Chapitre 6.2 🌕 « Lâcher prise. »

Lorsque nous nous mettons au lit, Yu-Han s’accroche à mon torse. Le sommeil assez agité dans lequel il plonge me garde en état de semi-vigilance. Je jette un énième coup d’œil à mon mobile professionnel afin de m'assurer ne pas avoir raté d'appel. J'espère ne pas encore devoir quitter mon mari ce soir, mais dois tout de même rester disponible en dépit de mes problèmes conjugaux.

Aussi difficile soit-il d'en élucider la raison de manière rationnelle, sa fièvre est totalement retombée et il ne souffrait plus d'aucuns spasmes. Nous étions juste épuisés. Je le suis toujours, en particulier quand de nouvelles questions s'empilent au pied de la montagne précédente. Jusqu'à présent, j'étais satisfait que Yhan n'ait plus eu d'épisodes colériques depuis l'incident déplorable survenu avec Abigaïl. J'ai dans un premier temps pensé cet apaisement lié au succès de nos séances avec le psychologue. Cependant, plus j'y réfléchis, plus je me dis que son calme se justifie certainement par la convergence de ses possibles frustrations vers sa libido anormale. Dans un sens comme dans l'autre, nous n'avons jamais rencontré de soucis sur ce plan. Cela dit, nous n'avons jamais non plus été aussi actifs par le passé. 

Trois jours consécutifs de ces retrouvailles extraordinaires m'ont vite éreinté et, il me faut l'avouer, la fatigue me rendait moins efficace au cabinet. Les sollicitations venant majoritairement de mon bourreau des cœurs, il a promis de ralentir la fréquence de ces assauts. C'était il y a à peine deux jours ! Peut-être était-ce puéril de ma part de vouloir vérifier combien de temps il pourrait se retenir. Toutefois, sa lubricité anormale me tracasse énormément. Le simple fait d'imaginer Yu-Han développer et répondre à ce besoin récurrent loin de moi me retourne l'estomac. Cependant, même si ç'avait bien été le cas, comment blâmer un amnésique ? Sa mémoire déterre petit à petit certaines de mes préférences, ou d'autres informations quelconques ci et là grâce à nos discussions, mais elle refuse toujours de coopérer concernant les événements de ces dernières années. En plus de se sentir gêné, Yhan ne serait certainement pas plus avancé que moi sur le sujet. Je préfère alors me bercer d'illusions en me convainquant que ces pulsions surviennent car nous sommes enfin réunis.

Mes pensées moroses prennent une pause quand mon mari se détache de moi et se recroqueville sur lui-même. Je l'entends geindre, sans vraiment comprendre ses dires. Pivotant sur un coude, je repousse délicatement ses cheveux de son visage torturé et susurre :

— Chut... Tout va bien, Yu-Han.

Le son de ma voix le fait frémir, son corps se crispe. Il doit encore être perdu dans un de ses maudits cauchemars.

— Je suis là, mon chéri. Tu es en sécurité, ce n'est qu'un mauvais rêve, soufflé-je contre son épaule.

Mes lèvres s'y posent ensuite, puis j'enlace mon mari afin que ma présence le rassure. C'est généralement le cas, mais pas cette fois. Yhan se réveille dans un vif sursaut et me repousse instinctivement. La force de sa bourrade m'envoie valser sur le lit. Mon dos en cogne le rebord et je chute lourdement.

Étourdi par la soudaineté de ce nouvel accident, je me redresse difficilement en position assise pour reprendre mes esprits. M'appuyer sur mon bras gauche s'avère incroyablement douloureux et me tire une vilaine grimace. Réalisant son geste, Yhan saute du lit et se précipite à mes côtés.

— Raise ! Je suis désolé. Pardon. Tu vas bien ? 

Il s'arrête dans son élan, juste à deux pas. Mon regard confus accroche le sien. Il réprime un sanglot et plaque une main sur sa poitrine. Assez vite, Yhan paraît suffoquer. Il se penche en avant dans une tentative vaine pour faire affluer l'air dans ses poumons.

— Yu-Han ? m'inquiété-je.

Soutenant mon bras endolori d'une main, je trouve la force de me remettre sur mes pieds afin d'aller l'assister. À ma grande surprise, il recule vivement, une paume en l'air.

— N'approche pas ! Je ne veux plus te blesser.

— Calme-toi, mon chéri. Ce n'était qu'un accident.

— Ils vont se multiplier ! hurle-t-il d'une voix dédoublée.

Déjà décontenancé par cette intonation tout droit sortie des enfers, je trébuche et retombe en arrière lorsqu'il lève à nouveau le visage vers moi. La pilosité excessive qui s'empare progressivement du faciès de mon époux me laisse bouche bée. Je comprends vite qu'il s'agit d'une fourrure quand toute trace de peau disparaît à l'avantage de celle-ci. La forme de son nez change très peu mais laisse place à un museau. Quant à ses iris, ils oscillent entre leur couleur noisette et ce gris perle familier. 

Mes poils se hérissent. Yu-Han se rend vite compte que le changement opéré en lui me terrifie. Ses grandes oreilles poilues se replient en arrière. Le glapissement qu'il lâche me fend le cœur. Je n’ai même pas le temps de réagir. Il se détourne en vitesse et se jette vers la fenêtre de notre chambre. 

— Yhan !

Le fracas de son impact avec le plexiglas couvre mon cri d’effroi. Je me précipite à sa suite. Mes pieds nus foulent indifféremment les éclats au sol et je me penche à travers le carreau brisé. Le vent glacial me ronge les os. Ou est-ce l'œuvre du désarroi, qui coince ma voix en travers de ma gorge alors que je scrute mon mari en contrebas ?

Éraflé de toutes parts, Yu-Han est encore accroupi au milieu de la grande étendue blanche. Il arrache négligemment ses vêtements maculés de sang. L'air autour de lui semble vibrer, un faible nuage opaque l'entoure. Ce sont certainement les ondes émanant de son corps  qui soulèvent la poudreuse. 

Immobile dans ma confusion, je n'en crois pas mes yeux ! Bouche bée, j’observe le canidé qui se tient à présent au seuil de notre maison. Ce dernier lève finalement la tête dans ma direction. Nos regards s'accrochent. Je tremble, tant ses prunelles cendrées me transcendent.

Levant le museau face au corps céleste le surplombant de son éclat, le loup gris pousse un hurlement déchirant. Ce puissant son fend la nuit. Il se répercute dans les bois bordant notre domaine et impose sans doute son écho à l’intérieur des autres maisons, comme dans la nôtre.

Les aboiements de Ronin me parviennent depuis le rez-de-chaussée, ils me sortent de ma stupeur. 

— Mon Yu-Han, murmuré-je alors que ce dernier détalait à toutes pattes après avoir hurlé son chagrin à la lune. C'est donc ce que tu es devenu...

Un loup, de taille à peine supérieure à celle de l'animal originel. Je peinais encore à en croire mes yeux. 

Était-ce réel ? Étais-je encore plongé dans un de mes cauchemars ? Il ne me restait qu’à retrouver mon mari pour le savoir ! Je l'ai déjà perdu une première fois, il était hors de question que cela se reproduise. M’arrachant de ma torpeur, j’ignore ma douleur au bras et celle des quelques coupures lancinantes sur ma voûte plantaire. J’attrape en vitesse mon téléphone, me rue dans la salle de bains, fiche le souk dans les placards pour mettre la main sur mon fusil à air comprimé et les balles associées, puis dégringole les escaliers. Yu-Han n'est qu'un des différents animaux sauvages que je pourrais croiser dans la forêt. 

Je me fige un instant à cette pensée. Le qualifier en ces termes est aussi troublant que dérangeant. Il me faut pour autant dépasser ma stupeur. Chaussé en quatrième vitesse et affublé de mon manteau, je sors à la poursuite de mon loup. Fait étrange, je sais d'instinct où me diriger. Il s’écoule pourtant une heure sans que je parvienne à mettre la main sur Yu-Han. La raison est d’ailleurs très simple, il refuse que je le trouve.

Sans connaître précisément sa localisation, je perçois sa présence. C’est comme si un fil invisible reliait nos cœurs. Je ne saurais expliquer ce phénomène, mais c'est aussi ainsi que je sais qu'il me fuit. Attitude qui commence sérieusement à m'irriter.

— Yhan ! Montre-toi, ce jeu du chat et de la souris a assez duré.

Bien que de nombreux arbres enneigés aient perdu leurs feuillages, ceux encore habillés bloquent en grande partie les rayons de la lune. Même à l'aide de la torche de mon téléphone, je vois difficilement à plus de cinq mètres autour de moi. Mon pied bute sur une énième racine cachée par le manteau neigeux déployé au sol et je grogne de mécontentement. Même de jour, je ne me suis jamais aventuré aussi loin dans le bois, alors j’ignore où je suis. Ma seule certitude est la proximité de Yu-Han.

J'ai arrêté de compter combien de fois j'ai hurlé son prénom aux oreilles de la nuit. Cette hésitation, la crainte que je ressens à l'idée que nous soyons à nouveau face à face, je me rends bien compte qu’elles ne m'appartiennent pas. Elles proviennent de lui. 

— Je n'ai rien de cassé, mon amour, et je sais que tu ne voulais pas me faire de mal.

Mon ventre se tord de remords. Les siens. À défaut de l'entendre ou pouvoir communiquer avec lui, il semble que je perçoive ses émotions comme si elles étaient miennes. Je pivote sur moi-même et continue au gré du vent :

— Ce lien, c’est toi qui l’a réclamé. Tu voulais que jamais rien ne nous sépare. Comptes-tu faillir à cette promesse ? Car moi non ! Toutes ces fois où tu as plongé ton regard dans le mien depuis ton retour, je n'y ai rien vu de monstrueux. Rien n’a changé. 

Je marque une légère pause en réalisant l’ampleur du déni dans ces derniers mots.

— Enfin, si, reprends-je. Beaucoup de choses ont changé, mais pas mon amour pour toi. Je ne t'abandonnerai pas. Je t'aime à en mourir alors, je t'en prie, ne m'impose pas cette distance. 

Je ne survivrais pas à une nouvelle séparation. La simple idée qu'il choisisse de ne pas me revenir comprime ma poitrine. En réponse à cette peur incisive qui me retourne l'estomac, je perçois une culpabilité inouïe. Celle découlant de la nécessité déchirante de me tenir à l'écart. Je suis affligé par sa tristesse, autant que par la mienne. Pour la première fois depuis des semaines, des larmes de détresse submergent mes yeux et roulent en sillons sur mes joues. L'air frais les assèche à mesure qu'elles coulent au milieu de mes suppliques.

Un bruissement derrière moi attire soudain mon attention. Ayant déjà croisé deux coyotes ce soir, je me retourne fissa et éclaire les ronces dressées sous mon regard alerte. Rien ne semble s'y tapir, pourtant une chair de poule bien distincte s'empare de moi. Mes sens à l'affût détournent mon attention sur ma droite. Un animal avance dans ma direction à pas feutrés. Ses iris luisent dans la pénombre. Une sueur froide me traverse lorsque ses babines se retroussent sur des crocs capables de perforer et déchiqueter la chair d'un unique claquement.

J’ose un murmure :

— Yu-Han, s’il te plait…

Il continue son avancée, les oreilles plaquées en arrière et ses grondements de plus en plus audibles. Mon corps délivre tous les signaux censés me pousser à prendre la fuite. Mon cœur, lui, sait que mon loup ne m'attaquera pas. Et pourtant, alors que je m'y attends le moins, Yhan fonce droit sur moi. 

Il bondit, la gueule grande ouverte et les crocs prêts à arracher une vie. Désarçonné, je dérape dans la neige. Cela me permet néanmoins d'esquiver l'attaque dont je pense être victime. Je lève les bras pour protéger mon visage de la ruade mais n’essaie pas d’éviter ma lourde chute. Le rude impact me fait couiner de douleur et relance le mal de mon épaule. Heureusement, la capuche de mon manteau s'est relevée, amortissant l'arrière de mon crâne. De la neige filtre entre mes bras et saupoudre mon visage. Je cligne des yeux en grimaçant et secoue légèrement la tête.

À quelques mètres, dans une direction indistincte, des bruits sourds se répètent. Ce sont… des grondements enragés et des corps qui s’entrechoquent ! Mille fois plus inquiet que je l’étais jusqu'à présent, j’abaisse les bras et me retourne afin de me redresser sur mes genoux.

En plein affrontement avec un autre animal, Yhan me bombarde de rage – entre autres sentiments violents. Sa réaction, sans aucun doute involontaire, déclenche chez moi une atroce asphyxie. Mes doigts s'enfoncent dans le sol meuble. Cette pression est sans précédent ! Mon corps crispé se voit secoué par mes grandes inspirations saccadées. Mais le danger rôde. Je dois me défaire de cet état catatonique. 

Au prix d'un effort éreintant, je me coupe assez des émotions de Yu-Han pour me relever. Entendre la lutte se dérouler sous mon nez sans rien en voir me glace d'effroi. Je pourrais me faire faucher et ne serais pas en mesure de me défendre. Même lorsque mes yeux s'ajustent à la noirceur du bois, je n’y vois pas grand-chose à part des silhouettes fantomatiques.

— Mon téléphone, soufflé-je, hagard. Je dois le retrouver.

Lui aussi est tombé dans la neige. Je commence alors à tâtonner en cercle autour de moi de manière frénétique. J'aperçois vite un faible éclat, couché sur un faisceau lumineux bleuté. Le cœur battant à une allure capable de le faire bondir hors de ma poitrine, je fais fi de la migraine qui me torpille le crâne et je rampe à toute vitesse dans la neige.

Lorsque je bondis sur mon portable, mes yeux s'agrandissent de frayeur. Deux orbes orangés surgissent du noir, pile devant mon visage. Un long frisson me parcourt, de la pointe de mes cheveux humides à celle de mes pieds. Je sais instinctivement que ce n'est pas Yu-Han qui me fait face.

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