce que pense certainement mon époux. À savoir que si le Tout-Puissant veillait sur nous, jamais il ne l'aurait abandonné à son propre sort.
Je décèle tant de peine dans ses yeux, ils renvoient à présent un éclat bien terne.
Même à son retour, l'ombre dans les prunelles perdues de Yu-Han n'était pas si sombre. Au fil des semaines passées à mes côtés, il avait retrouvé une certaine joie de vivre que je ne trouve plus dans ses traits. Néanmoins, est-ce si surprenant après les évènements de ces dernières heures ?
Il l'avait prédit, débloquer ses souvenirs nous ferait du mal. À tous les deux. Mais... Comment aurais-je pu imaginer que cela signifierait une chute aux Enfers ?
Se rendant peut-être compte de sa rudesse, Yhan se redresse et occulte son constat en reprenant d'un ton plus doux :
— Que je marche sur quatre pattes ou deux, Ronin n'a aucun mal à me reconnaître. Mon odeur reste la même pour lui.
— Oh...
C'est tout ce que je peux formuler. Yu-Han continue de me dévisager. Je ne sais ce qu’il attend de moi mais, puisqu'il est à présent disposé à parlementer, il va me révéler absolument tout ce qui s'est passé depuis le jour atroce de son enlèvement !
Grimaçant de douleur, je m'efforce de me relever.
— Maintenant raconte-moi. Comment-
— Pas encore, amour, m'interrompt-il en venant m'aider à me mettre debout. Nous devrions d'abord nous doucher.
Son regard paraît aussi profond que préoccupé. Le bras autour de ma taille, il continue d'une voix douce :
— Veux-tu encore de moi à tes côtés ?
— Quoi ?
Mes yeux se perdent dans ses iris incertains. J'ai du mal à donner un sens intelligible à sa question. À présent tête baissée, il bafouille.
— J-Je comprendrais… que tu me craignes. Que tu souhaites prendre tes distances. Si c'est le cas…
— Non !
Je saisis son visage en coupe et le relève.
— Non, Yu-Han. Je... Je voudrais juste des explications, des réponses à mes questions.
— Et tu les auras, mon cœur. Une fois que nous serons lavés de cette nuit déplorable.
Le silence pesant qu’il laisse planer me supplie d'être encore un peu patient. Il est vrai que nous sommes dans de sales états. Nous ne pouvons pas juste nous asseoir sur un fauteuil et aborder tous les détails de ces trois années d'absence. J'amorce alors un imperceptible hochement de tête.
Yu-Han se pince les lèvres. Lentement, il m'attire avec lui et nous entamons l'ascension des escaliers, Ronin sur nos talons. La fripouille se voit néanmoins refuser le droit d'entrée dans la salle de bains. Après avoir fermé la porte, mon époux m'aide à me dévêtir. De petites moues de souffrance déforment mon visage. Entre engourdissement, bleus et blessures en tous genres, je ne sais ce qui me fait le plus mal… Peut-être est-ce bien le fait que mon mari ait dû tuer pour nous préserver.
Je ravale le flot d'amertume remontant dans mes entrailles. Il est étrange de sentir toutes ces émotions se débattre en moi, à intensité égale, et tout de même savoir lesquelles sont les siennes. Yhan s'en veut. Il s'en veut énormément et cela n'a que peu à voir avec le sang de ses ennemis ; il porte dorénavant le poids de ses souvenirs.
Devant le lavabo, il se débarbouille les doigts puis désinfecte et panse ma morsure à l’épaule, avant de la couvrir d'un film plastique. Ses gestes sont doux, maîtrisés. Pour autant, les circonstances de cette plaie s’imposent vivement à moi. Je revois les yeux enflammés de Rage, sens ses doigts autour de ma gorge et...
— Raise, mon amour, ce cauchemar est terminé.
La voix de mon bien-aimé me sort de mes songes.
— Il ne l'est pas, chuchoté-je.
Cette nuit restera sans doute gravée en nous, à tout jamais.
Mes yeux, certainement troublés, se posent dans les siens. Yhan lève la main jusqu'à mon visage et caresse affectueusement ma joue douloureuse.
— C'était très courageux de ta part de m'aider à les affronter, je n'aurai pas eu l'ombre d'une chance sans toi. Mais, j'ai failli à ma mission de toujours te protéger. Je t'assure que ça n'arrivera plus. Plus personne ne te fera de mal.
Cette promesse serre son cœur, autant que le mien. Qu'arrivera-t-il à la prochaine personne ayant le malheur de me mettre en danger ?
Censurant mes pensées, j'inspire en profondeur et expire avec lenteur afin de me calmer. Ses lèvres se posent sur mon front dans un baiser délicat, puis il m'entraîne jusqu'à la douche.
— Ai-je besoin d'une injection d'antirabique ? m’enquiers-je inopinément tandis que Yu-Han règle la température de l'eau.
Il hausse un sourcil interrogateur. Je désigne alors ma morsure à l’épaule d'un geste du menton.
— Ah, non. Compte tenu de son schéma comportemental, Rage portait bien son pseudonyme. Cela dit, il n'était atteint d'aucune infection, me rassure-t-il en s'emparant du gel douche avec un calme déconcertant.
L'odeur gourmande de la noix de macadamia embaume l'air chaud qui nous entoure. Mon mari se charge de faire mousser nos corps, je m'efforce de ne pas me focaliser sur les sillons de sang et de terre tournoyant jusqu'à nos pieds.
— Comment peux-tu en être sûr ?
S'appliquant à nous décrasser sans jamais croiser mon regard, il soupire :
— Les Lycans ont un système immunitaire à toute épreuve. Même en y étant exposés directement, nous ne contractons aucun virus, ni infections ou autre.
— Des Lycans...
Drôle d'appellation. Et le fait qu'il s'inclut dans cette catégorie alors que tout le diffère des monstres qu’il a affrontés m'intrigue. Un doute ayant pour l'instant plus d'importance à mes yeux me tracasse toutefois.
— Alors, pourquoi as-tu été malade ce soir ? Et avant ça, il y a quelques jours ?
— C'étaient majoritairement les effets d'une Incandescence non concrétisée.
— Une Incandescence, répété-je encore.
Mon esprit embrumé se remémore Rage vomir ces mots :
« Fais-moi plaisir, résiste encore. Durant l'Incandescence, ça m'excite cent fois plus. »
Le regard dans le vague, je pose inconsciemment la main sur mon cou tuméfié. Mon attention revient rapidement à Yu-Han.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Pour faire simple, ça équivaut à notre période de chaleur, souffle-t-il du bout de ses lèvres rosées.
Bien que cette révélation me surprenne hautement, elle expliquerait son besoin récurrent de sexe ces derniers jours. Lorsque j'ouvre la bouche pour enquérir plus d'informations, Yu-Han me devance :
— S'il te plaît, patiente encore un peu. Je t'expliquerai tout une fois que nous serons dans un environnement plus adéquat. Je te le promets.
Sa main remplace la mienne sur mon cou. Plein d'une culpabilité étouffante, mon époux touche ma peau sensible d'une caresse volatile. Ses doigts courent ensuite jusqu’à mon épaule, sur laquelle il applique une très légère pression.
— Tourne-toi, je vais te laver le dos.
Sa voix mélodieuse cajole mes oreilles. Avant, nous avions cette habitude durant nos douches en amoureux. L'idée d'avoir enfin retrouvé mon Yu-Han me réchauffe le cœur. Je m'exécute sans discuter tant son toucher m'apaise. La douceur de ses doigts efface la sensation affreuse de ceux d’un autre homme, dont l'unique but était de me molester.
Je me rends compte que depuis le retour de Yhan, la dynamique de notre couple a indubitablement changé. Je me suis surpris à m'adapter à sa personnalité, elle a donné le ton à mon quotidien.
Par peur de le perdre une seconde fois, j'ai fermé les yeux sur son comportement et les phénomènes étranges l'entourant. La confiance que j’ai placée en lui était trop aveugle. Je le sais, mais il ne pouvait en être autrement. Et à présent que je ressens ses émotions comme si elles étaient les miennes, notre union atteint une amplitude plus profonde. De fait, lorsque son infinie reconnaissance coule dans mes veines, mêlée à son trop-plein de phéromones, mon humeur s'adoucit.
Évidemment, Yu-Han en a pleinement conscience. Il en profite. Ses lèvres papillonnent sur mon omoplate jusqu'à remonter sous mon oreille, tandis que ses bras addictifs enveloppent mon corps.
— Yhan... Non.
— Je t'aime tellement, mon itoshii, susurre-t-il en réponse à ma réticence.
Il pousse son nez à la naissance de mes cheveux pour humer mon odeur. Le shoot de désir le dopant irradie en réponse au creux de mes reins. Je devine sans mal que mon mari entend repousser le moment fatidique des explications autant qu'il le peut. Le meilleur moyen pour cela reste de détourner mon attention vers un besoin plus primaire. Un nœud épais se forme dans mon ventre.
Mon Yhan timide et fragile n'est plus. Il a disparu le jour de l'enlèvement et ne rentrera plus jamais à la maison. L'homme qui se tient derrière moi est capable de me manipuler, sans scrupule et avec une agilité déconcertante.
Même si son intention n'est pas néfaste, cette réalisation me remplit d’une fureur que Yu-Han est dorénavant capable d'encaisser. Je me retourne et repousse ses mains baladeuses d'un geste brusque.
— Ça suffit ! m'écrié-je sous son regard interloqué. Je ne me laisserais pas embobiner de cette façon, figure-toi. Cesse de repousser l'échéance ! Quand as-tu retrouvé la mémoire ? Et d'ailleurs... d'ailleurs, pourquoi es-tu resté trois foutues années avec ces dingues ? Tu aurais dû revenir à mes côtés !
— Raise... Je ne pouvais pas.
Je le sens sincère. Il me cache pourtant la vérité et son refus de transparence m'enrage d’autant plus.
— Mais tu l'as fait ! Trois putains d'années plus tard, tu es bel et bien revenu ! Alors pourquoi pas avant ? J'ai cru… Je me suis senti dépérir, jour après jour. Je suis resté en suspens, perdant petit à petit l'espoir d'un jour revoir ton visage. Je refusais de perdre espoir, mais je… J'ai fini par croire que tu étais mort. C'est ce que je croyais que l'officier More allait m'annoncer, le matin où la police m'a contacté pour signaler qu'on t'avait retrouvé. Imagines-tu la peine et le désespoir que j'ai pu éprouver ? Alors qu'au final, tu m'avais tout bonnement abandonné !
— Ce n'est pas le cas ! réfute-t-il vivement, avant de se reprendre. Tout n'est pas si simple.
— Simple ?
Je le dévisage, peut-être avec un zeste sous-jacent de dédain.
— Ça ne l'a pas été, Yhan. Imagine ce que j'ai ressenti en te perdant aussi violemment ! Sais-tu que j'ai passé des semaines dans le coma ? Et ensuite des mois en rééducation, sans savoir si j'allais un jour remarcher. C'est pourtant pour toi, que j'ai prié sans répit ! Afin que tout cela ne soit qu'un horrible cauchemar, afin que tu reviennes à mes côtés, et toi, tu-
— Et moi, j'ai été séquestré par un groupe de malades ! Je n'avais absolument aucune idée de ce qui allait advenir de moi au début, de toi encore moins. Je n'ai jamais eu le choix ! J'ai été impliqué dans leur rituel satanique dès la deuxième nuit. Après quoi, je me suis transformé en maudit loup sous la coupe d'un sorcier, un autoproclamé Alpha auquel il était interdit de désobéir sous peine de lourdes représailles... Haschn m'a juré que si jamais j'essayais de m'échapper pour te rejoindre, ils nous retrouveraient et te tueraient avant de te bouffer le cœur. Je ne savais même pas qu'ils t'avaient déjà grièvement blessé, mais tu les as rencontrés, ces charmants lurons, tu peux comprendre que j'ai pris cette menace on ne peut plus sérieusement.
J'ai la nausée. Pas uniquement à cause des mots de Yhan, mais en réceptionnant la haine et le désarroi que ma rage engendre chez lui. Mes émotions le frappent de plein fouet, les siennes s'y mêlent. Leur écho vertigineux me donne le tournis et me heurte en retour. Je pose la main sur la paroi de la douche pour me retenir de tanguer. Yu-Han me sécurise de son corps afin de m’aider à supporter le poids de notre lien. Il s'attelle à calmer son aigreur, pour en réduire les effets sur moi.
— Je suis resté loin de toi pour ton bien, Raise. Au-delà de tout le reste, j'étais devenu un animal avec des pulsions destructrices difficilement contrôlables. J'ai dû apprendre à me maîtriser, au bon milieu d'individus souhaitant voir le mal s'emparer de mon âme... Il a ensuite fallu que je gagne leur confiance. J’ai conçu un plan digne de Prison Break afin que nous soyons à nouveau réunis et, oui, tout ce périple m'a pris trois ans. Quand je suis enfin rentré, tu te trouvais en très bonne compagnie. Comme si je n'étais que de l'histoire ancienne. Comme si tu avais définitivement tourné cette page.
— De quoi parles-tu ? haleté-je, hébété.
La nausée s’envole, persiste un mal de crâne moyen et une douleur dans ma poitrine. Elle s'intensifie lorsque Yu-Han grogne un prénom :
— Abigaïl.
Tête baissée, yeux clos, je soupire en me pinçant l'arête du nez pour faire cesser mon inconfort. En vain, puisque la jalousie de mon mari en est la cause directe.
— Je t'ai déjà dit qu'il ne s'était absolument rien passé avec elle.
— Et je t'ai cru, parce qu'à ce moment-là ma mémoire me faisait défaut. Mais à présent je m'en souviens, Raise. Je me rappelle de ses mains posées sur toi, ce soir-là, et de son regard langoureux.
Mes yeux éberlués épousent à nouveau son visage, les flashs de cette soirée me reviennent
— Ce cri... C'était toi ?
— Oui, répond-il tristement.
Ahuri par sa révélation, je souffle d'une voix basse.
— Ça paraissait improbable.
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