Chapitre 4.1 🌖 « Mon cœur n'oublie pas. »
— Tiens, mon rayon de soleil. Jette un coup d'œil afin de vérifier que je n'ai rien oublié.
C'est en feignant d'être tout à fait détendu que je saisis l'interminable liste tendue par ma mère. Pour des raisons évidentes, je n'ai pas été la meilleure compagnie à l'approche des fêtes de Noël, ces dernières années. Ni enclin à les célébrer... Aujourd'hui, mon traumatisme reste encore recroquevillé dans un coin de ma tête. L'omniprésence de mon mari à mes côtés depuis deux bonnes semaines ne l'apaise que peu.
— Ça m'a l'air bon, prétends-je donc sans avoir porté une réelle attention au bout de papier.
— J'espère que vous n'allez pas avoir trop de mal à trouver ce que vous voulez.
— Il est vrai que nous ne nous y prenons pas au plus tôt... Nous verrons bien ce que Le Champlain nous accorde ! C'est dommage qu'Oba et toi n'ayez eut que ce créneau de libre pour aller récupérer le sapin.
— Bien dommage, oui, s'accorde mon père.
Cette excuse était toute trouvée pour esquiver cette sortie de groupe. Le rictus au sous-titre malicieux qu'il m'adresse en serrant sa femme dans ses bras le confirme et cela est compréhensible. Je ne connais personne de plus indécis et dispersé que notre Charlotte Brooke, alors si on ajoute Abigaïl à l'équation...
Aux anges que j'ai accepté de courir les magasins, ma charmante maman – tout de rouge vêtue pour l'occasion, se détache de son cher et tendre afin de m'énumérer les différentes enseignes dans lesquelles elle compte nous traîner. La quête du jour : dégoter des objets décoratifs pour le fameux Noël des bébêtes organisé à la maison dans trois jours, soit le vingt-quatre décembre.
Ses grands gestes excités captent pourtant à peine mon regard, tant je reste concentré sur Yu-Han et Oba. Assis à la vielle table du jardin d'hiver défraîchi, entourés des nombreux plans en vrac de mon chéri, père et fils feuillettent un à un les albums photos ramenés par mon beau-père. Depuis son arrivée, il y a quelques jours, ils ne s'en lassent pas ! Sans doute Yhan trouve-t-il rassurant de s'appuyer sur un passé dont il se rappelle, bien qu'une partie de celui-ci fut marquée par le mal-être.
— Tout ira bien, sucre d'orge.
Mes yeux se tournent vers des prunelles brunes identiques aux miennes. Un vague sourire d'encouragement aux lèvres, ma mère me frictionne le bras.
— Je constate bien que, comme tu le disais, il s'est renfermé, susurre-t-elle. Mais cela me parait assez normal, compte tenu de sa situation, et la présence de son père semble lui faire le plus grand bien.
— Je sais, oui, soufflé-je, tête basse.
— Et pour finir, notre Yu-Han, lui au moins, paraît motivé par ces emplettes de Noël.
Pas étonnant... Son subconscient s'acharne à garder dans l'ombre toute la négativité qui y est associée. Maman glisse l'index sous mon menton, elle me relève la tête.
— Haut les cœurs, mon garçon.
J'opine et m'efforce d'afficher l'ébauche d'un sourire afin de la satisfaire. Mes pensées me ramènent pourtant irrémédiablement à la table d'Oba et Yu-Han.
Ce dernier semble faire des efforts considérables pour que notre bonheur lui revienne. Nous cohabitons d'ailleurs sans mal. Yhan n'a jamais été difficile à vivre, je retrouve au moins ça de lui en plus de sa passion pour l'architecture d'extérieur. Bien qu'il garde toujours une certaine réserve, il socialise à nouveau, est un peu plus ouvert qu'aux premiers jours de son retour et s'engage volontiers dans les conversations lancées – même s'il lui manque parfois certains éléments de compréhension sur les sujets récents. Nous avons reçu un nombre considérable de visites. Notamment mes parents, ainsi que de vieilles connaissances ayant étudié à l'Université de Moncton avec mon chéri. Quelques amis communs, aussi, desquels les visages lui sont restés méconnus mais avec qui il a tout de même interagi poliment.
— J'ai déplacé notre voiture afin de récupérer ton pick-up, Raise, annonce mon père.
Je ne l'ai même pas vu sortir. La veste sur son dos et le bonnet sur sa tête sont pourtant recouverts de minuscules flocons.
— Si Oba préfère passer du temps avec Yu-Han, je peux me charger seul d'aller nous choisir un beau sapin.
— Et ainsi en récolter tous les lauriers ? intervient l'intéressé, un air taquin fiché sur son visage à peine ridé.
Yu-Han ressemble indéniablement à sa défunte mère, il n'hérite de son père que sa taille – plus si petite – et ses quelques traits asiatiques.
Amusé par l'esprit de compétition bon enfant ayant toujours existé entre nos géniteurs, il esquisse un sourire et se lève à la suite du sien. Tous deux nous rejoignent au séjour.
Toutes dents dehors dans un rire fraternel, mon père tapote vigoureusement l'épaule d'Oba, qui lance un bras autour des siennes.
— Qui aime bien châtie bien, hein ? glousse ma mère.
— Vous le savez bien, Charlotte. À dire vrai, j'entends surtout éviter l'agitation du centre ville. Je ne m'en rappelle que trop bien. Les magasins offrent toujours des réductions en rapport avec le solstice d'hiver. Ça les rend tous fous !
Mes parents rient à gorges déployées. Ceci dit, Oba n'a pas tort. Le vingt-et-un décembre est souvent marqué par une frénésie insensée. Serait-ce lié au fait que jour ne dure qu'une huitaine d'heures avant de laisser place à la beauté d'une nuit illuminée par les décors grandioses de fin d'année ? Étrange idée populaire.
— Bien. Si tu es prêt, nous pouvons y aller.
— J'enfile mon manteau en vitesse, confirme mon beau-père en joignant les gestes à la parole.
— Je crois qu'on devrait partir, nous aussi, avant que le centre commercial ne soit trop bondé, ajoute mon époux sous nos yeux contemplatifs.
La gaieté renversante qu'il affiche, même affublé de cet hideux pull vert tricoté par ma mère, a de quoi faire chavirer mon cœur.
*
Mes yeux et mon esprit ne cessent d'être nargués par l'ostensibilité de la période en cours. Des guirlandes colossales étreignent tous les arbres de Dieppe, sans exception. Quant aux banderoles lumineuses avec le message « Joyeuses fêtes », elles pullulent au-dessus de bien des rues, ainsi que dans le hall du centre commercial – que nous venons à peine de quitter. Là-bas, des chenapans couraient dans tous les sens, de quoi éreinter leurs pauvres parents. Les enfants les plus sages supportaient la longue attente afin de pouvoir parler au Père Noël des cadeaux souhaités lors de son passage prochain sous leurs sapins.
Au cabinet vétérinaire, nous proposons la même chose aux enfants mais aussi à leurs petits animaux de compagnie. Ils viennent souvent revêtus de tenues plus mignonnes les unes que les autres. C'est un beau geste, auquel je n'assiste plus depuis trois ans. Cette année n'a pas fait exception. Déjà que j'ai été pris au piège pour l'organisation la fête de Noël, j'ai beaucoup plus important à gérer durant mon congé.
— Respires un coup, pour voir ce que ça donne, charrie Abi, qui me taquine d'un léger coup d'épaule.
Sourire satisfait sur ses lèvres couleur rubis, ma collègue file ensuite rejoindre ma mère dans un énième magasin. Elles s'accordent sur le choix des accessoires de jardin, des couverts en plastique et autres fournitures, ce qui m'enlève une épine du pied. J'en suis donc rendu à porter des sacs, un peu gavé de piétiner à droite à gauche depuis deux heures. Cette corvée aurait toutefois été bien plus désagréable si nous n'étions pas en si bonne compagnie.
Bien sûr, il est question de mon formidable époux ! Nous parvenons à marcher en pleine foule sans qu'il se tende à chaque fois qu'une personne le frôle. Cependant, à le voir en permanence scruter son environnement, je ne peux nier mon amertume. De toute évidence, Yhan craint encore inconsciemment que quelqu'un ou quelque chose lui tombe dessus par surprise. Tous deux marqués au fer rouge, à nos manières respectives, nous ne sommes que rarement sortis aux heures d'affluence, depuis son retour. Ainsi, je ne peux décrocher mon regard de lui bien longtemps.
— Pas trop fatigué de notre crapahutage ? m'enquis-je face à ses yeux bouffis, perdus sur les passants de la rue piétonne.
Yu-Han ramène son attention à moi et m'adresse un sourire rassurant.
— Non, ça va.
— Ta fièvre est-elle retombée ?
— Je pense, oui. Elle était sans doute due au stress, ou à mon manque de sommeil... au choix, mais je me sens un peu moins fébrile.
Je hoche la tête, sans vouloir montrer à quel point ces terreurs nocturnes qui lui donnent encore du fil à retordre m'affectent.
Je n'ai pas osé aborder notre agression en détail, avec lui, et surtout pas ce que je pense avoir vu. À l'époque les médecins, les psychologues et mon entourage avaient insisté sur le fait que le choc de l'agression, additionné à mes blessures, ait certainement créé des hallucinations et des souvenirs confus. En ramenant ces faits à la situation de mon mari, je me demande s'il récupère des bribes troubles de son enlèvement, ou si son tourment psychologique naît d'un évènement s'étant déroulé ensuite. Ce pourrait aussi bien être des flash-back de ce qui s'est passé la nuit de son accident...
Il reste beaucoup de zones d'ombres, concernant les circonstances du retour de Yu-Han. Ses premières séances avec Callum ont cependant paru bienfaitrices. J'ai d'ailleurs eu l'agréable surprise d'admirer notre anneau de mariage à son doigt, ce vendredi. Elle y reste à présent quotidiennement et j'en suis extrêmement heureux. Le psychologue a proposé de m'accueillir aussi, en séances individuelles. Je délibère encore pour savoir si je souhaite à nouveau passer par cette case. Cela serait peut-être bénéfique à notre couple, plus qu'à ma simple personne.
Sortant de l'enseigne victorieuses, avec une amie en prime, les filles cancanent à ne plus en finir. Yu-Han masque assez bien son soubresaut de surprise lorsque ma mère s'accroche à son bras comme autrefois.
— Je vous ai dégoté de superbes flûtes à champagne en cristal, s'enthousiasme-t-elle. Alors, bon, elles ne figuraient pas sur la liste, mais on ne rate pas une bonne affaire !
— Je suis sûr qu'elles nous seront bien utiles, réplique gentiment Yhan.
— Oh, allons voir ce qu'on déniche par ici ! exhulte Abi.
— Très bien, mais ceci est notre dernier arrêt, mesdames. Ensuite, on s'en va, déclaré-je, lassé.
— Mais quel rabat-joie tu fais ! On doit encore dégoter un chapeau de lutin à Robin.
— Je doute qu'il ai demandé ça à la Mère Noël, bougonne mon mari.
Par instant, la proximité d'Abigaïl semble étrangement le contrarier.
— Je suis d'accord pour dire que Ronin ne nous en tiendra pas rigueur, rattrapé-je. Nous avons une bonne trentaine de minutes de trajet afin de te ramener à bon port. J'aimerais autant être rentré avant qu'il fasse nuit noire.
Les dépensières radotent un coup et nous abandonnent devant la vitrine de l'échoppe, les bras chargés d'emplettes.
— Ces deux-là ne sont pas croyables, lancé-je en vue d'alimenter mon rapprochement avec Yu-Han. Heureusement que nous avons commencé par acheter ce qu'il nous manquait pour préparer l'ascension de demain. Te sens-tu assez en forme ?
— Oui, ne t'en fais pas. Le trajet vers le Mont Chipoudy devrait durer un peu plus d'une heure, c'est ça ?
— Tout à fait.
Notre programme paraît toujours autant le motiver, j'espère que l'escapade qui suivra l'épuisera assez pour éviter une cause supplémentaire de stress de mon côté. Ses balades tardives se font rares, et il me laisse comme convenu une note sur le lit lorsqu'il s'y adonne, mais je ne suis jamais tranquille avant son retour.
Au bon milieu de notre conversation, sortie de nulle part, une main intrusive se pose sur l'épaule de mon chéri.
— Hey, sa-
L'individu n'a pas le temps de finir sa phrase, la réaction de Yu-Han est immédiate. Lâchant brusquement tous les sacs, il accroche ces doigts intrus et tord sans hésitation le poignet de leur propriétaire. Ce dernier pousse un cri de douleur faisant se retourner quelques badauds. Les prunelles de Yhan semblent d'un coup prendre une couleur perçante. Un gris ombré, assimilable à celui de la lune déjà présente dans le ciel nuageux.
Je cligne des yeux. Ça a été tellement bref que je ne m'explique ce reflet dans ses iris affolés que par la réverbération des lumières du début de soirée. Yhan se retourne à la volée et renforce sa prise. De sa deuxième main, il saisit les vêtements de l'autre homme à hauteur d'épaule. Ce n'est plus seulement le poignet qu'il lui tord, c'est carrément le bras dans le dos ! Je suis saisi de stupeur, mais pas plus que l'homme face à mon Yu-Han.
— Tu me fais mal, grimace-t-il dans un couinement en tentant de se défaire de sa clé.
Sans succès.
Même s'il a bien mérité cette mésaventure pour avoir osé toucher mon homme, je décide alors de venir à son secours.
— Tu peux le lâcher, Yhan. C'est juste-
— Will... souffle mon époux en se reculant, l'air troublé.
Sa prise faiblit, l'écervelé se redresse en se tenant le bras. Quant à moi, je reste interdit en réalisant que... Yhan se rappelle de lui ?
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