XII - Qu'entend le cœur quand l'âme pleure ?
Peut-être que ceux que nous craignons connaissent finalement une part de ténèbres encore plus sombre. C'est ce que je me suis dit après avoir entendu son histoire.
Je lui jetais quelques regards en essayant d'être le plus discrète possible. Parfois ils croisaient les siens, sans doute aussi hésitants que moi. On ne savait plus réellement comment se comporter. Est-ce que les compteurs étaient remis à zéro ? Est-ce qu'on allait essayer de s'apprivoiser ? J'avais envie de lui demander de m'expliquer plus. Qu'il me parle de lui, de sa vie actuelle... je n'ai rien fais. Pour une fois dans ma vie, j'ai décidé de ne pas aller au-devant des choses. Tout vient à point à qui sait attendre, n'est-ce pas ?
- Je suis contente que tu m'en aies parlé, avais-je lancé de but en blanc la bouche à moitié pleine. Et désolée, de t'avoir condamné trop vite...
- Tu avais tes raisons, et disons qu'au moins, ça a été fructueux ! Si tu ne l'avais pas fait, je n'aurais sans doute rien dit, confia Declan, un léger rictus aux lèvres.
On sourit au même moment et sans trop s'en rendre compte, on commençait sans doute chacun de notre côté à reconsidérer nos rapports.
Ses yeux émeraudes s'attardèrent un peu sur moi avant de se poser de nouveau sur l'horizon à présent complètement baigné dans l'obscurité. J'avais envie de lui partager mes secrets moi aussi. Après tout, n'était-ce pas la moindre des choses après ce qu'il m'avait confié. Pourtant, à le voir là, croquer dans sa pizza de façon si détendue, c'est comme si tous les mots qu'il avait prononcés n'avaient été qu'une hallucination de ma part. Je me suis demandé finalement si c'était le bon moment. Mais c'était déjà trop tard, ils me brûlaient la bouche, la gorge, la langue... tout en moi hurlait d'enfin les laisser partir. De confier ça à cet inconnu et à la nuit.
- Mon père est alcoolique, depuis quelques temps maintenant, confiais-je sans réussir à affronter son regard. Il lui arrive d'être très violent. Je suis allée vivre chez mon amie, Rose, que tu as vu avec moi la dernière fois. Juste le temps de trouver une solution, bien sûr.
Il posa sa part de pizza dans le carton et acquiesça d'un signe de tête, à l'écoute.
- Je ne veux plus remettre les pieds chez lui. Ma mère a divorcé et j'avais choisi de rester avec lui parce qu'elle l'avait trompé, ça me semblait être un choix juste et normal. A l'époque je m'imaginais absolument incapable de pardonner cette erreur qu'elle a fait, qui a brisé notre famille. Et puis je me suis rendu compte que la vie n'est pas forcement si simple, et... détester quelqu'un pendant toute une vie, ça peut être très long.
- Tu n'as jamais repris contact avec elle ? demanda-t-il calmement.
- Non. J'ai peur, je crois. Qu'elle me déteste, qu'elle ne veuille plus de moi... ce n'est pas comme si elle avait cherché à avoir de mes nouvelles de toute façon, soufflais-je dans un rire embarrassé. Je n'ai pas pris des siennes non plus... Alors je pense que revenir un beau matin en lui disant « Salut, ça va ? Quoi de neuf dans ta vie ? Bah moi, écoute, j'aimerais bien redevenir ta fille ! », ce n'est pas l'idée du siècle ! m'exclamais-je sur un ton théâtral.
- Il y a d'autres moyens. Comme... lui écrire une lettre ? J'en avais écrit une à ma mère avant de partir. Je ne sais pas si elle l'a lu, mais au moins, j'ai fait un dernier pas pour aller vers elle avant de décider de couper les ponts. Si on peut le faire dans ce sens, sans doute qu'on peut le faire dans le tien.
Je me souviens l'avoir regardé un instant, stupéfaite par ce changement de caractère si soudain. Il m'apparaissait d'un coup si sage, si mûr, si réfléchit. Je n'avais plus l'impression de parler au même garçon qui avait fait toutes ces manières au restaurant ou qui avait baragouiné tant de mots insensés devant la fac. Je me sentais bien, en réalité. Je n'avais jamais vraiment parlé de toute ça à Rose, elle connaissait l'histoire dans les grandes lignes mais jamais je ne m'étais épanché sur les détails plus intimes de mes pensées.
La raison de ma confession si soudaine m'est apparue d'un coup: il comprend. Il a mal, autant que moi. Pas pour les mêmes raisons, mais il voit mes cicatrices car je suis capable de voir les siennes. Toutes ces blessures invisibles aux yeux des autres, prennent sens pour nous. Il comprend, et c'est apaisant. Même si cela induit qu'il a dû passer par toutes ces épreuves.
- Ça pourrait être une bonne idée, non ? demanda-t-il en reprenant sa part déjà à moitié consommée.
- Oui, je suppose...
- Mais ça te fait peur.
- Oui, murmurais-je en levant vers lui des yeux terrifiés. Je crois que penser qu'elle me déteste est moins difficile à supporter que si je devais en avoir la confirmation...
- Ou... vous pourriez vous retrouver.
- Une chance sur deux... ça fait quand même une chance sur deux d'être déçue.
Il releva la tête vers les étoiles, la basculant légèrement en exaltant bruyamment. Je croyais l'ennuyer et au moment où j'allais éviter la fin de cette conversation, il tourna vers moi un regard comme enflammé, déterminé.
- C'est pas déjà le cas ? lança Declan.
Incapable de répondre à cette question, je voyais bien pourtant où il essayait de m'emmener.
- Alors qu'est-ce que tu risques ?
Mais la vraie question n'était pas de savoir quels pourraient être les risques, mais plutôt : étais-je assez forte pour les surmonter ? J'avais peur. Peur de toutes les éventualités qui pourraient s'offrir à moi. Son amour, que je ne pensais plus mériter. Son rejet, que je ne voulais pas affronter. Toutes les options me semblèrent vaines.
- Si tu veux, je veux bien t'aider, proposa-t-il, l'air détaché à nouveau, en s'essuyant les mains après avoir fini sa part de pizza.
- J'aurais jamais le courage de le faire, Declan.
- D'où ma proposition. Je ne vais pas t'aider à rédiger du Shakespeare, mais se serrer les coudes, si t'en as besoin.
- Pourquoi ?
Je le regardais, à la fois suspicieuse et surprise. On se connaissait – et encore, c'était un bien grand mot – depuis quoi... un mois ? Qu'est-ce qu'il y gagnait ?
- Parce que j'aurais bien aimé qu'on me tienne la main le jour où je l'ai fait. Et aussi parce que j'ai des choses à me faire pardonner !
- Hm... t'as déjà payé la pizza, ta dette est effacée, riais-je en mordant de bon cœur dans ma dernière part.
Il sourit légèrement. Est-ce qu'il était déçu ? Ça y ressemblait en tout cas.
- Ok... ça va me coûter de dire ça mais, je veux bien que tu m'accompagnes pour lui apporter, si tu n'as pas d'autres trucs de prévus évidemment !
- Marché conclu, chuchota-t-il en se penchant légèrement vers moi. Mon agenda est vide pour toi. Je peux même le brûler s'il le faut, ricana-t-il.
- Ce ne sera pas nécessaire, ne t'en fais pas !
- On le prépare quand, le casse du siècle ?
Le plus tard possible ? Jamais ? Dans l'au-delà ? Voilà ce que je voulais lui répondre.
- Je ne sais pas... je dois voir, avais-je bafouillé encore peu certaine de mon choix.
- T'es sûre que tu veux que je vienne ? demanda-t-il en se relevant et en me tendant la main pour m'aider.
- Tu m'as donné l'idée, tu en assumes les conséquences. Le truc c'est que c'est à cinq heures de route, donc il va falloir trouver un moment où c'est faisable.
- Ça tombe bien, j'adore les road trip ! s'exclama-t-il visiblement amusé par la situation.
- Bien, parfait alors... on en reparlera plus tard.
- Tu vas te dégonfler si t'attends trop longtemps, tu le sais n'est-ce pas ?
- Je sais. Mais ce n'est pas non plus comme si j'avais un emploi du temps flexible. Il faut que je m'arrange pour mes cours, pestais-je soudainement irritée par sa remarque.
- Eh, chuchota-t-il en ancrant son regard dans le mien, peut-être que tu devrais y penser plus longuement ? C'était une idée comme ça, personne ne t'oblige à rien.
- Je sais, mais ça fait déjà longtemps que je pense à y aller, ou même l'appeler et je n'ai jamais eu le courage de le faire. Parfois je me dis « imagine qu'elle soit malade ? ou presque à l'article de la mort ? », sans que je ne le sache. Une angoisse monte et une voix me souffle que si j'attends encore, un jour il sera trop tard.
Les larmes brouillaient mon champ de vision. Quand avais-je commencé à pleurer ? Je ne m'en étais pas rendue compte, pourtant l'émotion me soulevait l'estomac et donnait à mon cœur un rythme bien trop rapide. L'air manquait. J'étouffais. Un contact chaud se fit sentir sur ma joue et son sourire habituellement plein de fougue et de défis se faisait doux, rassurant, protecteur. Sa main posée doucement sur mon visage rattrapait au vol ces larmes chaudes qui tentaient de s'enfuir.
- Iris, calme toi. Ça ne sert à rien de te mettre une pression monstre... Si tu veux y aller, alors on ira. Sinon, tu as le temps ! Tu n'es pas obligée de te mettre dans un état comme ça pour une idée que le dernier des crétins vient de te mettre en tête ! murmura Declan avec un petit rire.
- Je sais, soufflais-je en reculant d'un pas pour rompre le contact.
Il s'écarta également, laissant tomber sa main le long de son corps et détournant le regard sur les boîtes en carton vide qui gisaient sur le sol. D'un geste las il les attrapa et retourna au camion. Immobile, je ne pouvais pas le suivre. Sa main sur ma peau laissait encore une sensation étrange dans tout mon être, malgré le fait qu'elle n'y soit plus présente. Je le regardais passer les cartons à la personne chargé du stand et il continua son chemin jusqu'à la portière passager. Sans se retourner, comme s'il savait déjà que j'étais incapable de faire le moindre mouvement. Que se passait-il ? Qu'est-ce qu'il m'arrivait ?
C'est seulement au bout de longues minutes à attendre à côté de la voiture que ses yeux croisèrent les miens, abritant une force incroyable. Le vert foncé de ses prunelles ressemblait à une terre sauvage jamais foulée, à la nature reprenant ses droits, à une émeraude brute. Le contraste avec ses cheveux noirs et ses traits anguleux rendait le contact visuel douloureux. En fait, toute sa souffrance était sculptée sur son visage.
Chacun de ses traits reflétait ce qui me semblait être une parcelle vers son passé que j'ignorais. Et pourtant, pourquoi affichait-il parfois cet air si innocent ? Comme un enfant apeuré. Lorsqu'il posa ses doigts sur ma joue, c'est comme si tout c'était effacé autour de nous. J'aurais presque pu entendre le son de son âme.
- J'arrive, pas besoin de m'infliger ça... chuchotais-je en sachant pertinemment qu'il ne pouvait pas m'entendre à cette distance.
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