XI - Le poids d'un cœur trop lourd.
- T'as faim ? lançais-je en voyant qu'on s'approchait dangereusement de la ville.
- Il est dix-huit heures, ricana Iris sans quitter la route des yeux.
- Il y a pas d'heure pour avoir faim.
Je n'avais aucune envie de me retrouver seul après ça. Je n'avais jamais voulu être aussi seul d'ailleurs. C'était la pire des tortures, m'obligeant à penser, tout repasser en boucle dans mon esprit et surtout ce que j'aurais préféré avoir oublié. Et ce n'était certainement pas les évènements qui venaient de se produire qui allaient contredire ça. J'en tremblais encore, même si je tentais tant bien que mal de le cacher.
- Pizza ? m'indiqua-t-elle en désignant un stand devant lequel nous passions.
- J'invite.
- Arrête... t'es pas obligé de faire ça !
- Justement. J'ai toujours pas pu te le payer le diner, vu que t'es partie avant l'addition.
Je sentais son regard posé sur moi. Elle se contenta de se garer dans le petit carré d'herbe à côté du camion à pizzas. Avant qu'elle ne puisse bouger, j'ouvris la portière en lui montrant mon portefeuille pour qu'elle comprenne que j'étais sérieux. Je sentais bien qu'elle me donnait sa commande à contre cœur, sans doute agacée par ce geste qu'elle devait mal interpréter. Je n'essayais pas d'être galant, je voulais juste sortir de la voiture sans elle. Ce n'était pas tant de la colère, plutôt une honte qui me laissait un goût acre dans la bouche. Et si je pouvais rompre cette tension qui planait encore dans l'air, peu importe la façon, c'était avec plaisir. En fait, pendant quelques instants, je voulais mettre une distance entre ce qu'elle venait de voir et ce que j'avais entendu.
Toquant à la vitre, je lui fis signe de baisser le carreau.
- C'est prêt dans quarante minutes à peu près, on va s'asseoir ailleurs ?
- Hm... oui, si tu veux, acquiesça Iris en se détachant.
Sans l'attendre, je m'étais étendu de tout mon long dans l'herbe à quelques pas du camion. Le ciel commençait à virer au rose, signe que la nuit n'était pas loin. Après tout, les jours raccourcissent bien plus vite en cette saison. Un vent frais nous avait également rejoint, mais rien d'assez froid pour me remettre les idées en ordre. Pourquoi n'arrivais-je pas à simplement passer outre ? Peut-être ne m'avait-elle pas poussé dans ce ravin, mais c'était tout comme. En l'espace de quelques secondes, c'est comme si j'avais dévalé cette pente escarpée, m'étais heurté à tous les rochers, les arbres, sans jamais toucher le sol. Je me sentais retourné, secoué, meurtrit, abattu... au moins, je ressentais quelque chose.
Elle se glissa à côté de moi, en prenant soin de rester à bonnes distances. Dans un élan de courage, je l'ai regardé. Elle était vraiment belle. Même lorsque son visage était déformé par la colère plus tôt, elle restait belle. Ça en devait presque surnaturel !
- Ma mère a frappé mon père pendant dix ans, confiais-je au bout d'un moment sans trop savoir pourquoi.
Je ne sais pas pourquoi, mais après la scène qui était survenue plus tôt, je me sentais obligé de m'expliquer. De justifier qui j'étais, pourquoi j'agissais comme ça, dans l'espoir qu'elle me pardonne. Mais au fond, de la part de qui souhaitais-je vraiment recevoir l'absolution?
Elle tourna son visage vers moi, attentive. Elle ne semblait pas choquée ou horrifiée. Elle ne me prit pas non plus en pitié. Elle me regarda et m'écouta tout simplement.
- Elle avait grandi dans un milieu rempli de violence, encaissant traumatisme sur traumatisme quand elle était jeune. Sa colère était souvent incontrôlable. Je pense même, avec le recul, qu'elle ne savait pas communiquer autrement qu'en déversant sur lui la rage qu'elle avait emmagasiné toute sa vie.
Ses prunelles marrons toujours posées sur moi, elle semblait avoir oublié le monde autour pour se concentrer sur mes mots. Et je crois encore aujourd'hui que c'est sans aucun doute la chose la plus gentille qu'on ait pu faire pour moi.
- Un jour, il ne s'est pas relevé immédiatement. C'était le fameux coup de trop et il a fallu l'emmener à l'hôpital. Mon frère était plus âgé que moi à l'époque, il devait avoir quinze ans et moi douze. Pendant qu'il était absent, il ne restait plus que nous deux et ma mère. Je me souviens d'un soir, après être rentré de l'école tout excité par une bonne note, j'ai voulu l'exhiber auprès d'elle. A l'époque, c'était flou tout ça pour moi, la violence. Même en la constatant tous les jours, je ne la comprenais pas réellement. Alors j'ai brandi ma copie sous ses yeux en criant de regarder, lui expliquant que j'avais eu la meilleure note.
Ma main retomba après avoir mimé la scène. Le rose du ciel commença à se troubler et une larme glissa doucement jusqu'à mon oreille. Je sentis ses doigts effleurer légèrement les miens, un sourire compatissant aux lèvres. Ma voix se brisa et un silence s'imposa à nous. Le vent était devenu un peu plus froid, sans doute dû au fait que le soleil commençait sa course vers un autre hémisphère. Pourtant, je n'avais pas froid.
- Elle m'a arraché violement le contrôle des mains et l'a jeté. Je crois que c'est vraiment ce soir-là que j'ai compris pourquoi mon père n'avait jamais rétorqué. On ne pouvait pas. Mon frère nous a enfermé dans sa chambre avant qu'il ne soit trop tard. J'ai entendu comme une tornade dévaster la maison.
Elle s'est tournée complètement vers moi en prenant garde à ne pas rompre le léger contact de nos doigts. J'aurais voulu lui prendre la main, la serrer pour me donner du courage, mais le simple fait de la sentir présente à mes côtés était suffisant. Elle était là, pas à moitié, j'avais toute son attention.
- Quelques temps après, mon père est décédé. Il n'est jamais rentré de l'hôpital, je n'ai même pas pu être à ses côtés. Je trouvais ça normal, finalement, que l'on agisse comme ça. Je l'avais observé toute ma vie. Jamais je n'ai défié ma mère, jusqu'à mes seize ans... La vie était devenue un enfer, elle l'avait toujours été au fond, mais je ne pouvais tout simplement plus l'encaisser. Mon frère était déjà parti, deux ans après la mort de mon père, alors j'avais en tête de le rejoindre. J'ai tout quitté, j'ai pris un sac avec deux trois trucs et je me suis barré. La laissant là, dans sa maison, avec sa tristesse et sa rage qui même après toutes ses années de vengeance ne s'atténuaient visiblement pas.
M'obligeant à reprendre mon souffle, mes larmes coulaient en silence, brisant ma voix à mon plus grand regret. J'aurais voulu pouvoir retracer ce récit sans vaciller, sans avoir besoin qu'on me serre pour recoller les morceaux, mais la vérité était bien moins simple. Même après toutes ces années, l'enfant que j'étais en pleurait encore comme au premier jour. Ce n'était pas guéri, mais est-ce que ça pourrait même l'être un jour?
- En fait, je me suis rendu compte que ça ne valait pas le coup de risquer ma peau pour une femme qui ne connaissait pas vraiment l'amour. Même si j'étais brisé à l'idée de l'abandonner et de la condamner, j'ai refusé qu'elle me condamne avec elle. Après deux ans à vivre un peu partout avec mon frère, mais principalement seul, j'ai eu un appel m'annonçant la mort de ma mère. Je suis resté impassible, insensible. Tu sais ce que je me suis dit à ce moment-là ? soufflais-je en esquissant un sourire presque carnassier, rempli de regret.
Elle hocha la tête, la bordure de ses yeux rougis par l'émotion.
- « Ça y est, c'est enfin fini », murmurais-je en fermant les yeux, poussant les quelques gouttes salées coincées à la lisère de mes paupières à faire le grand saut.
Mon rire perça dans l'obscurité naissante et je me sentis quelques peu coupable. Parce que même cinq ans après sa mort, je ressentais encore ce soulagement en repensant aux mots de ce policier à l'autre bout du téléphone.
- Je suis désolée, Declan... chuchota-t-elle en se remettant sur le dos.
- T'as pas à l'être. La seule personne qui aurait dû l'être est déjà partie avant de comprendre le sens de ces mots.
- Je n'aurais pas dû... balbutia Iris, déconfite et embarrassée.
- Je sais que ça n'excuse pas ma façon d'être. Je ne t'ai pas dit ça pour que tu sois indulgente, juste parce que toi non plus tu ne sais pas tout. C'est toujours pas guéri et ça me coute beaucoup de le dire mais... c'est la première fois que j'en parle à quelqu'un.
- Je vois...
Après m'être redressé en sentant mon portable vibrer dans ma poche, je l'ai regardé un instant.
- T'es vraiment pas normale, Iris. Pour réussir à me faire dire tout ça, c'est que t'es à part, souris-je en décrochant.
Je ne me suis pas senti apaisé ou libéré d'un coup d'un seul, mais indéniablement plus léger. Comme si j'avais cassé une des chaînes qui me retenais prisonnier de mon passé. Elle est restée assise à mes côtés et, alors qu'on pouvait enfin déguster ces pizzas amplement méritées, je ne pouvais m'empêcher de la regarder. Elle souriait en mâchant chacune des bouchées qu'elle prenait. Elle m'attirait, comme un aimant. J'avais envie d'être proche, le plus proche possible. Sentir sa peau chaude et ses yeux posés sur moi. Pourtant le simple fait de l'observer discrètement mordre dans sa part et sourire de satisfaction gustative me suffisait.
J'aurais aimé la rencontrer ce jour-là, que tout commence ici. Elle, moi, des sourires timides, des secrets avoués et une pizza à partager. Mais serions-nous devenus qui nous sommes aujourd'hui si nous n'avions eu que de bons côtés ?
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