Chapitre 6.1 🌕 « Lâcher prise. »
Le réaménagement du jardin d'hiver enfin bouclé, l'endroit est d'autant plus beau ! Mon chéri y a ajouté deux statues décoratives - un chérubin et une fée dont les pieds reposent dans un petit bassin. Elles observent d'un œil de marbre les balancés tranquilles du hamac où, comme souvent à présent, Yu-Han et moi sommes lovés. Le sapin et ses décorations scintillantes se dressent encore avec fierté dans le séjour, mais c'est dorénavant ici que nous passons des heures à nous bécoter ou simplement discuter.
- Je n'en reviens pas d'avoir gardé les photos de cette époque, avoue-t-il en contemplant un des clichés datant de ses années lycée. Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours essuyé les moqueries. J'entends encore presque les autres élèves m'affubler des surnoms les plus débiles qui soient.
Je presse la joue contre son crâne et resserre mon étreinte en guise de réconfort. Bien que je sois déjà au courant de sa scolarité tourmentée, ce constat a de quoi m'attrister.
Ici ou à Moncton, on croise rarement des gamins issus de cultures aussi éloignées que le sont celles japonaise et noire canadienne. Entre ça et sa surdité, certains abrutis en herbe trouvaient largement de quoi s'acharner sur Yu-Han. Ce harcèlement constant l'a rendu timide et très effacé en dehors de son cercle d'amis, même à l'âge adulte.
- Personne ne devrait avoir à endurer un tel enfer, un enfant encore moins.
Il opine et laisse retomber sa tête en arrière sur mon épaule tandis qu'il brandit une autre photo.
- Où étions nous, ce jour-là ?
- Oh, ça alors ! J'ai du mal à me rappeler le nom de l'endroit, mais c'était un de nos tout premiers rendez-vous.
Revoir sa petite bouille angélique de l'époque me tire un sourire attendrit.
À notre rencontre, par sa corpulence et son caractère attachant parfois enfantin, il paraîsait incroyable que Yhan soit de deux ans mon aîné. Il s'affirmait si peu que je craignais parfois de le blesser sans m'en rendre compte, alors que tout ce que je souhaitais était le chérir et le combler autant que possible. Ce côté docile que tout le monde lui connaît est peut-être la raison poussant ma propre mère à toujours prendre son parti. Dès les premiers jours, elle l'a aimé comme un troisième fils. Yu-Han appréciait énormément cette nouvelle figure maternelle dans sa vie et, malgré tous les changements que j'ai pu dénoter chez lui, ses sentiments à l'égard de ma mère semblent perdurer.
- On est quand même canons, tous les deux, badine-t-il. Ça se voit qu'on a toujours été heureux ensemble. D'ailleurs, on devrait recommencer à prendre des photos comme celle-ci. Juste nous.
Sa gaieté insouciante m'enchante ! Effectivement, les seules photos que nous ayons prises depuis son retour ont été avec la famille, durant des fêtes.
- Tu sais quoi, je valide fortement cette idée.
- Y'a plutôt intérêt ! C'est la meilleure que j'ai eue depuis un moment.
Notre éclat de rire est interrompu par la sonnerie de mon portable professionnel.
- Oh non, râle Yu-Han en levant son regard déçu vers moi. Pas encore...
- Je crains que si, chéri, me désolé-je avant de décrocher.
Pour la deuxième nuit d'affilée, je suis d'astreinte dans la petite équipe d'intervention mise en place par la clinique. J'ai repris le boulot peu de temps après Noël et, contrairement à hier, les appels d'urgence se succèdent. Yhan se lève afin de me permettre d'en faire de même et m'accompagne à pas lents jusqu'au séjour, où j'enfile en vitesse veste et chaussures après avoir raccroché.
- De quelle urgence mon super mari va-t-il s'occuper, cette fois ?
- Un chien salement amoché par du fil barbelé. Il est encore enroulé dedans, je file.
- D'accord, prudence sur la route. Ronin et moi t'attendrons sagement.
Le deuxième intéressé sort tout juste de son panier. Ayant entendu son prénom, il remue la queue tandis qu'il s'étire en baillant.
- Ce n'est qu'à dix minutes d'ici, je serai vite rentré, promets-je avant d'attraper mes clés.
Un smack rapide sur les lèvres envoûtantes de mon mari, une gratouille à notre toutou, et me revoilà dans mon pick-up pour un ''sauvetage de proximité'', comme j'aime appeler ces cas particuliers. J'ai déjà dû quitter mon Yhan en début de soirée afin de secourir une chatte coincée dans un terrier avec les petits qu'elle venait de mettre au monde, puis foncer traiter un œdème de Quincke chez un chiot. Fort heureusement, ce type de réaction allergique est souvent plus impressionnant - à cause du faciès tout enflé - que grave.
Arrivé à Woodhurt road, je trouve facilement le domaine en question. Le père de famille m'attendait impatiemment devant les murs d'enceinte. À peine descendu de ma voiture, je m'entretiens rapidement avec lui et il me conduit au blessé.
- Venez, on a installé Bernie ici.
- Comment va-t-il ?
- Pas trop mal, je pense. Sa fourrure est restée accrochée à la partie non terminée de notre clôture. On a réussi à l'en libérer et il nous a laissé le porter à l'intérieur, mais il se débat comme un diable quand on essaie de couper ce qu'il reste du barbelé.
- D'accord. Voyons ça de plus près. Salut, pépère, amadoué-je en arrivant aux côtés du leonberg. Tu t'es bien amoché la patte, on dirait.
Rien qu'en auscultant la blessure, je dois esquiver ses crocs une ou deux fois.
- Bernie, non ! s'écrit son maître. Excusez-moi, il n'est pas aussi agressif, d'habitude.
- Ce n'est rien. Il souffre et il a peur, ce genre de réaction n'est pas inhabituelle.
La patte arrière gauche de la pauvre bête est méchamment enroulée par le fil de fer, qui s'est enfoncé dans sa chair. Avec l'accord de son propriétaire, je le sédate légèrement pour pouvoir sectionner l'entrave en toute sécurité. La suite est enfantine ; chien endormi, plaies désinfectées, bandées et antibiotiques prescrits. Le grand gaillard devrait s'en remettre sans séquelles. Je rentre à la maison une petite demi heure plus tard, couvert de sang, de poils et de bave de chien - une dégaine sexy à souhait.
- Chéri, je suis de retour ! annoncé-je depuis l'entrée.
Aucune réponse.
Après m'être déchaussé et débarrassé de mon manteau, je monte directement. Cette reprise est un ajustement supplémentaire à subir, pour mon chéri. Il s'est habitué à ma présence permanente, ces trois dernières semaines, et se plie à contre cœur à ce nouveau rythme de vie. Oba est lui-même rentré à Vancouver, ce qui laisse souvent Yhan à la maison avec Ronin et la télévision pour uniques compagnes. Je pense qu'il doit se languir durant mon absence, d'autant plus qu'il n'a plus d'activité productive. J'espère donc qu'il est à l'étage et pas encore dehors à crapahuter dans les bois.
Enfin à la porte de notre chambre, je passe la tête par l'encadrement. Mon soulagement est relayé en second plan lorsque je remarque Ronin allongé par-dessus les jambes de Yu-han. Un soupir las m'échappe.
- Mon cœur, on a dit pas de chien sur le lit.
La boule de poil lève la tête de ses pattes, me fixe et bouge les oreilles en répondant à ma remarque par un léger bruit de gorge avant un bref jappement.
- Oui, je parle de toi, brigand. Descends, commandé-je doucement sans réaction de sa part.
Yhan tente désespérément de m'inculquer l'intonation d'alpha, censée imposer mon autorité à notre tête brûlée. Il faut croire que je n'ai rien d'un leader, Ronin ne m'écoute jamais à moins que j'insiste.
- Allez, zou !
Il ne descend que parce que j'empoigne son collier. Ses prunelles larmoyantes me rendraient presque coupable d'être aussi intransigeant sur sa présence dans notre nid d'amour. Mon attention revient cependant à Yu-Han, qui bouge légèrement. Allongé sur le dos, il abaisse le bras posé par-dessus son visage et tourne à son tour la tête vers moi. Si je m'attends à une remarque moqueuse, ses petits yeux rougis m'inquiètent aussitôt. Je m'agenouille rapidement à son chevet.
- Que se passe-t-il ?
- Je suis encore malade...
Sa voix est faiblarde, ses doigts se crispent sur son débardeur maculé de sueur. Inutile de prendre sa température pour le savoir fiévreux. Cela fait pourtant des jours qu'il va bien et il ne présentait aucun signe d'indisposition lorsque je suis parti. C'est à ne rien y comprendre ! L'impression que son regard vitreux me supplie de trouver une solution me serre le cœur. Je tais l'idée de suggérer des médicaments, vu qu'ils n'ont eu que peu d'effets sur son mal les fois précédentes, et opte pour une solution naturelle.
- Ok. On va prendre une douche, ça t'aidera peut-être.
Secoué d'un léger spasme, Yhan hoche difficilement la tête. S'il était contagieux, je serai déjà tombé malade moi aussi. Il est plus probable que son trouble soit lié à son inexplicable "condition". En l'aidant à se redresser, je constate qu'il est littéralement brûlant ! Je supporte son poids du mien autant que possible mais il est sujet à de nouveaux tremblements. Cela rend sa marche difficile et m'oblige presque à le porter jusqu'à la salle d'eau.
Une fois là-bas, je laisse mon mari s'asseoir contre le meuble accolé aux toilettes. Un peu des poils et des autres saletés accrochés à mes vêtements se sont transférés sur les siens durant notre court trajet. C'est sans hésiter que je le déleste de son haut. Il soulève les bras, avec un léger grondement d'inconfort lorsque je cafouille au moment de libérer sa tête du tissu étroit.
- Pardon, mon cœur.
Je m'attaque ensuite à son jogging et son sous-vêtement, puis me déshabille à mon tour.
- Froide, exige-t-il alors que je règle la température de l'eau depuis l'extérieur de la douche.
- Non. Ça te fera certainement frissonner encore plus. Viens.
Je lui tends une main qu'il saisit fermement et l'accompagne sous le jet. Ce contact doit l'apaiser un chouïa. Yeux clos, Yu-Han penche la tête en arrière pour laisser l'eau tiède investir ses cheveux mollement attachés. Elle ruisselle en larges sillons dans son cou, sur ses épaules, ses bras... Mon regard suit ces cascades le long de son buste. Il semble que son souffle devienne moins lourd, je ramène les yeux à son visage. Ses traits paraissent aussi un brin plus détendus.
- Ça va mieux ?
- Moyen, soupire-t-il en redressant la tête pour me fixer. J'ai toujours... l'impression de brûler, de l'intérieur. Quelque... Quelque chose cloche.
Évidemment, Yu-Han !
- Mon amour, ne penses-tu pas que cela puisse avoir un rapport avec la pleine lune de ce soir ?
À ces mots, Yhan fronce ses sourcils épais.
- Pourquoi penses-tu ça ?
- T'es-tu senti... différent d'avant, depuis ton retour ? Je ne sous-entends pas émotionnellement, mais sur le plan physiologique. As-tu remarqué des phénomènes étranges, te concernant ?
- Oui, avoue-t-il dans un murmure troublé. Mais rien de tel, Raise. Je... J'ai le sentiment de retenir quelque chose qui ne demande qu'à prendre le dessus. L'entraver me rend malade, je dois lâcher prise.
- Non !
Mon cœur bat à mille à l'heure. Les yeux orange m'ayant transpercé cette nuit cauchemardesque, il y a trois ans, me reviennent immédiatement en mémoire. Je panique à l'idée irréaliste que Yu-Han se transforme en cette chose qui nous a agressés, me payant un aller simple pour l'hôpital ce soir-là. Parce que cette foutue lune est pleine ! J'imagine qu'elle cause ces répercussions et son état actuel ne doit en être que le début. C'est si irrationnel que... Grrr ! Je ne sais plus quoi penser.
Ma théorie, basée sur le fait que mon mari soit maintenant une sorte de... loup-garou, est complètement tirée par les cheveux ! Mes connaissances à ce sujet se limitent d'ailleurs à des scénarios de films et convergent vers un incontrôlable chaos à chaque pleine lune. Selon ces légendes urbaines, si Yu-Han était devenu une de ces créatures, il aurait dû se transformer à la tombée de la nuit. Que cela ne se produise pas a été rassurant mais, à présent, son discours est des plus déstabilisant. L'idée qu'il se change soudain en monstre sanguinaire devant être neutralisé me fait froid dans le dos. Mes mains agrippent donc ses bras, tandis que mon regard sonde ses prunelles brunes à la recherche d'une quelconque lueur annonçant le pire.
- Et si tu ne te contrôlais plus ?
Ma voix tremblote de manière irrépressible.
- Je suis désolé. J'ai essayé... mais je ne peux plus lutter, itoshii. Je n'en ai plus la force.
Pris de court, je suis propulsé hors de mes pensées catastrophiques quand mon époux se blottit contre moi comme un chaton. Ses bras entourent ma taille et son visage trouve sa place dans mon cou, où son souffle ardent fouette ma peau. Lorsque son bassin se presse à ma cuisse, je crois comprendre où il veut en venir - bien que cela soit incongru à ce moment précis.
- Yhan, tu n'es pas en état de-
- J'ai besoin de toi, Raise.
Sans attendre de réponse, ses lèvres rougies rencontrent les miennes pour un baiser haletant. Je me rends bien compte que son appétit sexuel est exacerbé et suis incapable de comprendre ce qui le pousse à sans cesse réclamer ces contacts physiques. Peut-être est-ce inconsciemment une façon de compenser les années écoulées. Peut-être est-ce la naissance d'une addiction... Ou cela a-t-il un quelconque rapport avec sa possible condition ?
Je voudrais résister à son corps pressé contre le mien, à ses lèvres dévorant ma peau. Je voudrais le raisonner, obtenir des réponses claires et écarter toute menace. Mais ses baisers brûlants, son odeur enjôleuse, m'aspirent dans un tourbillon. Je suis transporté dans une région où mon bon sens ne parvient pas à s'imposer, enveloppé d'une ferveur dont je n'ai ni la force, ni finalement l'envie de m'échapper.
Contre toute attente, Yu-Han me soulève et me plaque sur la paroi de douche. Mes jambes s'enroulent naturellement autour de ses hanches. Je suis secoué par un hoquet lorsque ses dents se plantent férocement dans ma chair. Les yeux écarquillés, mes doigts accrochent ses épaules. Mon corps tremble et ma respiration se raccourcit, mais je suis bien plus troublé qu'alarmé.
Il y a-t-il une logique qui nous échappe encore derrière ce comportement ?
Yhan se détache un peu de moi afin d'ancrer son regard au mien. Je ne suis même pas étonné que ses iris, clairs et perçants, reflètent le calme lunaire. Un léger sourire se dessine sur ses lèvres, il a l'air d'aller bien mieux. Rassuré par ce constat, je lève la main et laisse glisser mon pouce au coin de sa bouche. J'y chasse une goutte de mon sang, épargnée par le jet qui ruisselle encore au-dessus de nos têtes.
- Marque-moi, souffle-il en empaumant mon visage.
Je suis à nouveau interloqué. Ses yeux gris me transpercent et l'importance de sa requête incompréhensible se lit dans ses traits on ne peut plus solennels.
- Si tu souhaites aussi que notre amour perdure à jamais, fais-moi tien, mon Raise.
À quoi bon poser le millier de questions qui affluent dans mon crâne ? Elles seraient toutes dérisoires. Quoi qu'il advienne, Yu-Han est mon époux. Mon Tout. Nos vies sont liées de manière indéfectible, je ne le renierai jamais. Cette réalisation me délivre de mes craintes, j'obtempère donc naturellement.
Y mettant tout mon cœur, j'attire mon mari par la nuque et lui accorde une morsure passionnelle. Il étouffe un gémissement, puis s'échappe de ma prise pour écraser ses lèvres aux miennes. Notre baiser devient aussi fauve que l'étreinte charnelle qui l'a précédé, s'y ajoutent simplement le goût métallique du sang et celui indescriptible de la dévotion.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top