VI - Les bleus d'un cœur en larmes.

Savez-vous ce qui est pire qu'avoir un parent alcoolique ? Avoir espoir qu'il change. Chaque jour qui passe, chaque fois que le soleil se lève sur un nouveau jour, chaque fois que la nuit tombe... attendre désespérément qu'il se rende compte de son problème et qu'il décide d'en guérir.

Quand je rentrais et que je le voyais une bouteille à la main, l'envie qu'il la vide dans l'évier tout en me disant « j'ai merdé mais je vais me reprendre en main, je te le promets » ressurgissait. Espoir meurtrier... car à la fin, on finit par revivre le même enfer, la même journée, sans que notre vœu n'ai été exaucé.

Il finissait toujours par vider le liquide brunâtre dans sa panse. Il ne prenait même plus la peine d'utiliser un verre, sa bouche se mariant parfaitement à la forme du goulot de cette imposante bouteille. Une fois son contenu complètement ingéré, il n'y avait plus qu'à en attendre les effets, la boule au ventre.

J'étais souvent obligée de sortir si je ne voulais pas avoir à subir sa rage et sa colère. Malheureusement, il arrivait des fois où je n'en avais pas la possibilité, et là... le cauchemar commençait. Les insultes aussi coupantes que des morceaux de verre, me réduisant à l'état de sous être.

Alors, quand je l'ai vu lui, complètement ivre au bord des quais ce soir-là, hurlant comme un dératé des mots qui avaient perdu tous leur sens, les effluves d'alcool qui émanaient de lui lorsqu'il s'adressa à moi... Les signes étaient là. Il avait ce même rictus cramponné sur le bord des lèvres, ces phrases qui donnent envie de croire en lui envers et contre tout, ses yeux qui hurlent de faire attention à son existence... Tout ça, c'était exactement le genre de chose qui ferait courir n'importe qui à sa perte. Ces attitudes vicieuses, dangereuses, destructrices. Je ne pouvais m'empêcher de faire la comparaison avec mon père.

Au début tout se passait bien. Mes parents étaient heureux. Mariage heureux, naissance d'un premier enfant, puis d'un deuxième. Vacances heureuses, métiers respectifs satisfaisants qui permettaient à tout le monde de mener une vie encore une fois, heureuse.

Jusqu'à Henri.

Henri était le secrétaire de ma mère. Avec ses fonctions de notaire elle pouvait se permettre - c'était même inclus dans le poste - d'avoir une secrétaire. Après plusieurs mois de débâcle avec l'ancienne, ma mère embaucha Henri. Ils déjeunaient ensemble pour le travail, s'appelaient tard le soir pour des dossiers... Jusqu'au jour où ils ont fini par coucher ensemble, pendant trois mois, sans doute encore une fois pour « le travail ».

Lorsque mon père l'a appris, il a été anéanti. Ma mère était la femme de sa vie, il ne faisait que la regarder en oubliant les autres femmes qui pouvaient bien exister sur Terre. Il n'y avait qu'elle dans sa tête et dans son cœur.

Au début il justifiait les verres du soir par la nouvelle tragique qu'il venait d'apprendre concernant l'affaire Henri. Ensuite, par rapport à sa consommation en journée, il a trouvé comme excuse le divorce qui le mettait indéniablement dans un état catastrophique. Jusqu'au jour où il a arrêté de chercher à expliquer le fait qu'il ne buvait plus que du rhum, du whisky ou de la bière. Au fond, en y repensant, cette dernière étape était peut-être la pire. La honte et la culpabilité de sa névrose l'avaient complètement abandonné. Le fait qu'il n'essaie plus de se trouver d'excuses revenait à dire qu'il avait accepté sa condition. Et au fond, c'est sans doute à ce moment-là que j'ai compris que la maladie venait de faire disparaitre mon père. Car, en réalité, ces sentiments négatifs qu'il devait ressentir envers lui-même au début en constatant son problème étaient peut-être les seuls à pouvoir encore réellement le sauver...

Lorsque mon frère et ma mère sont définitivement sortis de sa vie, il a commencé à se servir de moi comme défouloir. Me rabaissant, m'humiliant et me détruisant. J'avais dix-huit ans et chaque fois qu'il me disait à quel point je ressemblais à ma mère, ma rage envers elle ne faisait que grandir. Je la maudissais d'avoir jeté à la poubelle notre vie pour des ébats avec Henri. A l'époque, j'étais restée à ses côtés après leur séparation car j'étais intimement convaincue qu'on pourrait encore être heureux, même si ce n'était qu'à deux... Je pensais que j'avais choisi le bon camp, répugnée par les agissements de ma mère.

Aujourd'hui, si le choix était à refaire, je n'essaierais pas de recoller les morceaux de cette famille irrévocablement brisée. Les entailles sont trop douloureuses...

Le comprendre est une chose, le pardonner et l'excuser en est une autre.

Je partage sa peine, bien plus qu'il ne l'imaginera jamais. Dans chacune de ses paroles, de ses coups, je ressens toute la douleur qui est emprisonnée dans son cœur. Pourtant... malgré toute la tristesse qui s'est transformée en une haine viscérale et en un dégout insupportable au fil des années, lorsque je le regarde droit dans les yeux, lorsqu'il se met à pleurer en me suppliant de le pardonner... je n'arrive plus à concevoir le fait qu'il ait choisi d'être aussi mauvais. Parce que notre capacité à garder espoir est la mort la plus lente et douloureuse que l'on puisse s'infliger et subir.

Je me suis juré de ne plus jamais commettre la même erreur qu'avec mon père. De croire qu'il était possible de sauver ceux qui ne le veulent pas. De tendre la main à quelqu'un qui ne cesse d'avoir envie de vous la mordre. D'avoir espoir, de croire qu'il est possible de changer, même lorsque l'autre n'y croit pas.

Alors j'avais décidé que j'irai à ce rendez-vous. Le vendredi, je me prouverais à nouveau en rejoignant ce garçon que j'avais raison. Déterminée à me convaincre que j'avais raison, que les hommes étaient tous les mêmes. Mais cette fois-ci il était hors de question que je tende la main vers qui que ce soit, et encore moins lui.

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