X - Le fracas des secrets.

J'avais arrêté la voiture et me garais devant une grande falaise se trouvant juste à la sortie de la ville. Malgré moi, je pouvais encore sentir les effluves d'alcool se dégageant de lui, mais également constater qu'il n'avait toujours pas les yeux en face des trous.

Au fond, je ne savais pas ce qui me motivait à faire ça. Était-ce par égoïsme ? Rose avait-elle raison lorsqu'elle me disait que ma vie et mes craintes étaient calquées sur les échecs de mes parents ? Tout ce qui habitait mon esprit à cet instant c'était une rage folle. Je lui en voulais d'avoir déboulé dans ma vie. D'être apparu sur mon campus dans un état plus que misérable. De monter sur ses grands chevaux quand j'exposais des faits. D'être comme lui. D'être là et de ne pas chercher à se sortir de l'œil du cyclone.

Déterminée à lui faire prendre conscience du poids de ses actes, j'ai retiré la clef du contact sans prendre la peine de répondre à ses multiples questions sur le pourquoi de notre virée et de cette destination. Sans lui adresser un regard, je me suis dirigée droit vers le vide. Hésitant, je l'entendis ouvrir la portière, toujours dans l'attente de réponses.

Il était obligé de se tenir à la voiture pour arrêter de vaciller et rien que de le constater ça me donnait envie de hurler. Non sans mal il me rejoignit, gardant une distance raisonnable entre le vide et lui, mais également avec moi. Était-ce par peur que je le pousse ? Ou que je ne le retienne pas ?

Après quelques minutes à observer ce ciel qui me semblait d'un coup si proche, ce précipice si tentant dans lequel une larme tenta de se jeter, j'avais laissé le silence me submerger. Le calme avant la tempête cette fois.

- T'es malheureux, Declan ? T'es malheureux et tu veux savoir ce que c'est de toucher le fond ? Alors saute, lançais-je d'un ton qui se voulait le plus détaché possible.

Il écarquilla les yeux et eu un mouvement de recul. Mon cœur se balançait dangereusement à chacun de mes mots, car je savais qu'ils pouvaient avoir des conséquences néfastes, mais en réalité ça me semblait être la solution la plus jouable. Celle que j'aimerais pouvoir appliquer avec mon père...

- Je ne te retiendrai pas, compte sur moi. Si tu es persuadé que personne ne sera triste si tu disparais, alors au lieu de boire et te tuer à petit feu sous les yeux du monde, fait le grand saut, affirmais-je paisiblement.

La peur habitait son regard, ça crevait les yeux. Pourtant, contre tout attente, il se redressa et ce rictus si agaçant et désinvolte s'afficha sur ses lèvres. Il n'y croyait pas. Il avait bien compris le manège et ça ne prenait visiblement pas sur lui.

- C'est une blague ? pouffa-t-il. T'es sûre que tu veux vraiment que je me foute en l'air sous tes yeux ?

Pourtant, malgré cet air désabusé qu'il affichait, il paniquait. Je me suis demandé à ce moment-là s'il n'avait pas peur, finalement, que ce soit vrai. S'il n'était pas en train de peser le pour et le contre. De compter le nombre de personnes qui, potentiellement, pourraient le regretter. Puis son visage prit une teinte rosée autour de ses yeux émeraudes. Il se dandinait un peu sur place, le regard fuyant... et j'ai alors compris que la liste ne devait pas être très longue dans son esprit. Mais surtout, et c'était bien ça le problème, il tentait de fuir cette situation embarrassante, exactement comme mon père quand j'essayais encore de le confronter à ses problèmes. Le déni surpassant la culpabilité.

- Tous les jours, si tu remplaçais le verre vide par un saut, combien de fois sauterais-tu ? avais-je dit calmement en fixant de nouveau l'horizon.
- Arrêtes tes conneries un peu, Iris...
- Réponds, aujourd'hui, tu serais mort combien de fois ?

Je le voyais trépigner du coin de l'œil, et j'espérais bien qu'il en avait marre de moi. Sur l'instant, après avoir entendu ses piètres excuses, c'est l'adrénaline qui avait pris le contrôle. Sans réellement réfléchir, je m'étais dit que peut-être ça pourrait lui faire prendre conscience de la gravité de sa situation. Avais-je tort ? Sans doute. Ce n'était pas une méthode très orthodoxe et sans doute encore moins enseignée en psychologie. Mais on m'a dit un jour que dans une situation désespérée, une solution désespérée valait mieux que pas de solution du tout.

- A quoi tu joues sérieusement ? T'as pas l'air d'être le genre de meuf à pousser quelqu'un au suicide, pesta Declan, visiblement plus embarrassé que moi.
- Pas tous les jours, non.
- Alors arrête tes conneries, c'est pas ton problème. Tu ne sais pas de quoi tu parles ! s'écria-t-il en commençant à se diriger de nouveau vers le véhicule.

La brise faisait flotter quelques-unes de mes mèches au-dessus de ma tête. Les yeux fermés, je tentais de ne pas penser. N'était-ce finalement pas la meilleure option ? Débrancher le cerveau et attendre. D'abord, j'ai cru qu'il pleuvait. Avant de me rendre compte que l'averse était issue de mes yeux... Je ne savais pas de quoi je parlais ? Il me donnait envie de hurler. Cette phrase a elle seule était la pire insulte qu'on ait pu me dire. Je ne savais pas de quoi je parlais ?

Puis je senti mes poumons se vider d'un seul coup et un hurlement retenti dans l'air doux de cette fin de journée. Dans un sursaut, je me suis d'abord demandé d'où venait ce cri de douleur atroce, dont les échos résonnaient encore. Puis en avalant ma salive je compris que j'en étais à l'origine. Alors cette fois j'avais recommencé encore plus fort, plus longtemps, au point de manquer atrocement d'air. Mes larmes dévalaient le long de mes joues à n'en plus finir. Ce n'était pas important, parce qu'il fallait que tout ça s'échappe et qu'est ce que ça faisait du bien !

Pour la première fois depuis le début de ce calvaire, je laissais enfin tous mes maux sortir. Je ne retenais plus cette souffrance infinie qui me rongeait les os, le cœur, l'âme... C'est seulement lorsque ma voix se brisa, en partie à cause de l'asséchement mais aussi de mes pleurs qui prenaient le pas sur la colère, que mes hurlements cessèrent.

Il me tournait le dos. Les deux mains ancrées sur le capot, il ne bougeait pas. Avait-il aussi envie d'ouvrir les valves ? De laisser le bateau couler ? Pourquoi ne disait-il rien ? N'en avait-il pas besoin aussi au fond ? Je voulais qu'il m'imite, qu'il laisse tous ces sentiments qui l'animaient s'évader, partir dans l'horizon, se perdre avec le vent et les entendre mourir dans les échos.

Puis les rires prirent le pas. Une hilarité incontrôlée me submergea sans même je n'en comprenne la raison. Mais ça faisait du bien ! Je me tournais vers lui, prise d'un nouveau pic d'adrénaline.

- Tu vois, t'essaies de garder la face avec ton apparence de dur à cuir, c'est du vent. Tu restes là, à te bourrer la gueule, parce que finalement c'est plus simple d'attraper une bouteille et de te mettre minable que d'assumer que tu as des faiblesses.

En voyant qu'il ne réagissait pas, j'avais décidé de continuer. Tenter le tout pour le tout. On était déjà au bord du vide, pratiquement au fond du trou. Il ne restait qu'un pas entre l'espoir et une fin tragique. Rester sur ce palier de la souffrance n'aurait aidé personne. Alors j'ai sauté le pas.

- Je ne sais pas de quoi je parle, Declan ? Pourtant tu sais qui ça fait souffrir tout ça ? Des enfants, qui attendent leurs parents qui sont trop ivres pour encore faire attention à eux. Des conjoints, qui voudraient encore être aimés, comme avant, mais qui sont obligés de voir à quel point leur moitié se détruit, condamnés à être spectateurs de leur fin tragique. Ça démolit l'espoir, l'envie, la joie, des vies... m'écriais-je entre les larmes et le rire.

Il tourna vers moi un visage rougit par les larmes. Penaud, terrifié, peu fier et sans doute bien plus culpabilisé que je ne l'aurais voulu. Il se laissa tomber devant la voiture et enfouit son visage dans ses mains.

- Tu as besoin d'aide, Declan. Pas parce que tu as des faiblesses, tout le monde en a. Mais parce que tu es suffisamment fort pour être encore capable d'équilibrer la balance, murmurais-je en m'accroupissant à mon tour.

Je ne savais pas pourquoi je faisais tout ça. Ça aurait été si simple de lui mettre un autre râteau, de partir et continuer la vie que je menais à moitié depuis trop longtemps. J'aurais pu l'ignorer, l'insulter, lui rire au nez... Pourtant, au simple son de ses excuses, j'ai entendu la détresse dans sa voix. Mais surtout, j'ai entendu la sincérité. Il était profondément désolé d'exister ainsi. Je n'avais pas ressenti ça toutes les fois où mon père prétendait l'être également.

Sa voix rauque, brisée par les regrets inavoués, trop honteux pour admettre qu'il ne désirait qu'une main tendue alors qu'il était capable de s'égosiller dans des discours débiles... Je voulais essayer de lui faire ouvrir les yeux. Parce qu'il était encore temps pour lui, finalement. Et étonnamment, j'avais encore la force de tendre la main, malgré tout.

Rose avait peut-être raison finalement, peut-être qu'il ne lui ressemblait pas tant que ça. La seule chose qu'ils partageaient, c'était un chemin commun sur lequel ils s'étaient perdus. Declan semblait plus doux, plus sensible, je pouvais le voir dans ses yeux. Me regardant avec une forme de peur et d'innocence lorsque je lui imposais le fond de ma pensée. Comme un enfant qui vit une injustice mais qui ne sait pas le formuler. Comme un enfant à qui on a imposé trop longtemps des secrets d'adultes qu'il n'avait pas à gérer.

Je l'ai regardé essuyer ses larmes du révère de sa manche et je ne voyais plus mon père, mais moi.

Me redressant, je m'approche de lui, regrettant presque de lui avoir infligé cette peine.

- Ne redis plus jamais que je ne sais pas de quoi je parle, Declan. Parce que tu n'en sais rien... murmurais-je en attrapant son bras pour l'aider à se remettre sur ses jambes.
- Je sais, souffla-t-il en tentant de garder la face.
- Je te dépose, lançais-je lorsqu'il se dégagea de mon étreinte pour rejoindre le côté passager.

Nous avions repris la route sans un mot. Avançant vers l'inconnu, sans qu'il ne soit nécessaire de combler le silence.

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