Chapitre 4.2 🌖 « Mon cœur n'oublie pas. »
Yu-Han se souvient de cet insignifiant de William Miller. Quelque chose semble se fissurer dans ma poitrine à ce constat.
Leur liaison a été très courte, mais il en est ressorti effarouché. Ce type se fichait royalement de ses sentiments. Ils n'ont rompu que quatre mois et demi avant notre rencontre alors, bordel de merde, pourquoi Yhan se souviendrait de lui et pas de moi ?
Je sens une vague de jalousie se saisir de mon corps. L'autre abruti masse son poignet en mordillant sa lèvre inférieure et détaille Yhan quelques secondes, avant d'à nouveau ouvrir la bouche.
- Ben dis donc, t'as bien changé Yu.
Tout en lui m'horripile ! De ses cheveux trop blonds à la coupe Robert Pattinson, en passant par ses yeux céruléens et ce visage faussement innocent dissimulant une attitude prétentieuse. Tout comme mon homme, ce type est originaire de Moncton. Je l'y ai croisé à plusieurs reprises. Nous ne faisons donc pas partie du même cercle d'amis, mais Yhan m'a permis de mettre un visage sur son nom suite à une rencontre fortuite lors d'une sortie avec des potes l'année de notre mariage.
Ce gars a le courage, le toupet, d'esquisser un léger sourire à mon mari et d'agir comme si je ne me tenais pas à ses côtés !
- J'ai entendu dire que t'étais de retour. Alors quand j'ai pensé te reconnaître, je me suis dit que j'allais venir te saluer... Je ne m'attendais pas à une réaction si vigoureuse de ta part.
Il a même un léger rire.
Des explications foireuses, sans la moindre excuse pour le trouble causé. Ça ressemble bien au mec que m'a décrit Yhan. Je me demande ce qu'il lui trouvait.
Mon brun le fixe dans un premier temps sans répondre, toujours habité par la surprise. Puis, il se reprend et statue posément :
- J'aurais pu te blesser.
- Et je l'aurais mérité, c'est ce que tu sous-entends ?
Nouveau rire amusé de sa part, Yu-Han ne répond rien. William se mordille brièvement la lèvre et incline la tête sur le côté.
- T'as l'air de bien te porter. Je sais que ce qui t'est arrivé est terrible, mais je suis content de te revoir.
Non mais quel... Il mériterait un poing dans la face !
J'ouvre la bouche d'incrédulité, prêt à exploser, quand Yhan prend la parole. Je le sens d'ailleurs à présent assez irrité.
- Tu prétends savoir ce qui m'est arrivé ?
Alors que nous-même n'en savons rien...
Son intonation reste très calme. Son regard, en revanche, est si féroce que le blond perd toute envie de ricaner bêtement.
- Euh, non je... C'était façon de parler.
- Je vais être clair ; tu nous emmerdes, mon mari et moi.
La menace sous-jacente dans sa voix déclenche une chair de poule incontrôlable sur mon épiderme.
- En plus... continue-t-il d'un froid polaire. Je n'ai vraiment aucune envie de discutailler avec toi, ou de me coltiner tes faux-semblants. Alors, si tu ne tiens pas à ce que je te brise comme un cure-dents, je te conseille de te barrer et reprendre le cours de ta vie sans jamais rééssayer d'intervenir dans la mienne.
J'en crois difficilement mes yeux ou mes oreilles.
Le Yu-Han dont je suis tombé amoureux n'aurait jamais osé dire le quart de cette phrase a quelqu'un, peu importe l'étendue des souffrances qu'il aurait essuyé. Quant au Yu-Han avec qui je partage mon quotidien depuis deux semaines, bien qu'ayant parfois un comportement déroutant, il n'a jamais terrorisé personne de la sorte.
Je me réjouis pourtant qu'il ait remis ce connard à sa place. William marmonne quelques mots désobligeants avant de s'en aller. Les badauds retournent à leurs occupations et Yhan se penche pour ramasser les sacs qu'il a laissé échapper.
- Pardon. J'espère que rien ne s'est brisé.
À part mon cœur ?
Il ouvre quelques sacs pour vérifier leur contenu et m'adresse un sourire en relevant la tête.
- Non, tout a l'air bon, assure-t-il.
J'opine, une boule énorme dans la gorge.
Yhan tourne la tête vers la porte du magasin quelques secondes avant que ma mère et Abigaïl n'en franchissent les portes. Cette dernière brandit fièrement deux boîtes de guirlandes lumineuses, apparemment en rupture de stock dans les cinq échoppes visités précédemment.
Maman entraîne ensuite Yu-Han dans leur tourbillon de gaieté et de satisfaction, tandis que je me noie dans une mer d'amertume.
*
Je suis vexé, cela se fait peut-être ressentir dans mon attitude.
Nous avons terminé notre journée shopping et nous dirigeons maintenant au parking. Je dois avouer être resté très silencieux depuis l'incident avec William. Je ne peux m'empêcher de me demander pourquoi Yhan ne parvient pas à se rappeler de notre histoire. Garder une certaine distance m'empêche de l'accabler de cette interrogation qui me brûle les lèvres. Le mettre au pied du mur serait puéril. Je sais bien qu'il n'a aucun contrôle sur sa mémoire. Mais constater qu'il se rappelle ce salopard me laisse pris entre deux eaux : ma tempérance et ma jalousie.
Nos achats sont sauvagement rangés dans le coffre du pick-up, tandis qu'un petit groupe d'adolescents s'approche. L'éclairage parfait du parking du centre commercial me permet de voir leurs grands sourires, ainsi que les fiches tenues entre leurs mains gantées. Je ne suis nullement surpris lorsque le groupe entame le chant Minuit chrétien.
Mes yeux roulent légèrement devant les visages émerveillés de ma mère et Abigaïl. Même Yhan, qui a aujourd'hui paru ne pas trop apprécier la proximité de ma collègue, s'autorise un léger sourire et semble presque aussi intéressé que les deux femmes.
Nous sommes tous les quatre catholiques, non pratiquant en ce qui me concerne. Cela n'a pas toujours été le cas, mais aux vues de l'âpreté et l'hypocrisie avec laquelle les fidèles ont accueilli la nouvelle de ma bisexualité lors de mes démarches pour célébrer notre union sur le plan religieux, j'ai ouvert les yeux. Notre demande de concrétisation du mariage à l'église a ensuite été refusée de façon catégorique. J'ai depuis cessé de me joindre aux messes. Mon rapport avec Dieu est devenu très personnel, ce qui me convient parfaitement.
Quand à Yhan, son catholicisme cohabite avec le shintoïsme ; culte le plus répandu au Japon. Pour éviter de froisser ses parents, il ne s'est jamais tourné vers l'un plus que l'autre.
Par-dessus les chants religieux du groupe d'ados, je reconnais les notes de la chanson diffusée par les hauts parleurs du parking. Il s'agit de Mirrors, de Justin Timberlake. La chanson définissant à la perfection les hommes comblés qu'étions Yu-Han et moi-même lors de notre sortie de la mairie le cinq novembre deux mille seize. Un jour merveilleux, ouvrant la voie à une infinité d'autres et un bonheur constant, malgré de rares prises de tête.
Réentendre cette mélodie me rend d'abord tendrement nostalgique, puis me pousse dans une profonde tristesse.
Yu-Han prendra-t-il sept mois pour me redéclarer sa flamme ? C'est aussi longtemps que nous sommes sortis ensemble avant qu'il me demande de l'épouser à un repas de famille. Contrairement à moi, il n'était pas du genre à brûler les étapes. Il a insisté pour que nous vivions ensemble afin que je sois sûr de vouloir lui passer la bague au doigt. J'ai vendu mon petit appartement peu après, lorsque nous nous sommes unis, et nous avons pu déménager dans cette maison spacieuse où Ronin a gagné un jardin pour dépenser son énergie intarissable.
Toutes ces évolutions nous auront bien pris plus d'un an ! Vais-je encore devoir patienter sagement ? C'est fou. Nos disputes passées paraissent aujourd'hui si futiles en comparaison à ce que nous avons traversé, ce à quoi nous faisons face... Il ne reste plus de nous que l'ombre d'une relation, dans l'attente désespérée de retrouver une source de lumière pour retrouver sa splendeur.
- Raise, qu'y a-t-il ? s'enquiert Yhan, désormais tourné vers moi avec les sourcils légèrement froncés.
Nous nous tenons encore debout derrière la voiture. Nos comparses, elles, se sont avancées pour profiter du spectacle offert par les jeunes gens.
Sorti de mes pensées, je réponds de façon plus détachée qu'à l'accoutumée.
- Pourquoi cette question ?
- Je te sens un peu tendu et... attristé.
Les mains dans les poches, on pourrait croire Yhan tout à fait détendu mais son air se veut concerné. Autant apprécier soulever une certaine inquiétude chez mon mari est déplacé de ma part. Pourtant, de cette façon, j'ai au moins la certitude de toujours compter à ses yeux.
- C'est à cause de ce chant ?
Il sait combien la période de Noël est devenue difficile à gérer pour moi.
- Non, grogné-je en me détournant, prêt à monter en voiture.
Une réaction tout aussi impulsive répond à la mienne. Mon mari me retient par le bras avant que je termine mon mouvement. Sa poigne m'électrise et nos regards s'accrochent.
- J'ai dit ou fait quelque chose qu'il ne fallait pas ? s'inquiète-t-il. Ou, c'est à cause de William ?
Nul besoin de chercher plus loin. Mon visage s'affaisse peut-être un peu plus alors que je me défais lentement de sa prise.
- C'est bien à cause de lui, en déduit Yu-Han, navré.
- Oui... En fait, non. C'est à cause de toi. Tu te rappelle de lui.
Malgré toute ma bonne volonté, je ne parviens pas à retenir mes accusations. Les prunelles de mon brun ne quittent pas les miennes, j'y perçois son désarroi face à ces reproches.
Il secoue légèrement la tête et m'attire un peu à l'écart.
- Je suis désolé si je te fais de la peine, itoshii, souffle-t-il en se tournant vers moi.
Mes yeux s'ouvrent comme des soucoupes. Je reste figé sur place, il continue :
- J-Je ne parviens pas encore à me rappeller notre histoire. Ça m'attriste autant que toi, crois-moi. Parce que si ma tête refuse de libérer mes souvenirs, mon cœur n'oublie pas.
J'ai l'impression que ma gorge s'assèche sous l'émotion, m'empêchant de dire quoique ce soit. L'aridité dans ma trachée ne va d'ailleurs pas en s'améliorant devant la sincérité découlant de ses iris.
- Je me sens en sécurité avec toi, Raise. Je suis toujours serein même si parfois un regard, un simple mot ou sourire de ta part suffit à ce que mon pouls s'emballe follement... C'est difficile à expliquer, mais je sais que je t'aime. Sans aucun doutes possibles. Et en regardant nos photos, en voyant notre bonheur, j'essaye de toutes mes forces de débloquer ma mémoire mais seules des bribes incompréhensibles me reviennent.
Trempé dans un océan de joie, je parviens à balbutier.
- T-Tu as dit ''itoshii''.
- Oui, pardon. Ça veut dire ''chéri'' en japonais.
Je sais parfaitement ce que signifie ce mot, dans la mesure où il était devenu mon petit nom.
Yu-Han rougit de façon tout à fait charmante, réalisant sûrement qu'il n'a jamais utilisé de surnom affectif à mon égard depuis son retour. Cela voudrait dire que, peut-être, certains éléments lui reviennent bien qu'il ne s'en rende pas compte sur le moment. Il assure même savoir m'aimer, tout au fond de son cœur.
Je suis aux anges !
Ce n'est pas un pas de géant, mais c'est un début très prometteur. Mordillant pensivement m'a lèvre inférieure, je tends la main pour saisir la sienne. Ses yeux aguerris suivent mon geste, je suis soulagé qu'il me laisse lier mes doigts aux siens.
Nous nous sommes un peu rapprochés, ces jours derniers. Cependant, malgré quelques regards complices, les contacts physiques entre nous restent jusqu'ici plutôt amicaux.
Je prends le risque de formuler la requête qui me taraude.
- Est-ce que... Est-ce que je peux te prendre dans mes bras ?
- Oui.
Aucune hésitation de sa part. Mon rythme cardiaque s'accélère, comme si j'étais sur le point de réaliser la chose la plus folle dans laquelle je me sois jamais lancé alors que j'enlace simplement mon époux.
Mes bras s'enroulent autour de ses épaules, les siens enserrent ma taille. Nos bustes se pressent et sa joue, légèrement fiévreuse, trouve sa place par-dessus mon écharpe. La mienne s'appuie contre son crâne. Je ne sais combien de temps nous restons ainsi, dans les bras l'un de l'autre. Sans doute l'espace de quelques minutes, car le groupe de chanteurs adolescents s'en va à peine. Cette étreinte aussi affectueuse que bienfaitrice m'a remis sur pieds, mais le geste de Yu-Han me coupe le souffle.
Il se recule légèrement et sa main chaude glisse contre ma joue. Je crois rêver lorsqu'il attire mon visage à lui et capture mes lèvres dans un baiser délicat. Sous le coup de la surprise, je cligne plusieurs fois des yeux puis mon cerveau se réactive. Lentement mais sûrement.
Je ne suis plus en reste quand sa bouche s'empare de la mienne sans grande retenue. Il m'est impossible de décrire tout le bonheur et la gratitude qui fleurissent en moi à cet instant. Nos langues entrent en jeu, se redécouvrent dans des caresses un peu trop exaltées pour le lieu. Mais qu'importe ce qu'en penseront les passants, je voudrais que mon Paradis sur Terre dure une éternité !
Malheureusement, le besoin d'air se fait sentir. Yhan et moi nous détâchons à regret. Ses mains saisissent fermement mon visage et ses yeux emprisonnent les miens. Légèrement essoufflé, mon amour se confie.
- Je sais être différent, ne pas remplir tes attentes. Mais cette période d'adaptation serait sans doute plus aisée pour nous deux si nous arrêtions de nous concentrer sur notre passé, et surtout ce dont je ne me rappelle pas.
Mes doigts épousent ses poignets tandis qu'il continue, incertain.
- J-Je réapprends à te connaître et j'aime absolument tout de toi. Je me dis que, ça pourrait être pareil pour toi... J'ai vraiment envie d'aller de l'avant et profiter de ma vie à tes côtés sans regarder en arrière. Parce que, j'ai ce... cette vive impression que savoir en détail ce qui s'est passé durant ces trois ans d'absence nous impactera tous les deux de façon négative. Et je suis fatigué de souffrir. Je le sens ici.
Il se défait de ma prise pour désigner sa poitrine du doigt. Je ne peux que hocher de la tête.
J'ai pensé contrôler mes émotions, ne pas imposer à mon Yu-Han mes espoirs d'un retour rapide à la normale. Je me suis trompé et ai visiblement fait peser sur lui la pression que j'étais persuadé de lui éviter.
- Je m'excuse, mon amour. Tu as raison. ''Hier est de l'histoire ancienne, demain est un mystère''*. À partir de maintenant, nous allons avancer sans regarder en arrière. Seul compte notre nouveau départ.
- Je te remercie, itoshii, souffle mon cher et tendre en se glissant à nouveau dans mes bras.
Le serrant contre mon cœur erratique, je tourne légèrement le regard vers nos spectatrices éhontées : Abigaïl et ma mère. Cette dernière tapote des mains.
- Félicitations mon chéri, murmure-t-elle du bout des lèvres.
Ses grands yeux larmoient et ses lèvres s'affublent d'un énorme sourire.
Pour être honnête, je ne crois pas que l'heure soit déjà au triomphe. Mais j'entends dorénavant apprécier chaque petit pas à sa juste valeur.
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* Paroles de Mirrors, Justin Timberlake
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