Le daron de la putasserie
Auteuil était un joli petit village dans les environs de Paris. Un lieu de villégiature pour les Parisiens fortunés, disposant de voitures et de chevaux pour rallier la capitale.
Il y avait la jolie petite église Notre-Dame d'Auteuil entourée de son cimetière un peu étroit, il y avait le parc Sainte-Périne, propice aux promenades et aux parties de chasse. Propices aux duels, interdits par la loi.
Il y avait les belles maisons bourgeoises qui faisaient d'Auteuil une belle petite commune...et les champs encore cultivés aux portes de Paris donnaient un petit côté champêtre à la ville qui attirait les riches bourgeois fatigués de la vie trépidante de la capitale.
L'inspecteur Javert en arpentait les rues, dénuées de pavés, accompagné de Jean Valjean, examinant les alentours avec intérêt.
Un joli coin de verdure dans lequel Cosette aurait été si heureuse de vivre...
Les bottes claquaient le sol, éclaboussant le pantalon d'uniforme d'une flaque de boue et faisant soupirer le cogne.
L'inspecteur Javert et sa tenue toujours impeccable !
Cela fit sourire M. Madeleine. Le maire n'avait jamais eu peur de salir ses costumes de bourgeois.
" Le froid se poursuit, murmura Valjean. Il faudra que je reprenne mon travail au couvent.
- Je ne suis pas un magicien, Valjean. Je ne peux pas arrêter le coupable comme ça."
Et Javert fit claquer ses doigts bruyamment.
" Que faisons-nous ici ?, demanda Valjean, curieux.
- Nous compromettre.
- Quoi ?"
Le parc Sainte-Périne était beau, si beau sous la neige qui étouffait la campagne. Les cheminées fumaient, on imaginait la chaleur des maisons bourgeoises bien isolées. On imaginait le confort.
On en concevait un certain dépit.
" Maintenant, mettons-nous en avant !," sourit Javert.
Et le policier tourna et retourna dans le parc Sainte-Périne, manifestement il cherchait quelque chose...ou quelqu'un...
Un policier effectuait une ronde, d'un pas raide et majestueux.
Ou alors il attendait que quelqu'un le trouve.
Ce qui arriva lors du troisième passage de l'inspecteur.
Un déclic venu de derrière un arbre et Javert lança, blasé :
" Enfin ! Il vous en a fallu un temps !"
Un homme apparut, suivi d'un deuxième puis d'un troisième. Valjean ne savait pas comment réagir, surtout en voyant les pistolets armés qu'on pointait sur eux.
Javert restait calme. Souriant sans joie.
" Qu'est-ce que tu veux le cogne ?, jeta avec mépris un des hommes.
- A votre avis ? Une partie de piquet ?
- Il ne sera pas jouasse de te voir Javert.
- J'ai du nanan.
- Alors, si tu es sûr de toi... Les pognes devant ! Ton poteau aussi !"
Valjean ressentit une bouffée de rage envers Javert lorsqu'un des hommes vint lui mettre des menottes. Javert se soumit, humblement, à la fouille qu'on lui fit subir. Puis un coup vicieux fut frappé dans son estomac et Javert se cassa en deux, le souffle coupé.
Son chapeau tomba à terre et ses longs cheveux glissèrent sur ses épaules. Un deuxième coup et Javert serra les dents pour ne pas leur faire l'aumône d'un cri de douleur.
Un des trois hommes saisit le policier par la gorge et le força à se redresser. Mauvais. Il souriait.
" Javert ! J'espère que le daron va te donner au plus offrant. Je vais me faire un plaisir de te faire hurler.
- Si je perds la partie... On en reparlera le Marlin, " sourit Javert, presque séducteur.
Un coup dans le dos et Javert avança. Valjean suivit, estomaqué par la scène qu'il venait de voir. Mais dans quel guêpier l'avait entraîné Javert ?
On marcha quelques minutes dans le parc, les pieds s'enfonçant dans la neige. Javert ne baissait pas la tête, il se tenait droit et fier.
Cabotin.
Valjean était plus humble, il ne regardait personne dans les yeux et cherchait la faille pour pouvoir s'enfuir.
Quelques minutes...
Et on pénétra de concert dans une maison de bon rapport. Une maison riche et luxueuse.
Dans un salon somptueusement meublé se tenait un homme sûr de sa place et de sa position.
Et cet homme contemplait sans plaisir le policier debout devant lui, les mains menottées et les yeux inexpressifs.
" Tu m'as habitué à plus de sérieux, Javert.
- Difficile de te trouver Balmorel. On est obligé de se déplacer dans les faubourgs.
- Que veux-tu le cogne ?
- Des informations."
Un rire, gouailleur et moqueur résonna dans le salon luxueusement meublé.
" Tu te crois au miseloque [théâtre] ?
- Des punaises sont assassinées. Cela ne doit pas arranger tes affaires. Que dirais-tu de te retrouver les coudées franches ?
- J'écoute," fit Balmorel en croisant ses mains sur son ventre rebondi.
Javert se plaça au garde-à-vous et expliqua simplement :
" J'aimerais beaucoup mettre la main sur cet escarpe et sa bande. Nous avons un compte à régler.
- Je le crois bien," fit Balmorel, goguenard.
De ses doigts joliment entretenus il se caressa la joue.
" Laurette, Paquita, Romuald..., commença Javert.
- Julie, Nancy, Stéphane..., poursuivit Balmorel, lassé.
- Des pratiques ?
- Des pertes pour ma bourse, admit Balmorel.
- Le mieux serait de laisser travailler la rousse..."
Le commentaire de Javert provoqua un haussement d'épaules de la part de Balmorel.
" Le gonze fera une erreur... Tôt ou tard il sera entre mes griffes...
- A ton bon entendement Balmorel... Mais un mariage avec la Veuve a plus de répondant..."
On sourit au commentaire de Javert.
Oui la guillotine faisait un joli spectacle.
" Et que vont dire mes hommes si j'accepte de collaborer avec la raille ? Hein Javert ? Collaborer avec toi !?
- Que veux-tu en échange de tes informations ?"
La négociation commençait.
Balmorel se leva et vint contempler le policier de près, laissant ses mains courir sur les épaules...avant de passer à celles, massives de Jean Valjean. Il les toucha en connaisseur.
" Tu me surprends le cogne. D'habitude, tu règles tes comptes toi-même.
- Je me bats ! Tu le laisses !
- Vraiment ?"
Valjean dut lever la tête pour observer Balmorel. Les doigts boudinés et froids du proxénète l'y forçaient.
" Un joli combattant. Fort et solide. Tu pourrais le faire concourir pour toi le cogne.
- JE ME BATS !," opposa violemment Javert en avançant d'un pas.
Une gifle fit reculer Javert.
Les yeux gris de l'inspecteur s'illuminèrent de colère.
" Bien, sourit le proxénète. La colère te sauvera le cogne."
D'un claquement de doigts, Balmorel ordonna qu'on libère Javert. L'inspecteur de police frotta ses poignets endoloris.
" Tu choisis quoi ?, demanda simplement le proxénète en observant Javert faire quelques pas dans la pièce, au mépris des armes levées sur lui.
- L'épée, fit tout aussi simplement le policier.
- Comme toujours. Je pense avoir le gonze qu'il te faut.
- Vrai ?"
Javert leva les yeux et regarda intensément Balmorel. Un sourire vicieux illumina les traits adipeux de l'homme.
" Des années qu'il rêve de te démolir. Une chance que tu sois venu précisément aujourd'hui.
- Une chance en effet, lâcha froidement Javert.
- Voyons les retrouvailles ! Allez me chercher Montparnasse !"
Javert sut rester impassible.
Valjean leva les yeux pour observer la salle. Elle était luxueuse et avait de grandes fenêtres. Mais un homme armé de Balmorel se tenait auprès de chaque sortie possible. C'était une souricière.
Il fallut attendre quelques minutes le temps de faire venir le jeune criminel. Valjean regardait profondément Javert.
Il n'avait jamais vu se battre l'inspecteur.
M. Madeleine ne connaissait pas son chef de la police. Il ne l'avait jamais vu à l'oeuvre.
Javert ne se faisait que peu de soucis pour sa part.
On ne le prenait jamais au sérieux dans un combat à l'épée. Les cognes étaient affublés d'une épée selon un décret royal ridicule. Ils n'avaient le droit de l'utiliser que la nuit, lors de leur patrouille.
Un décret remontant à l'Ancien Régime, lorsque les policiers étaient plus proches des gens d'arme que des officiers de justice.
Et on avait raison de se moquer de certains policiers qui ne savaient pas utiliser cette arme encombrante et désuète.
A leur décharge, ces officiers de police n'avaient pas le passé de Javert.
Le bagne était passé par là.
Lorsque Javert s'était présenté au bagne de Toulon pour y chercher de l'embauche, suite à la mort violente de son père, on l'avait regardé avec mépris. Un gitan, fils de bagnard. Un jeune garçon de quatorze ans ne sachant ni lire ni écrire...mais doté d'une intelligence pratique et d'un sens de la loyauté exacerbé.
Le capitaine Thierry le prit sous son aile et en fit son messager personnel. Il lui fit apprendre la lecture et l'écriture, il lui enseigna les rudiments de la loi... et surtout il lui apprit à se battre.
La Révolution était en pleine déshérence, des levées d'hommes avaient été décrétées. L'âge requis pour être enrôlé était de dix-huit ans. Javert n'avait que quatorze ans mais le capitaine Thierry voyait le potentiel que ce jeune homme prêt à tout et soumis à l'autorité pouvait apporter à l'Armée.
Il avait donc entraîné Javert. Il lui avait appris à monter à cheval et à se battre à l'épée. Il en fit un soldat.
Le siège de Toulon et la victoire du caporal Bonaparte avaient été de grands événements dans la vie du jeune Javert. Cela lui avait donné l'envie d'entrer dans l'armée. Il s'était donc entraîné avec ferveur à son futur métier de soldat...
Seulement la vie en décida autrement, Javert ne fut jamais soldat, il resta simple garde-chiourme avant de devenir inspecteur de police.
Mais il savait se battre à l'épée.
Javert savait ménager son public et jouer sur l'effet de surprise. Le seul défaut qu'il se voyait était ses mains. Douloureuses et handicapantes.
Il allait devoir les forcer. Dieu merci, le remède de Valjean et ces dernières heures restées au chaud et à l'abri de l'humidité les avaient rendues plus utilisables.
Quelques minutes de calme avant qu'un sifflement moqueur ne se fisse entendre.
" Mazette ! Javert ! Du diable si je m'y attendais !"
Un jeune homme venait d'entrer, amusé. Il s'approcha résolument de l'inspecteur, dédaignant le reste de la salle.
" Montparnasse, lâcha le policier du bout des lèvres.
- Toujours à la recherche de Patron-Minette ?, fit le criminel, taquin.
- Ce sera un plaisir, Montparnasse, de te mener à la Veuve. Toi aussi.
- Tu n'es pas amusant le cogne. Nous fêtons nos retrouvailles et voilà que tu m'agresses.
- Il est tout à toi Montparnasse !," jeta Balmorel, alors qu'il prenait ses aises sur son fauteuil confortable.
Ses hommes s'assirent, à même le sol, hypnotisés par la scène. Des paris furent lancés.
Valjean était atterré. Il était le témoin impuissant d'une absurdité. Et il lui vint à l'esprit que peut-être il s'était trompé sur la valeur que Javert accordait à sa vie.
" Des limites au combat ?, lança Montparnasse en examinant la silhouette redoutable du policier avec circonspection.
- Aucune. Mais évite de le buter dans ma maison. Le sang est difficile à nettoyer. La Seine est une meilleure tombe.
- Parfait !, sourit Montparnasse, un peu forcé. C'est Gueulemer qui sera content d'apprendre tes funérailles, le cogne."
Javert ne répondit pas, il restait concentré sur le combat qui s'annonçait. Montparnasse, éminent membre du Patron-Minette était un tueur sans pitié, cruel et vicieux. Son arme de prédilection était le surin. Etait-il bon à l'épée ?
Montparnasse ne possédait pas d'épée mais Balmorel lui en fournit une. Une belle épée d'officier de la Grande Armée. Assez semblable à celle que l'inspecteur Javert sortait de son fourreau.
Valjean se retrouva hypnotisé lui aussi.
D'un geste habitué, en bon comédien, Montparnasse fit quelques passes avec son arme. Javert restait statique, attendant l'assaut.
Balmorel produisit un bâillement sonore.
Le combat débuta.
Valjean n'avait jamais vu se battre Javert. Ni dans le bagne de Toulon, ni dans les rues de Montreuil.
Il ne fallut que quelques passes pour faire disparaître le sourire goguenard de Montparnasse. Quelques autres pour le mettre aux abois. Donc Montparnasse ne connaissait rien à l'escrime, ce n'était que de l'esbrouffe.
Javert souriait, méprisant, en assénant coup sur coup. Il était impressionnant. Il avait une technique parfaite, militaire, mâtinée de soudard, il frappait fort et frappait bien.
Montparnasse, confiant dans son âge et sa force, déchanta. Reculant sous la violence des coups que lui portait le policier. Feinte, attaque, dégagement, parade... Le combat aurait été beau à observer s'il n'avait pas été mortel.
Balmorel poussa un soupir de lassitude, bruyant.
" Toujours la même affaire ! Quand vont-ils apprendre à se battre tous ces gonzes ?"
Ainsi, voir Javert dans cette situation n'était pas rare ?
Valjean en fut estomaqué.
Il ne comprenait rien à son ancien chef de la police. Etait-il déjà ainsi à Montreuil ? Des souvenirs de rapports évoquant de possibles combats de rue lui revenaient, mais rien de bien méchant... Sauf que ces rapports avaient été de la main de Javert lui-même. Une manière d'atténuer les faits ? M. Madeleine se sentait floué.
Le combat prenait de l'ampleur.
On se croisait, on se cherchait, on se fuyait. Une belle danse bien chorégraphiée, menée de main de maître par Javert en personne. Avec quelques petits accrocs.
Montparnasse jappa lorsque la lame de Javert le toucha à l'avant-bras. Javert recula avec une fraction de retard sa jambe et son pantalon d'uniforme fut déchiré. Mais cela ne fit qu'exacerber la haine de l'inspecteur qui devint plus violent et brutal dans ses échanges.
Montparnasse décida de déconcentrer son adversaire, les paris commençaient à lui être défavorables. Il esquivait de plus en plus. Le mur se rapprochait dangereusement de lui et gênait ses mouvements.
" Alors le cogne, tu n'as pas été foutu de lui faire ça à l'autre gonze ? Celui qui t'a joliment maquillé ? Une belle coupure que tu as là !"
Javert répondit par un grognement et sa lame frappa violemment celle de Montparnasse. On recula sous le choc.
Les deux hommes se regardaient avec haine. Montparnasse retrouva son sourire, il était moins bon que Javert, certes, mais le vieux policier soufflait plus fort que lui. Vieux... Vieux... Vieux...
Il fallait jouer là-dessus.
" Alors le cogne !? Pourquoi tu ne lui as pas joué ton poilu ? On raconte que tu l'as laissé te couper sans faire le malin.... Tu avais le traque ?
- Qui raconte cela ?, demanda le cogne, pressé de reprendre le combat.
- Mais tout le monde ! Le grand Javert se prend une peignée [défaite] ! On a tous bien apprécié la nouvelle !"
En un instant, Javert s'était jeté sur Montparnasse, l'épinglant sur le mur. Oublié l'art de l'escrime, on se battait entre escarpes et mouchards. Javert voulait remporter la mise.
Sa lame se retrouva sur la gorge de Montparnasse.
Et c'était ce qu'espérait le jeune tueur.
" Qui m'a fait cette estafilade ?, lâcha Javert, aveuglé par la haine.
- Un gonze qui n'aime pas les cognes !," répondit Montparnasse.
Mais Javert se figea.
Montparnasse avait lâché son épée et plus rapide que lui il avait sorti ses fameux surins. L'un d'eux se retrouva sur son estomac.
Montparnasse sourit avant de murmurer :
" Et je le comprends, je n'aime pas les cognes non plus."
Une mort sûre et douloureuse.
Vingt minutes à la merci de tous ces escarpes. Sûr que la mort allait être douloureuse mais aussi outrageante.
" Bien, sourit Balmorel en se levant. Voilà un joli retournement de situation. Qu'en dis-tu Javert ?"
Javert ne répondit pas. Il accentua la pression de sa lame sur la gorge de Montparnasse. Le cogne ne mourrait pas seul. Les deux hommes ne se quittaient pas des yeux.
Javert avait des yeux de brume, gris de plomb, déterminés, ceux de Montparnasse étaient de la couleur de la forêt, profonde et dangereuse. Aucun ne voulait se soumettre.
Un mouvement se fit dans la foule. Valjean se débattit sous la contrainte mais plusieurs hommes costauds le retinrent.
" Quel dilemme ! Montparnasse est un brave môme ! Le premier à te tenir tête ! Tu vieillis le cogne, tu ne devrais plus jouer avec ta vie !
- Des prostituées massacrées, hurla Javert, et tu laisses faire Balmorel ?!
- Une de perdue, dix de retrouvées, comme on dit. J'attends un convoi venu des pays de l'Est. Il suffira de les laver et de les jeter dans la rue."
La pression devait s'être accentuée au niveau de l'estomac car Javert devint livide.
" Tu as perdu Javert, lança simplement Balmorel. Un cogne ne tue pas de sang-froid. Surtout pas toi !"
Un sourire carnassier apparut sur les lèvres fines de Javert.
Un sourire que Valjean reconnut avec un frisson dans le dos.
Javert n'était pas un soldat, était-il seulement un policier ? Un policier agissant en mouchard, plus proche des loups qu'il chassait que des chiens qui l'accompagnaient.
D'un mouvement brutal Javert jeta un coup de poing en pleine face de Montparnasse. Le sang gicla et le jeune criminel glissa sur le sol, comme une poupée de chiffon. Proprement assommé.
Javert se recula. Un applaudissement retentit. Blasé.
" Cela... Tu ne me l'avais jamais fait le cogne, admit Balmorel posément.
- Si tu crois que je t'ai montré tous mes trucs..."
Javert rangea lentement sa lame dans son fourreau. Il épongea son front, couvert de sueur.
Il avait passé l'âge de ses jeux. Balmorel avait raison.
"Et maintenant ? Mes informations ?"
Mais Balmorel restait un salopard. Il secoua la tête et fit claquer ses doigts. On se jeta sur le policier pour lui remettre les menottes.
" Tu as perdu Javert, je te l'ai dit.
- BALMOREL ! Et ton honneur ?
- Brave petit cogne !"
Balmorel se mit à rire, moqueur, puis il désigna Valjean.
" L'épée c'est bon pour les cognes et les grognards ! Moi j'aime les combats à mains nues et j'aimerai beaucoup voir se battre ton poteau.
- NON !, clama Javert. Il n'a pas à se battre !
- Pourquoi ? Il pourrait gagner ta vie.
- Il s'en fout de ma vie. C'est un fagot !"
Un regard encore plus intéressé se posa sur Valjean. Javert était trop inquiet pour le forçat pour réfléchir posément.
Sa propre vie n'avait aucune valeur à ses yeux mais celle de Valjean prenait une importance capitale.
" Voilà un joli petit dilemme !, répéta Balmorel en regardant Valjean. Un gonze du Mec ! Un type de la Sûreté ! On va joliment le maquiller lui aussi. Alors le fagot ! Tu décides quoi ? Tu te bats ou tu te couches ?"
**************
Valjean jeta un regard indigné sur le policier. Dans son empressement à le protéger, Javert avait fait de lui une cible mobile. Maintenant, il avait non seulement une poignée d'escarpes en mesure de reconnaître sa silhouette et suivant ses traces, mais aussi son visage et son état avait été révélé à la suite de criminels entourant Balmorel.
De là à ce que n'importe lequel des fagots des alentours de Paris se décide à lui rendre visite pour régler les comptes, il n'y avait qu'un pas, car Javert l'avait marqué comme mouchard.
Et le policier ne semblait se rendre compte de rien, tant ses yeux étincelants étaient posés sur le forçat avec acuité. Inquiétude ?
Le vieux bagnard ne voyait qu'une seule issue.
" Je suis sûr, monsieur, que nous pouvons trouver un moyen de nous comprendre sans avoir recours à la violence. L'inspecteur Javert ment : je ne suis pas à la solde de la Sûreté."
Un éclat de rire général accueillit ses paroles. Balmorel tenait son ventre entre deux rires. Il leva une main pour réclamer le silence.
" Qu'aviez-vous pensé me proposer, monsieur le bourgeois ? De l'argent ? J'en possède plus que tu ne peux en rêver ! Des femmes ? N'importe quelle femme à Paris écarterait ses jambes pour moi sur un seul mot !"
Balmorel se leva et regarda autour de lui. Un roi passant sa cour en revue. Cherchant en cachette des indices du plus petit soupçon.
" Mais tu as réussi à éveiller mon intérêt. Tu dis que Javert ment. Et ça, c'est quelque chose que j'aimerais voir !"
Le proxénète posa une grosse main sur l'épaule de Valjean et fit semblant de secouer la poussière du costume élimé que le forçat avait acheté la veille.
" Si Javert ment, tu t'en vas et je garde le cogne. Si tu mens, alors tu te bats. C'est un marché généreux.
- Non ! Laisse-le en dehors de ça... !"
La voix grave de Javert s'éleva un instant au-dessus des rires. Un énorme coup de poing dans l'estomac le fit taire, mais pas avant que Balmorel ne lui jette un regard plein d'ennui.
Javert perdit le souffle et ne put rien ajouter de plus. Il commençait à comprendre l'énormité de sa bêtise. Il avait mis Valjean en danger et en plus il n'avait rien obtenu de ce salopard de Balmorel.
" Vous me faites perdre patience ! Allez, montre-moi que tu n'as pas de marque et finissons-en ! Blain, donne un coup de main à notre ami."
Valjean baissa la tête. Il était perdu.
Les lettres gravées sur son épaule TP, travail forcé à perpétuité, le trahissaient non seulement comme forçat, mais aussi comme forçat en fuite.
Il suffirait que les lettres attestant de son infamie soient exposées pour que quiconque cherchant quelques pièces de monnaie à gagner le dénonce à la police ; quiconque à la recherche d'un complice pourrait le forcer à travailler pour lui. Quiconque se souvenant de son passé ou de son nom pourrait le faire chanter.
Comment approcher Cosette en sachant que sa présence la mettrait en danger ? En étant sûr qu'à tout moment, un scélérat pourrait l'exposer à ses yeux en tant que galérien. En tant que homme sans âme. La vermine de la société.... Qu'elle avait appelé père !
Il vaudrait mieux se laisser battre à mort.
Mais... Et Javert, alors ? Si Balmorel et les siens l'achevaient, il l'aurait bien mérité. Pour l'avoir foutu dans ce guêpier, pour l'avoir vendu...
Mais voilà, la vie de Javert était importante. Si seulement elle ne l'était pas !
Valjean ne s'opposa pas aux mains glacées qui ôtèrent sa redingote, ni au surin qui fit sauter les boutons de son gilet. Il ne dit rien lorsque le même couteau déchira sa chemise pour la lui arracher.
Il subit la répulsion des assistants avec les yeux rivés au sol, n'étant même pas conscient du silence qui l'entourait.
Pour la troisième fois de sa vie, il était exposé.
Aux deux premières reprises, il avait été attaché au pilori sous une pancarte informant le voisinage qu'il était un voleur. C'était vrai.
Mais... Et à présent ?
Maintenant, son crime était de s'associer à contrecœur avec Javert.
Il enfonça la tête entre ses épaules tandis que la bande de ruffians, tandis que Javert lui-même, parcouraient des yeux sa chair nue et couverte de cicatrices.
Se disant qu'il ne pouvait pas se permettre de mourir de honte. S'interdisant de pleurer.
Balmorel tourna autour de lui avec son pas lent et vacillant. Si le daron eut une opinion sur ce qu'il voyait, il la garda pour lui.
" Donne-moi du bon spectacle et je vous laisse partir," murmura-t-il dans les alentours de l'oreille du fagot.
Puis il cria à tue-tête:
" Le Marlin, à toi l'honneur !"
L'homme hideux qui avait frappé Javert dans le parc lança un grognement satisfait et remit son brûle-gueule au voisin. Il s'avança parmi le groupe d'hommes en se déshabillant à mesure qu'il marchait. Il jetait les vêtements au public par-dessus sa tête, découvrant pas à pas son torse de taureau, poilu et massif, et favorisant le tintamarre de ce fait.
Un chœur de voix âpres commença à lancer leurs paris dès que le Marlin se mit en position de garde.
Valjean leva les poings avec peu de conviction et attendit.
Il pouvait donner du spectacle, comme dans le bagne. Il pouvait encore le faire. Bien que sa propre survie n'en valait pas la peine.
Le premier coup de poing est arrivé en traître et droit dans l'estomac. Valjean recula de deux pas et lutta pour reprendre son souffle. Plié en deux.
Le Marlin avait une sacrée droite. Rapide et avec la puissance d'une ruade de mule. Et il ne jouait pas franc-jeu.
Il s'était jeté sur Valjean avant qu'il n'ait fini de se redresser et lui avait donné encore deux coups.
*********************
L'inspecteur Javert n'arrivait pas à lâcher le combat des yeux. Il ne savait pas pourquoi. La boule qui pesait sur son estomac n'était pas uniquement dûe à la douleur des coups. Il devait se l'avouer.
L'inspecteur Javert avait peur. Mais il n'était pas certain qu'il avait peur pour lui.
Et il y avait autre chose.
Des souvenirs précis du bagne lui revenaient. Jean-le-Cric se battant dans la cour du bagne, seul contre tous. Gagnant. Et Javert se mêlait au choeur des applaudissements.
Un beau combat !
Jean Valjean lui rejouait la même scène. Un homme de soixante ans, aussi fort qu'un gonze de trente ans.
Javert ne se lassait pas de regarder le corps à moitié nu de Valjean. Surpris de contempler un Hercule...aussi puissant que dans sa jeunesse...
Balmorel le vit contempler aussi intensément le combat et s'approcha du policier. Goguenard, il lui lança :
" Tu as le traque Javert ? Il est fort comme un Turc ton fagot ! De la Sûreté alors ?
- Ta gueule, Balmorel.
- Tu as tort de m'insulter dans mes propres quartiers Javert. Je pourrais oublier de te laisser vivre."
Comme le policier lui souriait, indifférent à son propre sort, Balmorel ajouta, vicieux :
" Ou je pourrais oublier de vous laisser vivre tous les deux !"
La pâleur qui saisit les joues de l'inspecteur fut remarquable. Balmorel se mit à rire.
" Tu vieillis Javert, te voilà devenu sentimental !"
**************
Et le combat se poursuivait...
Pour asséner le dernier coup, le Marlin avait entrelacé ses doigts avant d'envoyer ses poings au beau milieu du dos de Valjean. Le vieux forçat se laissa tomber en avant et étreignit la taille de son adversaire jusqu'à ce que la douleur qui l'avait aveuglé perde de son intensité.
Il ignora les coups qui lui tombaient sur les épaules comme les bâtons des argousins l'avaient fait pendant de nombreuses années, puis repoussa le Marlin.
Le vieux bagnard avait toujours su encaisser les coups.
Il se redressa et leva encore les poings.
Au bagne, il avait eu la liberté de riposter et de rendre coup par coup ; il était difficile de combattre ce vieil instinct.
Une partie de son esprit, celle incapable de renoncer à la survie, prenait des notes sans que Valjean en soit très conscient.
Le Marlin était adroit, vicieux et imprudent. Mais il était aussi paresseux : il cherchait à frapper les parties tendres et, bien qu'il n'avait reçu aucun coup, il soufflait déjà comme un boeuf.
L'homme lui asséna quelques coups de la main gauche. Sans doute pour ménager son poing droit. Des coups lents que Valjean ne put s'empêcher de bloquer avec les bras.
Lutter contre cet instinct était impossible.
Les premiers coups de pied arrivèrent. Le Marlin s'adonnait à une espèce de savate bâtarde, mais rapide et précise. Des coups dirigés vers la poitrine et le visage l'atteignirent, et l'un d'eux lui fendit un sourcil. Le filet de sang coulant dans son oeil compliquait les choses.
Il devait se tenir à distance s'il voulait s'en sortir. Mais... Le voulait-il?
Valjean esquiva un coup de genou et poussa l'homme contre une console pour sécher le sang qui l'aveuglait.
Mauvaise affaire.
Le Marlin saisit le cheval de bronze qui décorait le meuble, le souleva, le soupesa et marcha vers le galérien en arborant un sourire tordu.
Le temps était venu pour Valjean de décider s'il voulait ou non continuer de vivre.
" Pense à la môme ! Les murs de la Grande Vergne peuvent être enjambés si on a une échelle !"
C'était la voix de Javert qui venait du fond de la salle.
Cosette. Oui, Valjean ne pensait qu'à elle. Il songeait à ne pas attirer le malheur sur sa petite, innocente et encore heureuse.
Mais que signifiait Javert ? Il proposait toujours son aide en cas de besoin ? L'instinct lui disait que oui.
Il n'attendit pas que le Marlin vienne le chercher : Valjean fonça sur lui, arrêta son bras en plein vol alors qu'il allait lui écrabouiller la tête en se servant du cheval, et lui infligea une gifle monstrueuse qui le fit chanceler.
Les cris devinrent assourdissants.
Quitter Paris. Laisser le danger derrière soi, et emmener sa petite avec lui. Avec l'aide de Javert, ce serait encore possible.
Valjean leva à nouveau les poings et, cette fois, il n'attendit pas pour rendre les coups, mais il fut le premier à frapper. Trois, quatre coups de poing bien placés et le Marlin se retrouva à quatre pattes sur le sol glacé.
L'ancien forçat le saisit par les cheveux pour le forcer à le regarder dans les yeux.
" Tu en as eu assez ?"
Pour toute réponse, il reçut un crachat sanguinolent en plein visage, et un coup de tête qui rata de peu son bas ventre. Valjean aussi tomba à genoux.
Le Marlin le saisit par les oreilles et tira vicieusement pour atteindre son cou et entamer la chair d'un coup de dent.
Valjean rugit.
Il agrippa les poignets de son ennemi et les serra jusqu'à le faire hurler. Jusqu'à ce qu'il lâche prise. Et, déchaînée la bête oubliée si longtemps, il envoya son poing contre le sommet de son crâne.
Le Marlin s'effondra.
Mais la bête était difficile à calmer et criait encore vengeance. Lorsqu'il se releva, Valjean tremblait sous le regard expectant de la bande de ruffians.
Un spectacle. Ces animaux voulaient du spectacle.
Il saisit son adversaire par les cheveux et le traîna jusqu'à la console, laissant une traînée de sang et de sueur sur son passage ; il le souleva à la force des poignets, l'assit sur le marbre de la console et, après l'avoir appuyé contre le mur, lui enfonça dans la bouche grande ouverte deux fleurs blanches arrachées au vase près de sa jambe.
Le rire général le rendit nauséeux et le calma. Enfin.
Il avait gagné !
********************
Balmorel soupira.
Fatigué, usé, blasé.
Il n'aimait pas la Rousse, il n'aimait pas les cognes, il n'aimait pas Javert. Il aurait volontiers laissé Montparnasse lui trancher la gorge.
Il n'aimait pas Javert et il était obligé de le laisser vivre à cause de ce fagot bon au combat.
Et puis...
Balmorel avait une réputation à tenir dans Paris. Il était considéré comme un homme sûr. Possédant de l'argent, un cheptel de punaises, des yeux et des oreilles dans la capitale. Se vendant au plus offrant.
Et aimant les paris avec passion.
L'inspecteur Javert rêvait de le serrer depuis des années et depuis des années, les deux hommes s'adonnaient à un jeu complexe et mortel.
Javert n'était pas un imbécile. Il savait que seul il n'aurait jamais pu arrêter le daron de la putasserie. Cependant, il s'offrait sans aucune peur.
Et le plaisir délectable du jeu l'emportait sur la prudence et la haine. Balmorel le laissait vivre, attendant de voir le prochain combat, attendant de voir enfin l'intraitable inspecteur Javert plier le genou devant quelqu'un...se soumettre et mourir. C'était jouissif.
Le seul plaisir qui restait à Balmorel. Le combat !
Et Javert était le seul combattant de valeur de toute la Force. Cela aurait été dommage de le suriner dans la trime.
Surtout maintenant que le cogne s'était trouvé un comparse pour combattre en son nom. Car Balmorel n'était pas un imbécile ! Il savait que le mouchard était bon au jeu d'acteur. Il ne croyait pas un seul instant que le policier et le fort-en-thème n'avaient pas partie liée. Balmorel espérait les revoir une fois de plus, combattre et lutter. Cela faisait des années qu'il n'avait pas assisté à un si beau combat.
Balmorel avait une réputation à tenir et chacun savait que pour l'atteindre il suffisait de s'offrir pour un combat.
Javert l'avait bien compris. Il découvrait régulièrement la planque du proxénète pour obtenir des informations.
Balmorel songea, fatigué, qu'il allait devoir encore une fois déménager. Car si le cogne acceptait de jouer sa partie le jour présent, le lendemain ce serait un inspecteur de police, accompagné d'une escouade de cognes qui viendraient prendre soin du proxénète.
Surtout avec un gonze du Mec ! La Sûreté allait venir fouiner dans ses affaires.
Balmorel soupira puis mangea le morceau, enfin.
" Le Poron est un salopard. Il a une équipe sous ses ordres. Planquée dans le village de Montmartre.
- Montmartre ?, répéta Javert.
- C'est là que cet escarpe a commencé son tableau de chasse de mes punaises.
- Combien d'hommes a-t-il ?"
Balmorel plissa les yeux, il ne goûtait pas le ton autoritaire employé par le cogne menant un interrogatoire.
" Je l'ignore."
Javert darda ses yeux gris, lumineux, étincelants de colère sur le proxénète mais Balmorel souriait du sourire des anges.
" Soit, abandonna le policier, je dois me contenter de ça.
- Le Poron est mal parti Javert. Je me demande si la Rousse le trouvera en premier.
- Que veux-tu dire ?"
Balmorel souriait, toujours, mais sans mépris, juste étonné de damner le pion du policier.
" Loisel... Une belle affaire, hein Javert ?
- Accouche !
- Tu veux le jeune qui t'a maquillé, hein le cogne ? Ce blanc-bec...
- Balmorel, commença Javert, menaçant.
- Il a disparu Javert. Envolé !
- Il n'est pas de la bande, je le sais, rétorqua Javert, agacé.
- Justement le cogne. Que crois-tu qu'il arrive aux escarpes du Poron ?"
Javert fut estomaqué.
Il leva les yeux pour examiner profondément Balmorel. Ce dernier souriait, amusé, devant la stupeur du policier.
" Si je laisse courir le Poron, le cogne, c'est parce que quelqu'un d'autre va le faire taire à ma place. La Rousse sera-t-elle plus rapide ?
- Mais qui ?"
Balmorel se leva, le sourire avait disparu. Le proxénète était fatigué et agacé par toutes ces questions.
" Aucune idée le cogne. Mais cours vite si tu ne veux pas retrouver tous tes escarpes dans la Seine. La Veuve ne se mariera pas cette année."
Le policier comprit.
Il fallait décarrer en vitesse.
Balmorel avait une réputation à tenir et chacun savait que la patience n'était pas une de ses vertus.
Le policier prit Valjean par le bras, comme pour une arrestation. Il fallait se presser.
" Au prochain combat Javert ! Je vais te trouver un nouvel adversaire à ta mesure. Peut-être un ancien de la Grande Armée ? Et si tu me ramènes ton Turc, je lui trouverai une gueule à maquiller ! Un ancien de Brest !"
Javert ne répondit pas mais hocha la tête pour acquiescer.
On les laissa sortir libres et indemnes.
Le visage en sang et les yeux haineux de Montparnasse n'eurent pas de prix. Le jeune tueur s'était repris et contemplait intensément l'inspecteur de police.
Javert y lut sa mort.
Pour Valjean, le Marlin était bien incapable de regarder qui que ce soit, il était encore évanoui sur le sol. On essayait de le ranimer à grands renforts de broc d'eau et de gifles.
**********************************
La colère de Jean Valjean était lente à s'éveiller. Elle était froide et silencieuse une fois déliée. Et elle était implacable.
Valjean se contint.
Longtemps.
Très longtemps.
Il se contint jusqu'à ce que les deux hommes se retrouvent dans le Parc de Sainte-Périne. Les pieds dans la neige et surpris d'être vivants. Sous le froid soleil de l'hiver.
La colère de Jean-le-Cric le saisit enfin et il repoussa violemment Javert, le garde-chiourme, contre un arbre, pour lui hurler dans les oreilles :
" MAIS QU'EST-CE QUI VOUS AIT PASSÉ PAR LA TÊTE ? ON AURAIT PU Y RESTER !
- Oui," reconnut simplement le policier, ne cherchant pas à se débattre.
Javert connaissait bien la force de Jean-le-Cric.
" Et...et vous m'avez emmené... Pourquoi ? Pour quelle utilité ? Me voir me battre ? Pour vous ?
- J'avoue avoir apprécié le spectacle. J'ai aimé te voir te battre au bagne de Toulon Valjean, rétorqua Javert, moqueur.
- Je vais te frapper, le cogne. Puisque c'est ce que tu cherches !
- Non. Je ne cherche pas cela.
- Alors qu'est-ce que tu veux de moi ? Tu veux me voir redescendre au rang de la bête du bagne ? 24601 ? Ton petit fagot personnel ?
- Mais tu oublies quelque chose Valjean.
- QUOI ?
- Tu n'étais pas une bête au bagne. Tu as beau t'habiller en bourgeois, te cacher sous des défroques de jardinier, tu es et resteras 24601.
- Je ne suis plus cet homme !
- TU L'ES !, cracha Javert. Lâche-moi !"
Valjean se rendit compte de ce qu'il faisait. Il se recula et laissa respirer le policier.
" Tu as une force phénoménale. Au bagne, c'est ce qui m'a fait te remarquer.
- Je vaux mieux que cela !, jeta Valjean.
- Mais qui te dit que tu ne valais rien au bagne ?
- Une bête...
- Veux-tu que je te parle de Jean Valjean ? Il me semble que tu as oublié qui il était.
- Une brute...
- Un homme qui se sacrifiait pour les autres. Un homme qui portait une cariatide au risque d'en mourir pour sauver un de ses camarades de chaîne.
- Un sous-homme...
- Un homme qui s'est battu pour apprendre à lire et à écrire. Un homme qui avait encore le courage de rester debout devant l'Autorité.
- Javert, s'il te plaît..., plaida Valjean.
- Je me suis souvenu de toi car tu étais un homme dangereux. Mais aussi parce que tu étais fascinant. Incompréhensible. Le bagne n'a jamais réussi à briser ta part d'humanité.
- C'est Monseigneur Myriel qui m'a sauvé, opposa Valjean, la voix brisée.
- T'es-tu déjà dit Valjean que si l'évêque de Digne a pu te sauver, comme tu dis, c'est qu'il y avait quelque chose à sauver ?
- Je l'avais volé.
- Valjean, le voleur raté. Ton comportement était tellement étrange au bagne que j'ai passé des heures à te surveiller. Je voulais comprendre tes motivations. Avec Vidocq, tu as occupé mes jours et mes nuits.
- J'étais... Dieu ! Je ne veux pas redevenir cet homme.
- Mais foutredieu ! Tu ne redeviens pas cet homme ! Tu l'es et tu l'as toujours été. Il faut l'accepter !
- Tu es un salopard, Javert !"
Le sourire laid du policier apparut, Javert était tellement amusé par ce forçat qui lui faisait une crise de conscience. Une crise vieille de trente ans.
" Tu sais pourquoi je t'ai amené avec moi Valjean ?
- Pour me voir correspondre à ta vision du bagnard ? Une brute ?
- Non. Je t'ai amené avec moi car je savais que tu allais me sauver la vie si le besoin s'en faisait sentir."
A cela Valjean ne trouva rien à redire.
Et Javert fut content d'avoir enfin réduit au silence Monsieur Madeleine.
Quelques minutes avant que Valjean ne regarde profondément Javert. Le policier était fatigué, il respirait vite, encore sous le choc de son combat, sa jambe de pantalon était tâchée de sang et ses cheveux, décoiffés, glissaient sur ses épaules. Son chapeau avait disparu quelque part dans le parc.
Ses yeux gris, brillaient d'épuisement. Mais ils ne cillèrent pas sous le regard de Valjean.
" La confiance Valjean... Sais-tu seulement ce que c'est ?
- Tu...tu as confiance en moi ?
- Sinon, tu ne serais pas là. Allons boire un glace et casser la croûte ! Je meurs de faim et ce salopard de Montparnasse m'a donné chaud."
Valjean ne dit rien et suivit Javert.
Le policier ne connaissait pas Auteuil mais il pensait bien qu'en se rapprochant du centre, ils allaient forcément tomber sur un estaminet.
" Javert, appela tout à coup Valjean.
- Mhmm ?
- Vous êtes sincère ? A propos du bagne ? A propos de...moi ?
- Un forçat qui se sacrifie pour son prochain... Tu étais unique. Des paris étaient même pris sur toi parmi la garde.
- Des paris ?
- Combien de sacs allait ramener ce fou de 24601 ? Combien de combats allait-il remporter ? Des choses de ce genre."
Cela amusa tellement Javert qu'il en rit. Mais Valjean ne partagea pas ce rire, il était pensif.
" Un homme fort et insoumis. Non, je ne t'ai jamais quitté des yeux. Ce fut une réelle surprise de te retrouver à Montreuil.
- De toutes les villes de France...
- On s'est rencontré de façon tellement étrange. Et moi qui ne crois pas aux coïncidences..."
Un rire, partagé. Deux hommes obligés de se côtoyer... Deux adversaires qui apprenaient à se connaître...
De la haine venait l'amitié, de la suspicion venait la confiance, de la peur venait la bienveillance.
***********************
Javert ne mentait pas.
Sa première rencontre avec Jean-le-Cric lui avait laissé un souvenir impérissable. Valjean avait presqu'une trentaine d'années et lui même atteignait ses vingt ans. Il était le plus jeune adjudant-garde du bagne de Toulon.
Il faisait consciencieusement son travail. Il était l'un des rares gardes à être honnête et incorruptible. Ses supérieurs usaient et abusaient de lui. Lui confiant la surveillance des chantiers les plus importants, lui donnant le travail administratif à gérer, lui ordonnant de rester à son poste plus longtemps que la moyenne.
Et Javert se soumettait et obéissait. Il ne voyait rien d'autre que le bagne dans son avenir. Il y vieillirait et y mourait. Après avoir surveillé des milliers de forçats, rendus tous identiques par le bagne. Des barbes, des tuniques rouges, des yeux haineux...ou apeurés...
Mais l'apparition de Jean Valjean fut une exception dans ce monde sombre. Un voleur condamné au bagne ! Javert l'avait traité comme il traitait les autres, avec mépris et méfiance.
Cependant...Jean Valjean n'était pas comme les autres. Dès le premier jour, dès son arrivée dans la cour, Valjean se démarqua. Javert était venu tourner autour de la nouvelle chaîne. Un uniforme gris parmi d'autres uniformes gris. Il examinait, indifférent les visages et les corps... Puis ses yeux se posèrent sur Valjean. L'homme était enchaîné, épuisé par le voyage de plusieurs lieues. Il aurait dû être effrayé, malgré tout, par le lieu, les gardes, la violence ambiante.
Pourtant ses yeux, d'un bleu profond, regardaient sans crainte autour de lui. Il se tenait debout...et il soutenait l'homme qui était enchaîné à ses côtés. Cela, déjà, était intéressant.
Javert s'approcha plus près, curieux. Il entendit Valjean gueuler après un des gardes, ignorant la règle sur le silence et le respect. Valjean demandait de l'aide et des soins pour son compagnon d'infortune.
Le coup de gourdin qu'il se prit en pleine face fut le premier d'une longue série. Le sang coula du nez et Valjean fut gelé sur place.
Javert eut envie d'intervenir, pour empêcher son collègue, Lisgnière, de se montrer si cruel, mais il n'eut pas le temps de s'interposer. Valjean osa demander pourquoi on le frappait...
On lui répondit par une volée de coups de gourdin sur les épaules.
Jusqu'à ce que Valjean se retrouve à genoux en pleine cour du bagne.
Jusqu'à ce que les yeux bleus se baissent sur le sol.
Jusqu'à ce que le silence revienne dans la cour.
Javert grinça des dents mais il comprit ce que faisaient ses collègues. Ils avaient choisi une forte tête et s'acharnaient dessus. Un exemple pour la chaîne.
Lui-même avait agi ainsi.
Bizarrement, Javert ne participa pas à la curée. Il resta debout, les bras croisés devant lui et le visage composé pour rester indifférent...ennuyé...
Puis Lisgnière se montra satisfait et des ordres furent aboyés. On expliqua les règles et la procédure fut respectée.
Javert n'oublia jamais le regard heureux et pétillant de joie de Lisgnière lorsqu'il vint le retrouver.
"Alors Javert ? Qu'en dis-tu ? On l'a bien calmé celui-là ?
- De la belle ouvrage, constata sobrement le garde-chiourme.
- Une belle bête ce fagot ! Je vais me faire un plaisir de le dresser."
Lisgnière aimait dresser les forçats. Il mourut d'ailleurs sous les coups des forçats révoltés quelques années plus tard.
De la belle ouvrage !
Javert n'avait pas non plus oublié Jean Valjean, resté à genoux, le visage baissé, la chemise déchirée et les épaules couvertes d'ecchymoses. Abandonné en tant que spectacle.
Il n'avait pas oublié les yeux bleus, profonds, remplis de haine, que le nouveau forçat osa poser sur les deux gardes en pleine discussion.
Cela fit sourire Javert, amusé.
"Oui, de la belle ouvrage Lisgnière."
Jean Valjean, insoumis, rebelle, brutal, venait de découvrir le bagne.
Javert se promit de le surveiller avec soin dès cet instant.
Car il savait que derrière cette façade brutale se cachait le jeune homme qui entra dans le bagne, soutenant un homme épuisé et osant appeler à l'aide pour ce dernier.
Jean Valjean de Faverolles.
Et Javert se demanda si le bagne allait réussir à le tuer.
**********************
Un café, des pommes de terre bouillies avec du lard grillé. Un repas de pauvres mais il était consistant.
Valjean ne parlait pas.
Le silence était devenu une seconde nature pour lui.
Javert avait examiné sa jambe sans plaisir en attendant les victuailles.
Un petit café, sans prétention, dédié aux gens avec peu de moyens était un endroit assez discret pour que le policier se permette de relâcher la tension. Un chiffon propre, vendu par le tavernier et Javert avait enveloppé son estafilade en se cachant dans l'arrière-boutique quelques minutes.
Douloureuse mais rien de grave. Une fois de plus !
Il rejoignit Valjean avec un regard sombre.
Valjean fut surpris de recevoir une chemise et une cravate des mains du policier. Javert ne dit rien et s'assit à table en examinant sa jambe comme si elle lui avait fait un affront personnel.
"Il va me falloir un nouveau pantalon, jeta le policier, mécontent. Merde Montparnasse.
- Confiez-moi votre pantalon, inspecteur. Je peux le faire réparer.
- Tu sais coudre ?, demanda Javert, étonné.
- Non, sourit Valjean, mais je vis dans un couvent de femmes...
- Je vais me charger de cela Valjean. Ne t'occupe pas de mon montant [pantalon].
- Et la blessure ?
- Une égratignure ! Je n'ai pas été assez rapide. J'aurai dû me fendre davantage mais baste ! Montparnasse a des réflexes de serpent !
- Vous saignez !"
Javert se mit à rire. Clairement amusé.
" Je ne vais pas baisser mon montant devant toi ! Ne t'inquiète pas autant ! C'est juste une égratignure ! J'ai connu bien pire. Même à Montreuil !
- A Montreuil ?
- Monsieur Madeleine avait un poste si prenant. Il n'avait pas de temps à consacrer à un policier faisant son travail. Et c'est ainsi que cela doit être !
- Mais..., commença Valjean.
- Paix ! Nous allons retourner à Paris. Je dois aller enquêter à Montmartre.
- Et moi ? Je vous accompagne ?"
Le ton pressant de Valjean le surprit lui aussi. Javert eut un sourire...moins laid que d'habitude. Le sourire qu'il avait pour Rivette, sans les dents de fauve.
" Prendrais-tu goût pour le travail de police Valjean ? Le Mec peut te faire entrer dans la Sûreté.
- Non, non...mais je ne veux pas rester à ne rien faire. Le portier du couvent est mort, ma fille est peut-être en danger, une femme est devenue folle après avoir été odieusement traitée, un homme est mort dans d'horribles circonstances...sans oublier toutes ces malheureuses victimes du Poron... Je veux agir !
- Alors...je pourrai t'emmener avec moi... A la chasse aux escarpes ! Mais avant va t'habiller ! J'ai dû négocier dur pour te trouver ces loques !"
Javert regarda se lever Jean Valjean, les vêtements dans les mains, un peu incertain de ce qu'il devait en faire. Cela amusa le policier.
" Combien vous ont-ils coûté ?, une question posée sans tact, mais une question banale entre hommes d'affaires comme l'avait été M. Madeleine.
- Rien, grimaça le policier en buvant son vin. En ce qui te concerne.
- Inspecteur Javert ! Je ne vous laisserai pas payer mes vêtements, tout comme vous ne m'avez pas laissé soigner vos pieds. C'est une question de pudeur.
- Tu les as déjà payés, affirma simplement le policier, en souriant sans joie.
- Comment ?
- En me sauvant la vie aujourd'hui ! Tu vois mon prix ? Une vieille chemise !"
Et Javert se mit à rire.
" Ne t'occupe pas de cela, Valjean. Quelque chose me dit que tu n'as pas fini de payer pour cette chemise !
- J'en ai bien peur, moi aussi !"
On entrechoqua des verres, encore, on se regardait intensément.
On devait être ennemi ! Mais il fallait se concentrer dorénavant pour se le rappeler.
Valjean disparut dans l'arrière-boutique lui aussi, le temps de s'habiller et de passer un peu d'eau sur le visage, pour effacer les traces du combat de son mieux.
**********************
Revenir sur Paris demanda du temps.
Trouver un véhicule et payer pour le voyage.
Le soir tombait sur la capitale lorsque les sabots ferrés des chevaux frappèrent les pavés inégaux de Paris. M. Madeleine continuait à voir les pauvres et les malades, couchés dans les rues et attendant des secours qui ne viendront pas. A désespérer de Dieu !
Javert lisait les visages renfrognés, les poings qui se serraient à la vision d'un uniforme de police. La colère grondait parmi le peuple et la révolte n'était pas loin. Le roi Charles X était mal aimé de son peuple.
Javert se promit de régler aussi vite que possible cette affaire de chauffeurs pour retourner à ses clubs de jacobins. Déterrer des complots, noter les noms des révoltés et faire taire les tentatives d'émeute.
C'était l'essentiel de son travail au service de M. Chabouillet.
Et c'était là qu'il excellait.
********************
Place Dauphine, Javert décida qu'il devait parler à son protecteur. Lui faire le point sur l'affaire Loisel et en profiter pour le remercier pour son logement. Ignorer davantage M. Chabouillet serait inconvenant.
Bien entendu, pour une rencontre avec M. Chabouillet, l'uniforme du policier était inacceptable. Mais le vieux lion n'allait pas s'en formaliser. il était tard et il savait que Javert était connu pour son imprudence.
Ce qui comptait était les résultats, la manière d'agir indifférait.
Javert se décida et lança à la cantonade :
" Terminons par une visite de la Préfecture de police."
Et la raideur qui saisit Valjean fut délicieuse aux yeux du policier. Un plaisir de pousser le forçat au-delà de ses limites.
" Mais...
Valjean comprit tout à coup pourquoi Javert lui avait acheté une chemise et en conçut un violent courroux. Ce n'était pas un acte altruiste mais une volonté de forcer Valjean à le suivre, encore et toujours, même à la Préfecture de Police.
Valjean vérifia sa tenue et boutonna son manteau jusqu'au menton. Il était acceptable mais il allait lui être impossible de passer totalement inaperçu à la Préfecture avec les ecchymoses en train de se former. Dépassé, il secoua la tête en signe de défaite
En fait, il serait facile de le prendre pour un détenu...
Mais Javert restait intraitable.
" Je dois faire quelques recherches. J'ai mon bureau à la Préfecture. Je dois parler à M. Chabouillet. Je pourrais t'abandonner dans un estaminet...mais M. Chabouillet voudra certainement te parler. Aux archives centrales, il doit y avoir des rapports qui m'attendent. La paperasse sera la mort du policier !"
Valjean ne dit rien, encore sous le choc.
Lui à la préfecture ?
Lui le forçat évadé ?
Lui au-milieu de tous ces cognes ?
Lui parlant à un fonctionnaire de la préfecture ? Ce dénommé M. Chabouillet dont Javert parlait avec tant de respect.
Valjean aurait préféré la Sûreté. Voire la fuite.
***************************
Et cependant, la visite de la Préfecture se passa bien...au départ... En fait, on ignora royalement le forçat. On avait compris que c'était un de ces chancres de la Sûreté. Un de ces criminels déguisés en policiers.
Et puis...les affaires se gâtèrent...
Un des inspecteurs s'approcha de Javert lorsque celui-ci s'apprêtait à entrer dans le bureau des officiers de police.
" Tiens Javert ! Il y a longtemps qu'on t'a pas vu ! Toujours à la Sûreté ?
- Toujours Ruellan, répondit sèchement Javert.
- Et le petit Rivette ? Il a disparu lui aussi ! La Sûreté embauche ou quoi ?
- Le Mec a besoin de gens compétents, expliqua simplement Javert. Il se sert dans la Force.
- C'est bien de reconnaître notre valeur !"
Le regard du policier se fit calculateur en regardant l'homme qui accompagnait Javert. Instinctivement, Javert se plaça devant Valjean.
" Un homme de Vidocq ? Un peu vieux pour la Sûreté.
- Il n'y a pas d'âge pour le travail de cogne. Tu as besoin de quelque chose Ruellan ?
- Non, Javert. Non. Mais on se demande ce qu'il se passe ces temps-ci. Ton sergent venu chercher les rapports sur des putains butées et le vieux lion qui te réclame à corps et à cris. On s'interrogeait.
- M. Chabouillet a demandé après moi ?, demanda Javert, étonné.
- Depuis ce matin. Enfin, il te cherche depuis hier pour être précis. Mais tu étais introuvable. Bien caché dans Paris. Hein Javert ?
- Je travaille Ruellan. Merci.
- Et on a parlé aussi de l'affaire Loisel... Tu avances Javert ?
- Oui, coupa sèchement Javert.
- Et ton appartement ? Tu vas y retourner ? Il paraît que les travaux sont en cours. Aux frais de la Force sans nul doute.
- Je ne sais pas, Ruellan.
- Et tes blessures ? Rivette a parlé d'un coup de surin ? Tu vas bien ?
- Oui. Merci Ruellan, claqua la voix dure de Javert.
- De rien Javert ! C'est toujours un plaisir de discuter avec toi," fit ironiquement l'inspecteur Ruellan.
Un salut.
Puis le policier tourna les talons et disparut. Javert ouvrit enfin le bureau et ferma la porte aussi prestement derrière lui. A clés.
Valjean nota les mains tremblantes et en fut estomaqué.
" Mais que se passe-t-il ?, demanda le forçat, inquiet.
- Je ne sais pas Valjean. Putain, je ne sais pas.
- Ce policier ?
- Est une ordure. Un policier corrompu. Mais je n'ai jamais pu le prouver. Putain ! Il se passe quelque chose !"
Javert examina le bureau, large et encombré. Il servait aux inspecteurs comme salle de réunion. On se retrouvait entre collègues des différents services et on échangeait sur les affaires en cours. On essayait de travailler ensemble plutôt que de se tirer dans les pattes.
Javert préférait rester dans son commissariat de Pontoise mais il était bon de faire quelques apparitions à la Préfecture.
" Je n'aurai pas dû t'emmener avec moi, reconnut Javert. Tu vas partir Valjean. Doucement, discrètement. Prends garde de ne pas te faire suivre et rentre le plus rapidement possible au Romarin. Il se trame quelque chose. Et je ne veux pas que tu sois touché.
- Javert ! Dites-moi !"
Valjean était autoritaire.
Javert baissa la tête avant de darder ses yeux clairs sur le bleu d'azur du forçat.
" Ruellan est malhonnête. Il vend ses informations au plus offrant. L'affaire Loisel est de notoriété publique. Je n'aime pas le savoir en train de fouiller dans mes dossiers.
- Et M. Chabouillet ?
- Je vais aller le voir. Disparais Valjean ! Je te retrouve ce soir chez le Marquis. Dieu ! Fais gaffe à toi !"
Puis sur une impulsion, le policier sortit un de ses pistolets et le donna au forçat. Il y eut un instant d'incertitude.
Les deux hommes se regardèrent. Touchés par l'incongruité de la scène. Un policier armant un forçat.
" Javert..., commença Valjean, dépité.
- Non ! On ne discute pas ! Tu n'as aucun moyen de défense ! Prends cela !
- Javert, s'il vous plaît. Je ne peux pas accepter.
- Tu vas t'armer Valjean ! Et maintenant fous le camp !"
Incertitude.
Valjean saisit l'arme et la glissa dans sa poche. Puis, Javert ouvrit la porte et libéra le forçat.
Lorsque Valjean eut disparu, Javert retrouva son souffle.
Merde !
Ruellan était un salopard, il était dans toutes les affaires de corruption, il connaissait l'adresse de Javert...pouvait-il l'avoir vendu ?
Javert refusa de tirer de mauvaises conclusions.
Il se forgea un visage impassible et quitta le bureau.
Puisque M. Chabouillet le demandait, il allait le voir.
*******************************
Le secrétaire du Premier Bureau reçut son protégé avec une diligence qui surprit ce dernier. On ne lui fit pas faire antichambre.
Javert ne se savait pas assez important pour être prioritaire sur les rendez-vous officiels du secrétaire.
M. Chabouillet le vit arriver avec un soulagement pas feint.
" Javert ! Enfin ! Comment allez-vous ?
- Je vais bien, monsieur. Je vous remercie.
- Votre appartement est en plein travaux. Mais changer une fenêtre ne prendra pas des jours. Demain, vous devriez retourner chez vous et oublier toute cette malheureuse affaire.
- Oublier ? Non, monsieur. Je vais chercher avec plus de soin mon agresseur.
- Oui, oui. Bien entendu. Mais je vais devoir vous prendre à mon service demain.
- Votre service ? Comment cela ?
- Il y a une pénible affaire à régler du côté de Passy.
- Passy ?
- Un membre du Parlement a été assassiné. J'ai besoin de vous sur place. Il faut secouer tous ces policiers de Passy, ils ne connaissent rien à leur affaire.
- Mais, monsieur... Je suis sur l'affaire Loisel...
- Bien entendu, je sais, fit le secrétaire, indifférent. Mais Vidocq s'en charge, Javert. Maintenant, je vous veux à Passy.
- Monsieur !"
M. Chabouillet avait parlé calmement, presque de manière bienveillante à son protégé mais devant l'insistance de Javert, le regard se fit plus dur et les mots plus froids.
" Oui Javert ?
- Il y a des criminels encore en fuite. Une bande située sur Montmartre. Des chauffeurs manifestement. Il faut...
- Pensez-vous, inspecteur, qu'un restaurateur, tout honnête qu'il soit, soit plus important qu'un membre du Parlement ?"
Un souffle, de l'acier à la place des yeux.
Javert secoua la tête et répondit humblement :
" Non, monsieur.
- Donc, vous irez à Passy demain me régler cette histoire d'assassinat. Vous retournerez dans votre appartement, rue des Vertus. Tout est en ordre, j'ai fait remplacer vos livres.
- Merci, monsieur. Ce n'était pas nécessaire. Je...
- Je placerai votre logement sous surveillance. Deux hommes choisis par mes soins resteront pour veiller sur votre sécurité. Le temps que la Sûreté se charge de retrouver votre agresseur."
Javert ne sut pas quoi répondre.
On l'enfermait ? On le surveillait ?
Ou on voulait juste le protéger ?
Bizarrement, Javert se sentait mis en détention. Il resta silencieux en attendant la suite. Et elle lui fit froid dans le dos.
" Quant à votre...partenaire..., Vidocq m'a parlé de ce Jean Valjean, vous allez être heureux d'apprendre que vous serez débarrassé de lui.
- Comment cela monsieur ?, demanda Javert, la voix blanche.
- Vous allez procéder à une belle arrestation ! Un homme que vous poursuivez depuis vingt ans ! Je suis fier de vous !"
Javert se sentait vaciller.
Ils n'étaient que des menteurs ! Des hypocrites ! Vidocq, Chabouillet...et lui aussi par la même occasion. Valjean n'aura jamais de grâce.
"Monsieur... Monsieur, puis-je parler ?
- Bien entendu Javert," sourit M. Chabouillet avec bienveillance.
Le vieux lion sentait-il le malaise de Javert et n'en avait cure ou en jouait-il ?
"J'ai...j'ai perdu la piste de Valjean..."
Le regard se voila. La bouche devint un pli mécontent. Javert avait déçu son patron. Mais M. Chabouillet en gracieux homme du monde sut garder le sourire, tout amer qu'il soit.
" Hé bien ! Décidément, cet homme sera votre perte, inspecteur. Il vous a échappé pour la...troisième fois ? On pourrait s'interroger sur vos capacités...
- Oui, monsieur, fit Javert, mortifié.
- Bon, soupira M. Chabouillet. Qui sait ? Vous retrouverez peut-être un jour sa piste ?
- Peut-être, monsieur.
- Chargez-vous de Passy Javert et ramenez-moi de bonnes nouvelles. J'ai besoin de vous voir réussir.
- Oui, monsieur."
Javert s'inclina, évitant de regarder son patron dans les yeux. Il connaissait assez l'intelligence aiguë de M. Chabouillet et sa capacité à lire les âmes. Il verrait aussitôt le mensonge.
Javert allait partir, puis le secrétaire lui lança, l'air de rien :
" N'oubliez pas inspecteur que je vous interdis de vous charger de l'affaire Loisel !
- Oui, monsieur.
- Bien. Sortez !"
*******************
Les sentiments de l'inspecteur étaient confus. Il ressentait une profonde amertume d'avoir menti à son protecteur et une peur intense pour Jean Valjean.
Il ne comprenait pas d'ailleurs d'où pouvait bien provenir cette peur. Un forçat évadé ? Il était normal qu'il retourne au bagne. Il y a encore quelques jours, Javert aurait été plus qu'heureux de cette situation.
Et là, il mentait pour protéger Jean Valjean.
Javert ne se comprenait plus, son esprit logique ne fonctionnait plus lorsqu'il s'agissait du forçat. Il n'agissait que par instinct.
La volonté de protéger Jean Valjean quel qu'en soit le prix.
Ne faisant ni une ni deux, Javert prit un fiacre et se fit déposer dans les ruelles de Paris.
Il ne fut pas difficile de disparaître dans les rues...
Pour rejoindre le Romarin.
Il fallait prévenir Jean Valjean et certainement l'aider à fuir la capitale, avec sa fille. Javert ne savait pas ce que Vidocq avait raconté à Chabouillet, mais il était certain que le candide Rivette avait dû faire un long rapport...
Le nom de Fauchelevent était maintenant connu de tous.
Javert était désespéré. Il se plaçait contre la loi. Aidant un forçat à fuir, risquant lui aussi la prison...mais toute cette situation lui semblait tellement injuste. Valjean avait collaboré, Valjean ne s'était pas enfui, Valjean avait perdu sa sécurité pour aider la police. Et voilà qu'on s'en prenait à lui.
Javert n'avait pas l'âme d'un Ponce Pilate, il ne se laverait pas les mains du sort du forçat. Il allait aider Valjean.
Car il savait que c'était la bonne chose à faire.
Confusément Javert se dit qu'il avait vieilli...
Et puis toute cette affaire avec M. Chabouillet lui déplaisait.
Javert ne comprenait rien de ce qui se passait mais il sentait qu'il n'était qu'un simple pion dans une affaire bien plus grande.
Il ne s'agissait pas d'une simple affaire de chauffeurs, il y avait de la politique derrière cela. M. Chabouillet voulait l'écarter de l'enquête.
Ce que Javert ne comprenait pas, c'était la raison de ce revirement.
Javert écoutait le pas du cheval qui claquait sur le pavé, un rythme doux qui le berçait.
Une fois de plus, Javert se dit qu'il devait absolument aller enquêter sur Loisel, retourner aux Marronniers...pour comprendre...
Peut-être trouverait-il un indice ?
Mais pouvait-il s'opposer aussi clairement à son patron ?
Et soudain...Javert se demanda si Chabouillet était si honnête ?
Cette simple pensée fut douloureuse pour le fier inspecteur, si soumis, si obéissant, si consciencieux. Un subalterne se permettant de suspecter un supérieur.
Cela provoqua un ricanement amer chez le policier.
Décidément, Javert jouait toujours les même scènes. N'avait-il pas fait la même chose à l'encontre du très saint maire de Montreuil-sur-Mer ? Et son instinct de policier avait eu raison ! Là, il suspectait son patron, le puissant secrétaire du Premier Bureau de la Préfecture de Paris, et le chef de la Sûreté en personne, tout aussi puissant de comploter.
Javert se prit la tête dans les mains et glissa ses doigts dans ses favoris.
Merde !
C'est ce qu'on dit dans ces situations-là non ?
*********************
Au Romarin, Javert fit sensation.
Il entra dans son uniforme de policier, sale et froissé, la jambe du pantalon déchirée par un coup de couteau et le chapeau perdu dans le parc d'Auteuil.
Surtout que Javert découvrit avec stupeur et amertume que ce qu'il craignait était arrivé.
Jean Valjean s'était enfui.
***************
Le policier tourna les talons et se rendit au siège de la Sûreté.
Le Mec refusa de le recevoir.
Monsieur Vidocq, éminent chef de la Sûreté, était en réunion.
Javert ne laissa pas sa rage éclater devant le sourire réjoui de Coco-Lacour, il quitta la Sûreté d'un pas raide.
Par contre quelques rues plus loin, Javert sortit sa matraque et frappa violemment plusieurs fois une porte cochère.
***********************
Ce soir-là, Valjean avait quitté la préfecture se sentant aussi désemparé que lorsqu'il avait quitté le bagne.
Comme à l'époque, il se sentait amer face à ce monde qui avait changé et l'avait laissé en arrière au cours de son emprisonnement.
Il était piégé dans un labyrinthe qu'il ne pouvait déchiffrer et avait perdu son guide. Par contre, il avait une arme dans sa poche pour lui rappeler le genre de fauve qu'il était encore. Prêt à faire n'importe quoi si l'occasion se présentait.
L'ancien forçat secoua la tête : il n'était plus cet homme-là ; il ne pourrait jamais le redevenir.
Que venait-il de se passer à la préfecture ? Soudain, Javert avait semblé agité. Si cela pouvait être possible, on aurait même pu dire qu'il avait peur. Y avait-il une raison pour que l'inspecteur se méfie des siens ? Des pressions pour que Valjean retourne à ce qui était sa place ? Au bagne...
Dès le début, il savait que ce n'était qu'une question de temps. Et que le Javert qu'il avait connu à Montreuil n'hésiterait pas à suivre les ordres.
Ce qui devait lui sembler naturel lui faisait mal.
Le pistolet lui brûlait la peau là où il entrait en contact avec sa jambe, mais cela ne l'empêchait pas d'avoir froid.
Du costume usagé qu'il avait acheté au Temple, seule la veste élimée restait en un seul morceau, la chemise offerte par Javert lui permettait de se cacher mais, peu importait comment il s'enveloppait avec son vieux manteau, la bise atteignait sa poitrine. Il fallait des vêtements plus épais pour se protéger d'un froid aussi intense.
Les costumes confortables de Madeleine lui manquaient.
Madeleine avait existé. Il avait été une coquille vide, un projet d'homme. Mais il avait aussi réussi à anéantir les émotions violentes de Jean Valjean et lui avait montré qu'il pouvait voler une place dans la société.
C'était ainsi qu'avait vécu Ultime Fauchelevent, et maintenant le temps était venu pour que ce nom disparaisse aussi. Mais comment faire sans laisser Cosette en arrière ? Il avait espéré l'aide de Javert...
Rue Traversière, un jeune garçon s'approcha de lui avec une pomme de terre à la main, comme tous les soirs alors qu'il passait. Voulait-il l'acheter ? Une fois l'excitation du moment passée, les coups que le Marlin lui avait infligés avaient commencé à lui faire sérieusement mal et la seule idée de manger lui donnait la nausée.
Valjean était épuisé.
Il acheta la pomme de terre et donna la nourriture et la monnaie au garçon, comme il en avait l'habitude.
" Ça sera pour maman !," s'était exclamé l'enfant, en rayonnant de bonheur.
Si peu de chose pouvait rendre une personne heureuse ! Valjean avait vraiment regardé le petit garçon pour la première fois, et sa gorge s'était serrée. Les sabots cassés qu'il portait, le châle déchiré qu'il enroulait à plusieurs reprises autour de ses épaules, lui avaient rappelé des souvenirs pénibles mais aussi un temps où il fut heureux.
" Tu demeures avec ta mère ?
- Oui, de l'autre côté de la rue. Je suis un marchand, tout comme elle, répondit fièrement le garçon. Je m'occupe des affaires jusqu'à ce qu'elle aille mieux.
- Ah ! Je me nomme Jean. Donc, tu es marchand ? Cela tombe bien. Par parfois j'ai besoin d'un coup de main. Qui dois-je demander ?
- Je suis Soazig, monsieur, répondit le garçon tout en lui adressant une inclination de tête maladroite."
Puis il rentra chez lui en courant. Sans doute pour remettre la pomme de terre encore tiède à sa mère.
Soazig... Une fille ! Une fille futée qui savait que pour travailler dans la rue, il valait mieux faire semblant d'être un garçon. Une fille qui n'était certainement pas aussi jeune qu'elle en avait l'air...
Jean Valjean avait trouvé une raison de sourire.
*****************************
Des mains maladroites martyrisaient le piano et le son atteignit le vieux forçat de bien loin.
Cela lui fit penser à l'eau propre et à la couverture qui l'attendaient au Romarin. Il porta la main à son chapeau pour saluer la vieille femme qui passait ses nuits à la porte du bordel, transie de froid, pour prévenir les passants du genre de commerce auquel ils avaient affaire. Comme la loi l'exigeait.
" Monsieur Jean !, la vieille lui parla pour la première fois depuis qu'il avait commencé à fréquenter l'établissement.
- Madame ?
- Non, je ne suis pas une dame, mais merci ! répondit la femme avec un sourire. Les filles ont raison, vous êtes charmant."
Valjean baissa la tête. Si seulement la pauvre femme savait !
" Écoutez, monsieur. Un policier est venu vous chercher. Pas Javert, mais un vrai policier. Il a parlé au Marquis et ensuite il est reparti.
- Ah ! Et que me voulait-il ?
- Je n'en sais rien, monsieur Jean. Mais je serais surprise si le Marquis lui avait dit la moindre chose."
La vieille femme ouvrit juste assez la porte pour que Valjean puisse se glisser à l'intérieur. Le galérien lui sourit en remerciement et disparut par l'escalier de service.
Sa chambre était en ordre, son havresac juste où il l'avait posé. Mais il y avait quelque chose qui n'allait pas.
Le silence.
Valjean entendait le tintamarre provenant du salon ; il entendait ses voisines gémir avec enthousiasme. Mais le silence chez Javert était complet. Et lourd.
Un rappel de l'absence de l'inspecteur, qui était normale mais aussi étrangement décevante.
Il cessa de combattre l'élan ridicule qui l'avait poussé à observer la chambre de l'inspecteur si souvent. Comme si en étudiant ses affaires, il pouvait deviner l'homme.
Et alors il entendit des pas.
Le forçat saisit son havresac et fonça vers la fenêtre. L'ouvrir et arracher le treillis ne prit que quelques secondes, mais à en juger par les bruits qu'il entendait derrière lui, quelqu'un avait déjà ouvert la porte de Javert et se précipitait vers lui.
Il sut que la personne avait un couteau à la main lorsqu'il sentit la déchirure au bras avec lequel il s'agrippait encore à la fenêtre. Soudain, il ne fut plus capable de chercher des appuis pour descendre le long du mur.
Valjean lâcha prise et tomba.
***************
Ne sachant plus que faire et étant bien trop énervé pour espérer se reposer chez lui, Javert rejoignit son commissariat de Pontoise. Il négligea les regards abasourdis du policier de garde, le jeune Durand devant l'aspect extraordinaire de son uniforme sale et déchiré.
Là un message de la Morgue l'attendait.
Une nouvelle prostituée avait été assassinée. On informait l'inspecteur, sachant que ces affaires l'intéressaient.
Cela suffit à attirer Javert dans les locaux de la Morgue.
" Tu as une punaise pour moi ?," demanda le policier en entrant dans le bureau du préposé de la Morgue.
La nuit était tombée, profonde, sur la ville. Il n'était pas si tard mais c'était l'hiver. Un poêle ronflait dans un angle de la pièce et le fonctionnaire travaillait à la lumière des chandelles de suif.
" Une gironde ! Je me suis dit que cela pouvait t'intéresser ! Maintenant que tu fais dans les grues."
Un rire gras et moqueur.
Le préposé, M. Keller, était un homme sérieux mais la proximité avec la mort l'avait rendu insensible...voire gouailleur...
Javert ne dit rien, il suivit son collègue jusqu'à une table sur laquelle était posé le cadavre d'une femme. Sur d'autres tables il y avait d'autres cadavres.
Théâtralement, Keller souleva le drap et le corps d'une jolie femme apparut. La blancheur du corps et sa position rigide montraient seules sa mort.
" Gironde la gamine ? Hein Javert ? J'en ai rarement vu d'aussi belles !"
Javert examina le cou, cherchant des traces d'égorgement. Le Poron égorgeait ses victimes. Ici des empreintes visibles de doigts démontraient la strangulation. Le policier, ignorant le bavardage du préposé, content d'avoir quelqu'un de vivant à qui parler, poursuivit son examen. Les jambes, les cuisses...
Ignorant la prise de souffle de son compagnon.
Oui la fille était belle et Keller était seul.
" Comment sais-tu qu'elle est une pute ?
- C'est ce que m'ont dit les collègues ! Ils ont trouvé cette jolie petite falourde au quartier Saint Jacques. Enfoncée dans la neige. C'est pour cela qu'elle est si bien conservée. Demain, il y a une foule pour assister à son autopsie."
Un nouveau rire, gras et désagréable.
Javert se redressa. Pas de viol, juste une agression. Elle n'était pas morte de la main du Poron.
" Je t'ai laissé la primeur," fit Keller, en appuyant bien sur les mots.
Javert n'était pas stupide. Il allait devoir une faveur au préposé à la Morgue. Une entrée chez le Marquis ?
" C'est bien urbain Keller," remercia froidement Javert.
Un geste du policier et le drap fut replacée sur les jolies formes qui commençaient à s'affaisser.
" Ton collègue de la Sûreté n'est pas là ?, demanda Keller, curieux.
- La Sûreté a des horaires de travail que la Force ignore.
- Ces gonzes ont bien de la chance. Ramassis de cancrelats !"
Javert sourit et hocha la tête.
Il n'aimait pas non plus la Sûreté. Le Mec venait de le laisser tomber avec un mépris profond.
Le policier décida de partir...puis...ses yeux parcoururent les tables...avant de s'arrêter sur l'une d'elles. Un corps massif et impressionnant était étendu. Javert s'approcha et, heureux de poursuivre le bavardage, Keller expliqua :
" Un gonze entré ce matin. Une vilaine bagarre, le type a fini dans la lance [eau du fleuve]."
Le drap fut retiré et Javert resta gelé.
Devant lui se tenait le Poron. Il ne l'avait pas vu longtemps mais il avait remarqué le manque de chevelure, la carrure et Valjean avait parlé du tatouage. L'homme avait été simplement abattu par balle. Une seule bien placée, en plein front. Un règlement de compte.
La chasse était finie.
" Il y en a d'autres, jeta la voix indifférente de Keller. Ce doit être le froid qui porte sur les nerfs des gonzes.
- D'autres ?
- Je te fais la visite ?"
Javert ne prétendit pas reconnaître les hommes devant lui. Derrière leur vitrine, éclairés par la lueur tremblotante d'une bougie et la lumière plus sûre de sa lampe-sourde, se tenaient deux hommes. Morts, tués par une seule balle.
On s'amusa sur la coïncidence des assassinés.
" Et ce n'est pas tout cela Javert. Figure-toi qu'ils viennent du même village.
- Montmartre...," poursuivit sans le savoir Javert.
Fâché et surpris de cette interruption, le préposé bégaya :
" Ha ben ça ! Ha ben ça ! Tu aurais pu me le dire qu'on t'avait affranchi [informer] !
- Désolé Keller. J'ai entendu parler de ce triple meurtre, en effet, mentit Javert.
- Les gars de Montmartre vont avoir du pain sur la planche !
- En effet," reconnut prudemment Javert.
Puis le policier salua poliment Keller.
Il promit de ne pas oublier cette faveur qu'il lui devait.
***************
La première chose que l'élagueur apprend, c'est à tomber. Un apprentissage difficile qui reste ancré dans la mémoire jusqu'à ce qu'il devienne un instinct.
Dès que Valjean tomba sur la boue glacée, il roula sur le côté et courut sous les yeux surpris de la vieille femme qui gardait la porte.
Il cherchait un endroit éloigné du réverbère et n'avait guère le temps. Il traversa la rue et grimpa le long du mur le plus sombre de la maison d'en face. Il était sur le point d'atteindre le deuxième étage lorsque le son du piano qui agrémentait le Romarin devint plus fort, puis s'atténua de nouveau : quelqu'un venait de quitter l'établissement.
Valjean tendit l'oreille.
" Où est-il allé ?
- Par là-bas," répondit la voix tremblante de la vieille femme.
Des pas rapides sur le pavé et un grondement de frustration. Valjean atteignit le toit et s'allongea face contre terre.
" Écoute-moi, la lanterne [vieille courtisane] ! Tu vas me dire de quel côté ce fils de pute s'est enfui. Penses-y : je sais où te retrouver."
Le vieux forçat vit comment l'homme, couvert jusqu'aux yeux par le col de son manteau, prit la vieille femme par le cou et la coinça contre le mur avec violence.
" Par là."
La femme indiqua cette fois le bon chemin, mais oublia de pointer vers le haut.
******************
Valjean patienta longtemps avant de redescendre. Il attendit jusqu'à ce que le sang qui coulait de son bras gèle sur son manteau, car les traces rouges auraient été faciles à suivre sur la neige qui s'était remise à tomber.
Il vit un fiacre s'arrêter devant le Romarin et Javert en descendre à la hâte.
Comme convenu des heures auparavant, l'inspecteur venait à sa rencontre. Il ne lui avait fallu qu'une éternité pour le faire. De plus, il avait laissé le fiacre attendre devant la porte, tout comme s'il prévoyait des ennuis.
Et, en effet, l'inspecteur repartit très contrarié quelques minutes plus tard. Ce n'était pas là l'attitude d'un homme qui se retirait après une longue journée.
Valjean ne savait plus quoi penser. Il ne savait plus du tout où diriger ses pas.
La rue de l'Ouest, où il avait loué un petit appartement le jour où Rivette se présenta au couvent avec une lettre de Vidocq qui lui fit concevoir de graves doutes sur la bienveillance du Mec, était de l'autre côté de Paris. C'était impossible de s'y rendre par un temps pareil.
Retourner au couvent aurait été du suicide : si cet homme était vraiment un policier, il avait dû laisser quelqu'un pour l'y attendre. S'il était l'un des acolytes du Poron, on pouvait espérer la même chose.
Il pourrait essayer d'atteindre l'un des garnis de la Petite-Pologne et se coucher dans un coin. Peut-être qu'il serait possible de ne pas piétiner ceux qui dormaient déjà à même le plancher pour ne pas attirer l'attention sur lui. Et attendre le lever du soleil. Mais il savait qu'il y avait de fréquentes descentes de police à ces endroits-là, et son nom était connu de la rue de Jérusalem. Sans oublier le Mec qui, d'après ses dires, connaissait bien les taudis de la zone.
Peut-être que c'était Vidocq lui-même qui le cherchait. Peut-être que Javert le doublait.
Cette pensée lui fit mal à la poitrine. Il fit un terrible effort pour la repousser. Parce qu'il avait besoin de continuer à respirer.
Il avança dans l'ombre comme il l'avait vu Javert le faire lorsqu'il était aux aguets. Au bout de la rue Traversière, Soazig vendait toujours ses pommes de terre malgré la neige et le manque de passants. La petite fille et sa famille devaient être au désespoir.
" Soazig, ma petite !, Valjean appela de l'obscurité. C'est Jean, le vieux monsieur de tout-à-l'heure."
L'enfant s'approcha un peu, curieuse mais prudente. Le galérien sortit des ténèbres assez longtemps pour qu'elle puisse voir son visage.
" Ma femme m'a jeté dehors. Des choses de vieux que tu ne comprendrais pas. J'ai besoin d'un endroit où passer la nuit."
Soazig le regarda de haut en bas. Elle regarda surtout ses pieds.
" C'est ta largue [femme] qui t'as fait ça ?"
Valjean regarda le sang qui coulait de son bras et qui avait commencé à colorer la neige. Il sourit.
" On ne peut rien te cacher ! C'est bien, ma petite. Je me cache de mon carcagno [usurier]. Je lui dois de l'argent et le terme est passé...
- Dame !, j'en sais quelque chose là-dessus ! Je peux vous cacher, et je ne vous ferai rien payer cette fois-ci... Mais n'oublie pas de me garder quelque chose la prochaine fois que tu gagnes aux cartes. D'accord ?"
Le forçat hocha la tête. Il enleva son gant et cracha dans sa paume, comme l'avait fait la petite fille, et lui serra la main. Ils avaient un accord.
***************
Cette nuit-là, Valjean dormit dans la cave désaffectée d'un débit de vins, parmi des barriques crevées et de la paille à moitié pourrie. Il eut la compagnie d'une foule de rats excités par l'odeur du sang.
La cave avait deux sorties et chacune d'elles donnait sur une rue différente. Cela lui donna matière à réflexion.
Valjean eut tout le temps de réfléchir. Il eut l'occasion de se demander à maintes reprises pourquoi Javert l'avait abandonné.
Lui, qui parlait de confiance et qui lui avait fait croire le matin même qu'il était son égal.
Non, ils n'étaient pas pareils : Jean Valjean n'était pas un traître.
**************************
La bande au Poron était tombée.
Il ne manquait que la Berloque et le jeune blanc-bec à qui il devait son estafilade. C'était peut-être ce fameux Pierre, celui de Paquita...
Ou peut-être pas...
Javert contemplait la nuit sur la Seine. Les étoiles se reflétaient dans ses eaux glacées. La Morgue donnait sur la Seine.
Quelque part il y avait le restaurant des Marronniers.
Quelque part se cachait Jean Valjean...
Javert se surprit à prier le ciel qu'il soit bien caché.
Quelque part quelqu'un faisait taire définitivement les témoins de cette affaire...
Ne sachant plus trop quoi faire de lui et ressentant le poids de la fatigue et de la journée, Javert rentra chez lui, rue des Vertus pour dormir.
Il n'en avait cure d'une fenêtre brisée.
Il ne faisait plus confiance à personne.
Quitte à dormir, autant dormir dans son propre lit, un couteau sous l'oreiller et une oreille aux aguets.
****************************
Et puis les heures passèrent... Javert ne réussit pas à dormir. Ses pensés tourbillonnaient. Il pensait à Valjean et s'inquiétait pour lui. Il pensait à Chabouillet et à sa mise en garde. Il pensait à Vidocq et à ses admonestations.
On lui cachait quelque chose, c'était évident. Il lui semblait jouer le rôle d'un chien dans un jeu de quilles.
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