Au Romarin
La fenêtre du portier s'illumina avant que Valjean n'atteigne la porte de service. Il était prévisible que l'agitation, inhabituelle dans cette rue même tard dans la journée, alerterait le concierge. Sinon, les jurons du cocher qui brusquait son cheval auraient suffi pour le faire.
Valjean n'avait pas fini de se demander s'il était prudent de laisser l'inspecteur à son sort, quelque peu éméché et ronflant tout bas à l'intérieur du fiacre, lorsque la porte du couvent s'ouvrit et que le portier se jeta sur lui.
" Quelle honte ! Alors, comme ça on attend que son frère soit malade pour se livrer à la débauche ! Puis on sort avec des bohémiens la nuit tombée et on revient le matin ivre et en voiture ! La Mère Supérieure va en entendre parler, n'en doutez pas, Fauvent."
Valjean fit un pas vers l'homme et vers la porte qui se trouvait derrière lui. Martin, le portier, était plus bas qu'il ne l'était, mais tout aussi large. Cette largeur débordait chez le portier par-dessus la ceinture de son pantalon.
"Je ne vois pas où est le problème, Martin. Les bohémiens sont des enfants de Dieu. Et cet homme particulier peut être d'une grande aide pour notre communauté. Bohémien ou pas.
- Comment ça ?"
Le portier s'emmitoufla dans sa couverture, ce qui était devenu une sorte de tic tout au long de ce terrible hiver tandis que Valjean le regardait faire. L'ancien forçat desserra un peu son écharpe pour se donner le temps de réfléchir et de pousser un soupir destiné à montrer la fatigue qu'il ressentait à peine.
" La rivière est gelée, les routes sont impraticables. Le marché est sur le point de manquer de ravitaillement, et si le temps ne s'améliore pas, il y aura bientôt une famine dans la ville. "
L'homme posa la main sur son ventre dans un geste instinctif qui fit presque sourire Valjean.
" L'homme que vous avez vu connaît des gens qui, à leur tour, savent comment faire parvenir des vivres à la capitale. "
Le portier glissa un bras sous le coude de l'ancien forçat et l'attira vers sa loge.
" Des façons illégales ?, demanda-t-il.
- Pas forcément. Des moyens alternatifs. "
Valjean le vit déboucher une bouteille de vin et rapprocher deux gobelets bien remplis en direction du poêle. L'hospitalité du portier.
" Je ne pensais pas qu'il soit convenable de déranger la mère supérieure avec...
- Des affaires du monde auxquelles la pauvre femme n'est pas habituée, fournit Martin. Vous avez bien fait, Fauvent. La pauvre femme a assez de problèmes ici... surtout avec le petit couvent.
- Ah ! Encore ?
- L'avant-toit du fond... Le poids de la dernière chute de neige a fait craquer la charpente. Les vieilles nonnes ont passé la nuit en veillée à prier Sainte Rita.
- Je vais voir ce que je peux faire. "
Valjean ramassa la genouillère qu'il avait confiée au portier comme il le faisait chaque fois qu'il s'aventurait au-delà des portes du couvent.
" Fauvent... Vous oubliez votre vin.
- Encore trop tôt pour moi.
- Mais au cas où la nourriture manquerait, vous vous souviendrez de votre bon ami et...
- Ne vous inquiétez pas. Je m'en souviendrai. "
**************
Sous la lueur grise d'un ciel lourd et bercé par le tintement qu'émettait à chaque pas sa genouillère, Valjean s'abandonna à ses réflexions. Il avait menti, oui, et il s'était aussi assuré de la collaboration du portier si le besoin se faisait sentir.
Mensonges sans gravité ? Des mensonges nécessaires ! Mais en quoi son manque d'honnêteté différait-elle de la brutalité de Javert ? Précisément parce que ses demi-vérités étaient sans importance ? Et pourtant Martin avait eu peur.
Valjean était confus.
Entre autres, parce qu'il avait découvert quelque chose d'inattendu en voyant les mains bandés de Javert et la façon dont l'homme essayait de s'en servir en dépit de la douleur.
Oui, Valjean était agacé d'admettre que ce sauvage, qui avait le don de l'irriter au-delà du tolérable, avait aussi le pouvoir de le ramener à certaine nuit de Noël, à une forêt obscure et à une petite fille qui se démenait pour soulever un trop grand sceau. Une fillette qui affrontait une tâche colossale sans autre outil que sa volonté. Une petite à qui la peur, au lieu de paralyser, donnait de la force.
Pendant cette nuit dans les bois, quelque chose de froid et de sec se brisa dans la poitrine de Valjean. Et quelque chose de différent prit sa place. Malgré les années qui s'étaient écoulées, l'ancien bagnard ne saisissait toujours pas ce que cela pouvait être.
Cela dérangeait Valjean que la présence inquiétante de Javert se soit insinuée dans ce souvenir et l'ait corrompu, éveillant chez lui le besoin de savoir l'inspecteur en sécurité. Malgré la colère, en dépit de l'indignation et de la peur.
Qui plus est, l'ancien forçat avait été horrifié de découvrir qu'il avait vu grelotter cet homme sans cœur dans son sommeil. Valjean avait vu que, malgré la douleur et le froid, Javert continuait à serrer ses poings et ses dents, prêt à se battre même dans ses rêves. À son grand regret, il n'avait pas reconnu un ennemi chez Javert à ce moment-là.
Non, Valjean n'avait vu en lui qu'un homme épuisé et qui était trop acculé pour songer à se donner le repos dont il avait besoin.
Deux visages flétris, deux lunes blanches et usées, regardèrent par la fenêtre alors que Valjean montait sur l'échelle armé de son râteau. Les vieilles nonnes joignaient leurs mains en prière et dirigeaient leurs yeux vers le ciel. Ou regardaient-elles vers lui ? Valjean n'aurait pas su le dire, mais il était certain d'une chose : s'il continuait à se laisser distraire alors qu'il travaillait, il finirait par se briser le crâne.
Le retour à sa routine d'effort physique et de sueur fut un soulagement qui lui fit oublier le froid. Il lui fit attendre Cosette sans même s'en apercevoir.
Mais l'heure de la promenade des écolières vint sans qu'aucun des bruits qui l'annonçaient ne lui parviennent : le couvent dormait sous son manteau triste et silencieux en attendant le soleil qui, un jour encore, ne réussirait pas à atteindre le jardin.
Quand il devint évident qu'il ne verrait pas sa fille ce matin-là, Valjean se dirigea vers la hutte, attristé.
Fauchelevent l'attendait avec un froncement de sourcils. L'ancien forçat ôta son manteau et permit à son camarade de chambre de lui enfoncer les yeux dans le dos, comme il l'avait déjà fait maintes fois. Il attendit les questions du vieil homme qui, comme d'habitude, ne vinrent pas immédiatement. Valjean se força à sourire.
" Ah, Fauchelevent, mon pauvre ami... Vous devez être affamé. "
Il raviva le feu du poêle et prépara du café. Puis il se dévoua à la routine rassurante de son petit foyer sous le regard inquisiteur du vieillard.
" Parlez-moi d'elle, lança le vieil homme entre deux bouchées de pain. Ça valait la peine de prendre le risque ? Je parie bien que oui.
- Elle ?
- Oui, la femme qui vous a fait manquer à l'appel. Je désespérais déjà de vous voir perdre la tête, ne serait-ce qu'une fois. Racontez-moi, Madeleine.
- Il n'y a pas de femme. "
Valjean fit semblant de ne pas voir la déception sur le visage de son interlocuteur lorsqu'il lui tendit une chemise propre et prit soin du pot de chambre.
" Je vois que vous êtes galant, et, ma foi, c'est tout à votre honneur ! Mais vous n'avez rien à craindre de moi, Père Madeleine."
L'ancien forçat s'assit pour éplucher des pommes de terre.
" Je vous assure que je n'ai vu que des rues glacées. Et c'était impressionnant.
- Vous avez tort, Madeleine. Vous avez besoin d'une femme qui puisse réveiller le jeune homme que vous cachez encore à l'intérieur. Vous pouvez tromper les autres, mais moi, j'ai travaillé côte à côte avec vous pendant des années, et je sais que vous êtes encore un chêne fourmillant de sève. Moi, qui ne suis plus qu'une grume desséchée, je me languis de sortir de ce lit. Et tout cela dans un seul but : rendre visite à ma Margot et la convaincre de m'emmener faire un tour dans l'arrière-boutique.
- Pour vous montrer les légumes de saison ?, dit Valjean de meilleure humeur.
- Mais non, voyons ! Pour les savourer ensemble ! "
Fauchelevent secoua la tête, l'air déçu.
" Vous ne vous souvenez plus de ce que l'on ressent lorsque vous vous réveillez et que vous découvrez que vous n'avez pas froid parce que vous êtes adossé contre le corps d'une femme ?
- Avez-vous la fièvre ? ", demanda Valjean, alarmé par les confidences sans précédent de son collègue.
Et en effet, les yeux de Fauchelevent avaient retrouvé un peu de leur éclat d'antan ; puis ils regardèrent au loin, comme si le vieil homme était à la recherche de quelque chose.
" Certes, Margot est sourde et édentée... Mais elle a encore tout ce qu'il faut. Même qu'elle a la fougue d'une jeune femme ! Et je fais de mon mieux pour ne pas la décevoir... "
Valjean cacha son embarras en se servant de la pratique méthode consistant à rajouter du chou dans la marmite.
" Je n'arrive pas à imaginer à quel point ma société doit vous être ennuyeuse, Père Fauchelevent. Je suis un homme simple, répondit Valjean tout en retirant l'une de ses grosses chaussures boueuses. Si je me languis c'est d'ôter mes bas trempés et de dormir quelques heures. Toutes ces affaires de cœur me dépassent.
- Bien sûr ! Vous parler c'est peine perdue, Père Madeleine. "
Le vieil homme croisa les bras sur sa poitrine et surveilla la marmite sans se donner la peine de cacher son mécontentement.
Une sonnerie tonitruante retentit au loin ; au quatrième coup long, Fauchelevent se dérida.
" Eh bien, on vous réclame dans la loge du portier. "
Mais Valjean se précipitait déjà hors de la hutte. Il avait une idée assez claire de qui pourrait le chercher.
Ce n'était qu'un émissaire.
" J'ai une lettre pour vous ", dit l'inconnu qui l'attendait dans la rue.
Son visage semblait être celui d'un vieil homme, mais son allure démentait cette impression.
Valjean décacheta la lettre et la lut en vitesse. De temps à autre, il jetait un regard incrédule au porteur du message.
" Était-il nécessaire de mentionner l'enterrement de Mère Crucifixion ? C'est un coup bas, même venant de Vidocq. "
L'homme haussa les épaules et souleva légèrement l'aile de son énorme chapeau.
" Je ne sais rien à ce propos. Tout ce que je sais, c'est que vous devez m'emmener voir la mère supérieure. "
C'était inévitable, oui, et aussi un moment redoutable pour l'ancien forçat.
En ce qui regardait Jean Valjean, c'était un méfait que de se présenter devant l'autorité du couvent avec une demande qui était, en fait, du chantage.
Mais c'était une aberration que d'utiliser le seul faux pas que sa devancière ait commis pour faire en sorte que la Mère Supérieure se soumette à la volonté de Vidocq. Car Valjean savait que la pauvre femme ne permettrait jamais qu'une telle chose soit connue.
" Si vous voulez que cette ruse marche, courbez votre dos et restez loin des bougies. La mère supérieure est peut-être à moitié aveugle, mais elle a le coup d'œil sûr . "
L'homme hocha la tête et suivit le vieux galérien jusqu'au parloir du couvent.
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Quelques heures d'inconscience.
Cela fit un bien immense à Javert.
Lorsque le policier émergea enfin de son sommeil si profond, la nuit était tombée. Mais combien d'heures était-il resté mort au monde ?
Nerveusement, l'inspecteur se releva et enfila ses bottes. Il plissa le nez devant son état. On était bien loin de l'impeccable inspecteur Javert, qui patrouillait avec autorité les rues de la ville en parcourant les pavés de Paris.
Le voilà obligé de se terrer à la Sûreté, comme un rat acculé par un chat.
Cela l'énerva tellement qu'il eut envie de tout envoyer au diable pour retourner dans son appartement et attendre de pied ferme ses tourmenteurs. Pour le plaisir de les avoir sous sa dextre.
Une autre pensée, bien peu charitable, fut d'utiliser Valjean comme appât pour les attirer.
Mais Javert repoussa cette idée. Il n'était pas si cruel, quoi qu'en pensent Valjean ou les autres.
Le policier se leva et fut surpris de sa faiblesse. Il vacillait. Il n'avait pas mangé depuis des heures.
Javert se reprit et d'un geste sûr, il entra dans le bureau du Mec. Il faisait sombre mais une chandelle brûlait sur le bureau, éclairant les visages de Valjean et de Vidocq. On l'examina avec stupeur puis avec un petit sourire amusé.
Ce qui agaça davantage le policier.
" Reposé le cogne ?, demanda le Mec, désignant une chaise dans un angle de la pièce.
- Des nouvelles ?, préféra répondre Javert.
- Tu sais que ton collègue est un homme bien ?
- Oui, le Mec. Rivette est un bon inspecteur. Vous m'éclairez ? "
Vidocq apprécia le retour du vouvoiement. L'usage du tutoiement n'avait été qu'un bref oubli. Il répondit en souriant :
" Je vais peut-être laisser ton collègue le faire pour toi. Hein Rivette ? "
Un mouvement dans un angle de la pièce, restée dans l'ombre et un vieillard apparut. Javert resta estomaqué quelques instants avant de partir dans un franc éclat de rire. Des larmes mouillèrent même de ses yeux.
" Ho ça va ! Calme-toi Javert !, grogna Rivette. Je sais que je suis ridicule !
- Tu es...splendide ! Laisse-moi te regarder ! "
Javert se leva et vint examiner son collègue de près. Il avait les cheveux et la barbe vieillis. Ce n'était pas uniforme mais on voyait les pointes blanchies et grisonnantes.
Malgré lui, le policier glissa ses doigts pour caresser les cheveux de son collègue, ils étaient rêches. De même, des cernes avaient été ajoutées sous ses yeux, vieillissant son regard, lui donnant facilement des années de douleur. Il n'avait plus une trentaine d'années mais il était impossible de déterminer son âge.
De loin, il pouvait faire illusion, comme un acteur sur les planches du théâtre mais de près on distinguait la jeunesse de ses traits, la candeur de ses yeux... Trop jeune, bien trop jeune, mais si les nonnes l'évitaient comme la Peste, cela pouvait marcher.
Il ne restait que le Père Fauchelevent à convaincre. Peut-être avec de l'argent ?
Javert connaissait les vertus de la corruption. L'argent de Vidocq permettait souvent de clore des bouches ou de les ouvrir.
Les deux hommes s'examinaient, profondément. Des années à se côtoyer, ils n'avaient jamais été si proches.
Javert siffla en appréciateur en se tournant vers Vidocq. Il lança, un sourire dans la voix :
" Vous connaissez quelqu'un dans le monde du théâtre ?
- Une jolie petite personne. Je ne pense pas que tu la connaisses.
- Je connais beaucoup de monde, monsieur.
- Musichetta. Elle me doit des faveurs.
- Je connais. Jolie voix mais petite vertue. Beau travail ! Peroxyde d'hydrogène ! Ses cheveux sont foutus.
- L'inspecteur a accepté les risques," rétorqua sèchement Vidocq.
Javert retrouva les yeux de son collègue et le regarda. Il était surpris de cette action idiote de la part de Rivette mais l'homme avait l'habitude d'agir de façon inconsidérée.
" Et ta femme ? Qu'en dit-elle ?
- Pour la juste cause, répondit Rivette, fermement. Ces salopards ont dévasté ton appartement !
- En effet.
- Nous allons les poisser et leur faire passer le goût de jouer avec des cognes.
- Rivette..., commença Javert, désolé.
- Ne viens pas me dire que ce n'est pas grave ! Ton appartement ! Merde ! Tu aurais pu être là ! Et que ce serait-il passé alors ?
- Je n'en sais rien, " admit Javert.
Mensonge !
Il y avait un escarpe et un pistolet ! Pas besoin d'être un grand policier pour deviner ce qui aurait pu se passer.
" Je suis désolé, Rivette. Je ne veux pas te mettre en danger.
- Je suis un cogne, tu te souviens Javert ?
- Ce ne sont pas des enfants de choeur. Sois prudent au couvent. Si tant est que tu aies le droit d'y être."
Javert se tourna à nouveau vers Vidocq. Valjean était assis en face du chef de la Sûreté. A ses pieds il y avait un sac.
L'ancien forçat regardait depuis le début le policier. Difficile à lire comme toujours. Surpris ? Décontenancé ? Irrité ?
Illisible !
Donc, Rivette était accepté.
" Neveu ? Cousin ?, demanda Javert, à la ronde.
- Cousin, répondit Vidocq. Tiens ! Lis le cogne !"
Une lettre fut tendue au policier et Javert en prit bonne note.
M. Fauchelevent,
Par le présente, nous vous informons de la terrible situation dans laquelle se trouve votre cousine. Elle est actuellement bien malade et alitée au 6 rue Petite Sainte-Anne, avec la fièvre.
Nous désespérons de son état. Comme vous êtes le seul membre de sa famille encore en vie, nous vous demandons de venir vous charger d'elle. La pauvre âme a bien besoin de soutien durant ses derniers instants.
Le messager est bien sûr de vos connaissances. Nous espérons que vous avez reconnu votre petit cousin, Philippe.
Son âge et sa situation de célibat devraient lui permettre de vous remplacer dans vos tâches au couvent.
Sinon, n'hésitez pas à rappeler au bon souvenir de la Mère Supérieure la douloureuse disparition de Mère Crucifixion et son enterrement organisé de manière extraordinaire. Cela serait dommageable pour son ordre qu'un tel scandale éclabousse son couvent.
N'hésitez pas non plus à lui parler du 6, rue Petite Sainte-Anne, elle y a des connaissances elle aussi.
BLONDEL
Blondel était un des surnoms de Vidocq au bagne de Toulon. C'était un joli message, bien tourné. Il avait suffi à attirer Valjean et à convaincre la Mère Supérieure.
Ça... et surtout la menace voilée de dévoiler l'enterrement illégal d'une des soeurs du couvent.
Javert eut un sourire amusé, rempli d'ironie à cette idée. Vidocq était vraiment un salopard.
" Rivette aura accès à toute l'enceinte du couvent ?
- Oui, répondit en souriant Vidocq. La Mère Supérieure m'est redevable.
- Ne risque-t-elle pas de renier son jardinier ?
- Aucun souci. C'est une vieille amie.
- Parfois Vidocq, vous me faites peur, admit Javert.
- Ma vie est digne d'un roman, le cogne. Mais rassure-toi, je n'ai réussi qu'à protéger le couvent dans différentes affaires. Comme cette pernicieuse habitude des nonnes de se faire enterrer sur les lieux consacrés au lieu d'aller comme tout à chacun se faire enterrer au cimetière. C'est bien d'avoir des principes mais la loi est la même pour tous ! Et les gamines de ce couvent ne sont pas toutes des filles de bonne famille, j'y ai caché des filles perdues.
- Au couvent ?
- Javert, je ne vais pas t'avouer tous mes secrets !"
Un rire, sonore et amusé. Vidocq remplissait le bureau de sa présence, imposante, même son rire était aussi profond. Vivant !
" Et la cousine ?
- J'avais tellement envie d'écrire Madame Javert !!! Mais j'ai préféré éviter de te nommer. On ne savait pas ce que la lettre pouvait devenir.
- Donc Rivette y est allé ?
- Oui, Javert, répondit le jeune inspecteur, fier de lui. Et j'ai obtenu le poste. Je dois d'ailleurs y retourner ce soir. Demain, je gère un jardin. Je vais servir de messager à M. Fauchelevent.
- Comment cela ?"
Javert se tourna vers Jean Valjean et le contempla en écoutant la réponse de son collègue. Rivette l'appelait Fauchelevent, donc Vidocq n'avait pas trahi le secret du forçat.
A quel jeu jouait Vidocq ?
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En le contemplant, Javert pouvait difficilement imaginer que l'esprit de Jean Valjean était en effervescence. L'ancien forçat s'était posé exactement la même question que l'inspecteur au sujet des intentions de Vidocq, et en était arrivé à une conclusion : quels que soient les desseins du chef de la Sûreté, il ne pouvait demeurer à sa merci.
Après leur entretien gênant avec la Mère Supérieure, il avait guidé Rivette jusqu'à la hutte, l'avait présenté à Fauchelevent en tant que son cousin, et avait rassemblé quelques vêtements.
Comme à son habitude, le vieux Fauchelevent n'avait pas posé de questions, mais avait simplement contemplé Valjean avec une expression qui vacillait entre doute et perplexité.
Puis l'ancien forçat avait demandé à l'aimable inspecteur de servir la soupe à son frère pendant qu'il ramassait les outils qu'il avait abandonnés près du petit couvent et faisait ses adieux à une bonne amie.
Rivette accepta sans la moindre méfiance, et cela dit à Valjean tout ce qu'il avait besoin de savoir.
Par ailleurs, le sourire complice de Fauchelevent indiquait clairement qu'il était certain que Madeleine partait quelques jours pour vivre ses amours en toute liberté, et cela le rassura.
Valjean disparut, donc. Il sauta quelques murs, traversa quelques jardins potagers en jachère et prit un fiacre vers le centre-ville.
Valjean erra quelques heures sur le pavé où la boue ne dégelait plus. Ce fut tout le temps qu'il lui fallut pour mettre en place des mesures de sécurité précaires visant à le protéger du Mec, du moins jusqu'à ce que le printemps ne s'installe.
Juste au cas où...
Ce ne fut qu'à ce moment-là qu'il revint, soumis et candide, au couvent et à un Rivette impatient mais point alarmé.
A présent, le jeune inspecteur parlait de Valjean et de sa situation en toute neutralité, et Valjean avait du mal à croire qu'il racontait la vie d'un honnête jardinier à Javert, pas celle d'un galérien en rupture de ban. Même la courtoisie dans ses paroles lui était adressée aussi. Incroyable!
" Il a sa fille dans le couvent et son frère est malade, disait Rivette. Je vais faire ce que je peux pour aider la situation. Le chef de la Sûreté m'a déjà fourni des médicaments pour soigner le vieux et pour la fille, j'ai eu le droit de lui expliquer pourquoi son papa devait partir quelques jours.
- Bien, bien."
Un bon coeur, trop bon aux yeux de Javert, mais Rivette était jeune et allait devenir père pour la première fois.
Javert sentit le fiel lui monter à la gorge, la fille de Valjean ! Donc la fille de la prostituée Fantine ! Toujours en vie, toujours dans la vie de Valjean ! L'homme l'avait sauvée de Montfermeil et n'était certainement pas mort en sautant de l'Orion.
" C'est parfait !, conclut Vidocq. Rivette, tu files au couvent. Tu as un poste à tenir. Pour ta femme, je vais charger mon épouse, Fleuride-Albertine d'aller la visiter. Ne t'inquiète pas pour elle ! Fleuride est une bonne âme, elle saura y faire.
- Merci, monsieur."
Le jeune policier était surpris de cette délicate attention et la tension disparut dans ses épaules.
" Tu viendras tous les jours. Musichetta va devoir entretenir ta chevelure. Tu es censé être un vieil homme. Baisse les épaules, tiens-toi courbé, traîne de la jambe et si tu pouvais oublier de te laver pendant quelques jours...
- MONSIEUR !, clama Rivette, horrifié.
- Pour ce que j'en dis. Cela ferait plus réaliste. Allez file !"
Javert et Valjean avaient ri d'un même rire. Voir le visage terrifié de Rivette valait le détour. En tout cas, le jeune inspecteur était parti.
Ce soir, il dormirait au couvent, sous le nom de Philippe Mathieu. Il avait fait la connaissance du Père Fauchelevent et de la jeune Cosette. Il avait compris ce qu'on attendait de lui. Il était assez bon espion pour agir comme il le fallait. Javert l'avait bien formé.
Javert regretta amèrement d'avoir préféré se charger seul de la surveillance des égouts. Avec Rivette à ses côtés, toute cette lamentable affaire n'aurait pas eu lieu.
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Le jeune inspecteur rendu vieux et impotent par la magie de Musichetta et de Vidocq quitta la Sûreté.
Il fit cela le plus prudemment possible. Il ne voulait pas qu'on le remarque.
Et il ne resta que les trois hommes dans le bureau du chef de la Sûreté.
Vidocq bâilla à s'en décrocher la mâchoire et regarda les deux complices malgré eux en souriant. Tellement amusé devant toute cette situation.
" Maintenant à vous les gonzes ! Il vous faut un pied-à-terre ! J'ai des entrées dans les garnis de la Petite-Pologne, si vous n'avez pas peur des poux.
- Merci le Mec, mais je sais où aller, opposa Javert.
- Et on peut savoir où ?"
Une hésitation, un souffle. On ne s'appréciait pas, on commençait à peine à se faire confiance.
" Je vous le dirais lorsque nous serons sûrs d'y être acceptés, monsieur.
- Ne sois pas jobard, Javert ! Si tu te retrouves à la trime [rue], tu reviens me voir et je vous garde en sécurité.
- Bien entendu, le Mec."
Mais il était évident que le policier n'allait pas transmettre cette information de sitôt.
Javert se leva et partit chercher son sac, Valjean avait imité le mouvement. D'un commun accord, les deux hommes allaient quitter le bureau de Vidocq, lorsque celui-ci, fidèle à son habitude d'avoir le dernier mot, lança :
" Prenez garde à vos miches, les gonzes ! Perdre un cogne demande des tonnes de paperasse et je n'aime pas ça !"
Javert salua sans rien dire et la porte se referma sur la vision du Mec, debout devant son bureau, les fesses posées sur le bois précieux et les chevilles joliment croisées.
Cabotin !
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" Vous m'emmenez où inspecteur ?
- Pas ce titre Valjean ! Dorénavant, vous êtes Jean et je suis Fraco. Et nous nous tutoyons !
- Nous sommes amis ?
Le forçat était abasourdi. Javert le comprenait très bien, lui aussi trouvait cela complètement fou.
Le monde avait cessé de tourner droit !
" Nous sommes amis. Et nous allons dormir dans un lieu... Mon Dieu ! Je n'ai pas fini d'en entendre parler."
Javert se mit à rire, mais sans joie. Juste un amusement désolé.
Et il avait raison de s'y attendre.
Car le regard du Marquis posé sur lui en cette heure si tardive n'avait pas de prix.
" Insp... Vous ? Vous voulez une fille ?
- Une turne. Pour moi et pour mon ami.
- Une turne pour les deux ou une turne chacun ?"
Le Marquis commençait à sourire. Ce qui agaça Javert.
" Une chacun !!!
- Je ne juge pas, monsieur. Vous pouvez coucher qui vous voulez.
- Merde le Marquis !
- J'ai même quelques hommes très charmants que je peux vous présenter si vous souhaitez de la compagnie. Vous ou votre ami ?"
Javert se pinça le nez fermement, il luttait pour conserver son calme. Déjà amoindri par la situation.
" Plus un mot le Marquis !
- Mais..., commença la voix amusée du proxénète.
- Je te jure que si tu ajoutes quoi que ce soit je vais quitter ton bordel et y revenir avec une escouade de railles. Pour vous coller les poucettes !
- Bien, bien. Une turne. Et un repas je suppose ?"
Le sourire n'avait pas disparu. Preuve qu'on ne croyait en aucune façon les menaces pleines de colère du policier.
" Dans les chambres, c'est possible ?
- Tout est possible ! D'autres demandes mon prince ?"
Javert hocha la tête sans rien dire et le Marquis tendit la main en direction d'un large rideau baissé.
Il le souleva et un salon joliment décoré apparut. Des canapés, larges et profonds, des tapisseries, de bonne qualité, des senteurs, florales et prenantes... Et des filles, assises ou debout, attendant le client ou le divertissant déjà. La couleur ambiante était d'un tendre rose.
Un bordel !
Javert avait emmené Valjean dans un bordel !
Il n'aurait pas été surpris si l'ancien forçat avait essayé de se rebeller et de fuir.
L'inspecteur n'avait pas tout à fait tort.
En geste de gentilhomme, mais saturé d'ironie empoisonnée, l'inspecteur céda le passage à l'ancien forçat. Valjean avait assez entendu de la conversation à demi-voix entre Javert et le Marquis pour savoir où il mettait les pieds. C'était du moins ce qu'il croyait.
L'idée même de pénétrer dans ce lieu de perdition remplissait Valjean d'indignation froide. Etre forcé de se réfugier sous le toit de quelqu'un qui exploitait la misère de femmes démunies de moyens dignes d'assurer leur subsistance ? Respirer le même air que les dégénérés qui appelaient ce genre d'abus du plaisir ?
Ça lui faisait grincer des dents.
Cela lui faisait penser à Fantine.
Cependant, Valjean savait bien qu'il n'avait aucun moyen de s'opposer aux décisions de Javert. Et il espérait que ses grosses chaussures boueuses et ses vêtements usés lui garantiraient l'accès à la chambre par une porte de service, discrète et éloignée des clients.
Lorsque le Marquis souleva le rideau pour le laisser entrer, ses yeux s'ouvrirent sur la splendeur de la salle principale d'une maison close huppée.
La fumée des cigares purs rendait l'air brumeux; le mélange de parfums le rendait entêtant.
Les rires qui éclataient un peu partout étaient trop aigus pour être sincères. Ou bien, trop graves pour ne pas se faire passer pour captivants.
Des messieurs ventripotents se réunissaient en cercle pour discuter de sujets complexes avec un verre d'alcool à la main.
Valjean ne vit presque rien d'autre.
Le rideau en velours magenta que tenait le Marquis pour le laisser passer glissa, et tomba sur la casquette du forçat. Puis il effleura brusquement son visage. Le tissu était lourd. Moelleux et beaucoup trop doux. Il semblait être tissée de feu et brûlait là où il touchait sa peau.
Valjean se força à suivre du regard la courbe que traçait sa casquette en tombant par terre.
Deux jeunes femmes s'approchèrent de lui. Tout doucement, en souriant. L'une d'elles prit sa casquette et, avant de la poser sur sa tête, glissa ses doigts parmi quelques mèches de cheveux rebelles et les lissa. Avec beaucoup de gentillesse.
L'autre femme saisit son bras et passa une petite main gantée sur la poitrine de sa veste en tissu grossier. Elle affichait une grâce presque surhumaine. Tellement insinuante. Si charmante.
Mais Valjean ne porta pas un seul regard sur les décolletés généreux, ni sur les cous et les chevilles qui montraient leurs courbes sans la moindre trace de modestie. Il ne remarqua pas les lèvres qui s'entrouvraient, ni les petites langues roses qui les humectaient pour séduire les yeux.
Depuis un moment, Valjean avait des sueurs froides et avait oublié de respirer.
Il se retourna pour repartir par où il était venu.
Mais Javert avait anticipé son mouvement et se tenait entre lui et le vestibule. Le vieux forçat se heurta à la cravate de Fraco, puis prit un peu de recul pour le regarder dans les yeux et lui dire ce qu'il pensait de ses solutions improvisées.
Cependant, il n'arriva pas à retrouver sa voix.
Toutefois, il était assez lucide pour se rendre compte que l'inspecteur ne souriait plus, mais qu'il semblait presque amer.
Cela n'empêcha pas Javert de se pencher un peu et de marmonner près de son oreille:
"Ne me joue pas la scène de la donzelle chaste et pure: ils nous regardent déjà. Et je suis sûr que tu as vu pire au bagne."
Puis, d'un ton si fort qu'on l'entendit dans toute la salle, il ajouta :
" Je t'avais dit que c'était l'un des endroits les plus raffinés de la ville. Profites-en, c'est moi qui régale."
La grosse main gantée de Javert tomba sur son épaule. Il y avait trop de force dans le geste pour prétendre qu'il était amical : cela fit aussi mal qu'un coup de matraque.
C'était du connu.
Valjean baissa la tête et avança.
Derrière lui, l'inspecteur carra les épaules et d'un pas assuré, suivit son mouchard jusqu'à l'étage des chambres, tout en tenant Valjean par l'épaule, comme pour le guider amicalement.
Les deux hommes essayèrent d'ignorer les regards posés sur eux. Calculateurs, curieux, intéressés...
De toute façon, l'inspecteur était bien trop concentré sur Jean Valjean pour voir autre chose. Il s'attendait à une dérobade.
M. Madeleine était un homme prude. La religion et la piété - Javert avait même pensé à de la bigoterie - avaient poussé le très saint maire de Montreuil à séparer les hommes des femmes dans son usine. Un règlement très strict concernant la moralité avait été imposé et les contremaîtres l'avaient appliqué sans le moindre scrupule.
Ce n'était pas sans raison que la femme Fantine s'était retrouvée sur le trottoir...quoi qu'en pensait aujourd'hui monsieur le maire.
Donc Javert suivait le Marquis tout en surveillant du coin de l'oeil monsieur Madeleine, une main lourdement posée sur son épaule.
Le Marquis les emmena à l'étage devant deux pièces accolées. Il tendit les clés et ouvrit la porte de l'une. Une chambre, simple, apparut, possédant le luxe d'une baignoire et d'un lit avec un matelas épais. Un tapis recouvrait le plancher et des lampes étaient déposées sur de jolis bonheur-du-jours.
" Tu as changé la décoration depuis la dernière inspection, constata froidement Javert.
- J'en avais assez de ce vert d'eau. Et les gonzesses voulaient du neuf ! Que voulez-vous, ins...monsieur, je soigne mes clients ! Et mes pensionnaires !"
Le Marquis désigna une porte et expliqua qu'elle communiquait entre les deux chambres. Parfois il y avait des couples qui voulaient jouer à plusieurs.
Javert ne préféra pas relever mais la rougeur qui macula les joues de Valjean fut visible. Intimidé le forçat ?
Il était vrai que M. Madeleine était un grand timide, malgré les nombreuses offres de mariage qu'il avait reçues à Montreuil. Ces femmes n'avaient eu aucune vergogne à poursuivre de leurs assiduités le très saint maire de Montreuil... Elles devaient déchanter aujourd'hui.
Cette pensée fit sourire Javert.
" Une porte communicante, cela peut se révéler utile, fit sobrement le policier.
- N'est-ce pas inspecteur ?," ajouta le Marquis d'un air entendu.
Javert ne releva pas.
Valjean s'efforça de suivre la conversation, mais les propos du Marquis le gênaient : jamais, même au bagne, il n'avait réussi à comprendre les raisons qui poussaient certains hommes à exposer leur intimité ou celle des autres. Et il ne trouvait pas drôles les sous-entendus qui, à ses yeux, avaient fait sourire Javert.
L'ancien forçat avait commencé à regretter sa petite communauté de saintes, où les mots et les actes n'admettaient pas de double sens.
En plus, il y avait la main que Javert semblait avoir oubliée sur son épaule. Ce contact le mortifiait.
Il ressentait le besoin impératif de se libérer. De le laisser loin derrière lui et dans l'oubli. Il n'y avait rien de bien nouveau dans ces émotions.
Cependant, la pression que Javert exerçait si naturellement, presque avec sagesse, sur ses muscles tendus avait aussi le mérite de le rassurer. Et cela le désarmait tout à fait.
Le vieux forçat profita que les autres étaient absorbés dans leur conversation pour avancer dans la chambre et échapper à la prise de l'inspecteur.
Javert ne sembla pas y prêter attention, il laissa filer le forçat. Jean-le-Cric était trop calme. Le garde-chiourme s'attendait à un éclat de colère.
Le Marquis avait fini sa visite, il promit de revenir vite avec un repas chaud et consistant.
Devant la porte, Javert l'arrêta. Le Marquis s'attendait à de nouveaux ordres, il sembla surpris d'entendre le policier le remercier.
" Merci le Marquis ! Et sois prudent ! Les gonzes après qui je suis ont tenté de me buter.
- Merde ! Et le Mec ?
- Il me protège. Et protège mon... ami...
- Je vais expliquer votre arrivée. Personne ne connaît votre identité. Mais je ne peux pas empêcher les filles de parler. Deux hommes seuls... Vous allez faire jaser.
- Qu'on jase et qu'on jaspine, je m'en fous, mais qu'on taise mon nom.
- Pas de problème ! Faites-moi confiance inspecteur.
- C'est quelque chose...dont je n'ai pas l'habitude..., admit difficilement Javert.
- Alors forcez-vous !"
Un rire et le Marquis disparut, laissant les deux hommes seuls. Dans une chambre de bordel. Dont les murs étaient si minces que le son passait sans problème. Et ce n'était pas des sons anodins.
Javert s'assit sur le lit et soupira.
Il regrettait tellement le monde de l'inspecteur Javert. Son monde fait de droiture et de patrouille, de chasteté et de réflexions.
Valjean respecta la méditation du policier. Lentement, le forçat fit le tour de la chambre, inspectant la fenêtre, testant les ouvertures.
Il était absorbé dans ses propres réflexions : en quelques instants, la présence de Javert s'était réduite à une simple nuisance ; le Romarin était devenu un repère sur la carte de Paris qu'il avait appris par cœur.
Valjean traçait des itinéraires d'évasion dans son esprit et calculait ses probabilités. A ce point de sa vie, c'était devenu un instinct.
Mais de toutes les variables qu'il gérait et qu'il se sentait capable de contrôler en cas de besoin, une seule était impossible à évaluer : l'inspecteur Javert.
Et pourtant...
Il prit un moment pour réfléchir à sa situation alors qu'il cherchait un moyen de forcer la jalousie qui cachait la fenêtre du regard du monde.
Valjean savait qu'il n'avait d'autre choix que de donner à Javert le contrôle de ce qui se passait autour de lui. Il n'aimait pas ça, mais il aurait été stupide de prétendre qu'il avait d'autres alternatives.
L'ancien forçat savait bien qu'il lui était impossible d'éloigner Cosette de Paris, des escarpes, de Javert et compagnie. Il ne lui restait plus qu'à attirer l'attention de tous sur lui et à les éloigner ainsi du couvent. De Cosette.
Et peu importait s'il devait le faire à un coût élevé.
Courir le risque d'être tué, ou s'exposer à la violence et à la dégradation qui entouraient Javert de façon permanente semblait inévitable. Et aussi presque supportable.
L'intolérable était d'avoir dû quitter Cosette.
Valjean souleva de force la jalousie pour regarder dehors et voir le tracé de la rue.
Entre-temps, Javert le regardait faire, légèrement amusé. Le forçat à la recherche d'une faille pour s'évader.
Jusqu'à ce que Valjean pose ses paumes sur le rebord de la fenêtre, soulève son poids afin de mieux regarder la rue, puis se retourne pour saisir le bord supérieur de la fenêtre et étudier les étages supérieurs et le toit du Romarin.
Cela fit disparaître le sourire et se lever le policier. Jean-le-Cric était trop calme pour être honnête.
" Voyons ta turne, Valjean."
Et les deux hommes passèrent dans l'autre chambre. Aussi spacieuse, aussi luxueuse, aussi mal isolée.
Javert et Valjean se regardèrent avant de hausser les épaules. Ils étaient aussi gênés l'un que l'autre manifestement.
Javert s'approcha de la porte d'entrée de la chambre et saisit la clé. Il ferma à double tour et la clé disparut dans la poche de son manteau.
Valjean ne dit rien. Il avait compris.
Simple mesure de précaution.
Et puis...
Et puis le policier hésita. Il observa le forçat debout au centre de la chambre. Résigné. Valjean devait tellement s'attendre à ce que le cogne agisse ainsi. Froid, mauvais, impitoyable.
Et à sa grande surprise, Javert était ennuyé d'agir ainsi. Il s'était attendu tant de fois déjà que Valjean lui fasse la belle. Il était même étonné de le voir encore ici, avec lui, alors que le forçat n'avait rien à gagner à cette histoire...voire même il pouvait tout perdre.
Les deux hommes se regardèrent fixement, gris contre bleu. Et Javert reprit la clé pour ouvrir la porte. En silence, il revint vers Valjean et lui tendit la clé. Le forçat l'empocha sans remercier.
C'était dérisoire mais pour Javert c'était important.
Une affaire de confiance.
Il était peut-être temps de faire le premier pas.
" Bonne nuit Valjean. Je vais aller me fondre dans le décor. Histoire de questionner les filles du Marquis. Qui sait ? Elles ont peut-être des confidences à faire ?
- Est-il indispensable que j'y aille ?"
Javert décela l'infime changement dans la voix. M. Madeleine était incertain, peut-être un peu irrité, aussi. Cela le fit sourire.
" Cela dépend de ce que tu souhaites Valjean ! Honnêtement, je ne pense pas que le Poron soit ici ce soir mais si tu as envie de prendre un peu de bon temps...
- Javert !, s'écria Valjean, scandalisé.
- Ou alors tu peux jouer les michetons avec moi et te retrouver dans le rôle du confident de ces dames.
- Vous l'avez déjà fait ?
- Oui. J'ai déjà joué les clients des prostituées.
- Seulement joué ?"
L'amusement disparut et les yeux de l'inspecteur redevinrent froids comme la glace.
" Seulement joué ! OUI ! Et je suis surpris de votre question, M. Madeleine, fit Javert, la voix dégoulinante de mépris. Vous connaissez bien mon dossier.
- Inspecteur ?
- Ma mère était une pute. Je ne fais pas dans le métier."
Et pour faire bonne mesure, Javert quitta la chambre en claquant la porte.
*****************
Valjean leva les sourcils, stupéfait.
Javert prenait trop de choses pour acquises. Comme le fait que l'ancien forçat se souvenait du garde-chiourme qu'il avait été à Toulon. Valjean avait de vagues souvenirs de lui, dont son allure de jeune homme mince et grave qui se servait bien de sa matraque. On le disait gitan à l'époque, c'était vrai. Au Bagne, cela ne voulait pas dire grand-chose.
Mais, si Javert avait revêtu l'uniforme rouge du condamné, il comprendrait qu'en ce temps-là, Valjean ne voyait pas en lui une personne, mais une force cruelle et vengeresse. Une arme mobile capable de donner des ordres et de respirer. Un uniforme sans visage.
De même, Madeleine n'avait jamais lu le dossier de Javert, car tout ce qu'il aurait souhaité savoir sur lui était devenu clair le jour de l'incident avec la charrette de Fauchelevent. Ce jour-là, Javert avait cessé d'être une nuisance et était devenu une menace. Le reste avait eu peu d'importance, même lorsque Madeleine fut désigné maire.
Maintenant, Javert se disait gitan et fils d'une prostituée. Et tout ce à quoi Valjean pensait, c'était que la vie lui avait donné de mauvaises cartes. Que la partie que l'inspecteur devait jouer était injuste depuis le début.
Comme la sienne. Peut-être davantage. Et cela l'impressionna quelque peu.
Il ferma la porte entre les deux chambres, mais il ne la verrouilla pas. Quel aurait été l'intérêt de le faire ? Une bonne poussée aurait suffi pour la briser...
Il jeta un nouveau coup d'œil à sa chambre et claqua la langue, très agacé. Le lit semblait si moelleux qu'il aurait pu l'avaler tout entier ; le tapis était poilu et excessif. Les différentes nuances de rouge qui décoraient les murs et les tissus l'accablaient ; le poêle dégageait trop de chaleur.
Il fit deux pas et leva les rideaux. Peut-être qu'un peu d'air froid pourrait purifier l'atmosphère chargée d'odeurs douceâtres et lourdes dans laquelle il suffoquait. Il découvrit que la double parure de rideaux laissait à peine pénétrer l'air dans la pièce.
"Évidemment ! Suis-je stupide ! Quel genre de cellule ce serait si les prisonnières pouvaient respirer ? "
Il se débarrassa de son manteau, de sa veste et desserra le mouchoir enroulé qui lui servait de cravate. Malgré cela, il avait du mal à respirer.
Il se retrouva assis sur le lit, la tête baissée et les doigts entrelacés sur ses genoux.
Les sons provenant des autres chambres détournèrent son attention. Les rires, les halètements, les coups rythmiques prenaient un sens particulier entre ces murs. Mais ils ne dérangèrent pas outre mesure le vieux paysan qui avait vécu son enfance en partageant l'unique pièce de la masure avec ses parents et, plus tard avec sa soeur et son beau-frère. Ils ne dérangèrent pas plus le prisonnier qui avait gâché sa jeunesse parmi des milliers d'hommes qui gisaient ensemble chaque nuit et qui n'étaient pas toujours chastes.
Il commença à étudier l'unique tableau de la pièce pour échapper aux bruits indiscrets. La peinture représentait une rangée d'arbres que Valjean n'arrivait pas à identifier, malgré tous ses efforts. Vers le milieu, deux formes pâles s'embrassaient : un jeune homme et une jeune femme qui partageaient un baiser.
L'ancien forçat contempla les formes harmonieuses, les courbes fermes, les ombres nées d'angles bien tracés.
Valjean n'aurait pas pu dire si le tableau était bon ou mauvais, mais il trouva un peu de paix en contemplant la fraîcheur de ces beaux corps et sourit.
Jusqu'à ce qu'il réalise que les parties génitales des jeunes gens étaient exposées. Non seulement exposées, mais sur le point de s'entremêler.
Cette vision le gêna au plus haut point.
Il sentit ses oreilles s'échauffer. Un désagrément qu'il traînait depuis bien avant l'âge de raison et qui l'avait mis en difficulté à maintes reprises.
Il accrocha sa veste au clou d'où pendait le tableau pour le cacher et s'éloigna en se tiraillant une oreille.
Tout petit, il les avait grandes et un peu décollées. Sa mère les caressait de temps en temps, et quand elle ne fut plus là, ce fut sa sœur qui prit la relève.
Ce furent là des expressions de tendresse dont il ne se souvenait que rarement. Lorsqu'il le faisait, son humeur devenait sombre.
Au fil des ans, ces caresses lui avaient manqué, et il avait parfois été tenté de les retrouver. Mais qui les lui donnerait ? Mieux encore, quelle créature saine d'esprit se contenterait d'une intimité construite sur de telles approches ?
Valjean surmonta la méfiance que lui causait le lit et s'allongea pour méditer. Comme à son habitude, il sombra dans le sommeil avant d'avoir fini de pondérer une seule de ses pensées.
*****************
Le Marquis, de son vrai nom Matthieu Peguet, était un professionnel qui savait très bien comment gérer une maison de tolérance. Il prenait grand soin de ses filles et tenait un établissement irréprochable tant au niveau de l'hygiène qu'à celui des prestations proposées.
Cela faisait des années que l'inspecteur Javert se chargeait des inspections de routine dans le bordel du Marquis. Un établissement de luxe dénommé " Le Romarin". Ce n'était pas dans les attributions officielles d'inspecteur de police mais le Romarin était un établissement que la préfecture surveillait avec soin. Connu dans le milieu politique, on y craignait le chantage et on y cherchait des informations sur certains hommes en vue.
Et naturellement, le secrétaire du Premier Bureau, aux Affaires politiques, M. Chabouillet en avait chargé son protégé. Javert, le mouchard aux ordres de la préfecture, le chien de Chabouillet, inspectait le Romarin régulièrement, vérifiant les identités et les carnets de santé de ses dames, examinant les registres pour noter les noms des habitués, obtenant des ragots juteux sur les gens de la haute.
Le Marquis profitait aussi de cet accord. La loi était plus souple avec lui. Notamment en ce qui concernait les enfants du bordel. Pas d'enfants abandonnés à l'assistance publique. Pas de prostitution infantile.
Le Marquis se targuait d'être un homme de culture et de bon goût. Une bibliothèque était mise à la disposition de la clientèle et ses employés et employées savaient tous lire et écrire. Les enfants de la prostitution ne se chargeaient pas du ménage, contrairement à d'autres maisons de tolérance, le Marquis utilisait quelques vieilles employées pour gérer la maisonnée. Les enfants étaient envoyés à l'école.
Il refusait que le bordel ne soit que le seul débouché offert à ces malheureux fruits de passions tarifées. Il ne voulait pas que les enfants soient abandonnés à cause du malheureux métier de leur mère.
Javert, à la surprise du Marquis, appuya toutes ces mesures et se tut sur l'illégalité de la situation. Le policier se rendit complice mais il avait un passif...
Le Marquis n'apprit la vérité sur le passé de l'inspecteur Javert que très tardivement et il comprit un peu mieux la raison de toute cette bienveillance à son égard.
L'enfant d'un galérien et d'une gitane versée dans la prostitution et la cartomancie. Un enfant né en prison.
Les cognes en avaient tellement ri lorsqu'ils avaient raconté le passé de leur collègue au proxénète.
De la crainte vint le respect.
Il y avait une dizaine de femmes et quelques hommes parmi les pratiques du Marquis. Les hommes servaient aussi bien de prostitués que de gardiens. Certains clients pouvaient se révéler violents, surtout après avoir abusé de la boisson.
Les hommes étaient bien traités au Romarin, les actes sodomites étaient dépénalisés mais les invertis restaient une perversion dans la société. Chez le Marquis, ils vivaient discrètement leurs amours et disposaient d'une salle à leur propre usage. C'était assez rare pour être noté.
Le policier en faisait vaguement mention dans ses rapports. Cela ne dérangeait en rien le sérieux de la maison. Et cela permettait à certaines personnalités versées dans le jeu de Sodome de venir se détendre.
Des informations, des noms, des rapports...
M. Chabouillet était satisfait du travail de Javert. Le Marquis se faisait mouchard pour la bonne cause. Javert fermait les yeux sur les infractions et songeait avec dépit à sa propre jeunesse...
Bref, on pouvait critiquer le Marquis et le mépriser pour sa profession, cela restait un homme honorable. Il n'extorquait pas ses employés, il n'abusait pas de ses filles, il ne transformait pas les enfants en prostitués, il payait une commission décente et offrait des conditions de vie acceptables.
C'était un fait tellement rare dans le milieu de la prostitution que l'inspecteur se faisait protecteur vis-à-vis du Romarin, au grand amusement de M. Chabouillet.
" Un jour, vous allez me ramener une femme venue du Romarin, mon pauvre Javert...
- Monsieur, je vous en prie..."
Et le vieux lion du Premier Bureau riait devant l'air scandalisé de son protégé. Javert restait un homme intraitable et impassible.
Le Marquis était une étrangeté dans Paris. Un homme honorable et honnête, un indicateur sérieux et efficace. Sinon, Javert l'aurait arrêté depuis longtemps et son établissement serait fermé sur décision de la préfecture de police.
*****************
Javert savait tout cela. Il contemplait avec lassitude les peintures affriolantes sur les murs, les tapis épais qui recouvraient les sols et les canapés larges et invitants au repos qui encombraient le salon d'accueil.
Un piano droit était posté contre un mur. Une nouvelle folie ! Et une fille en jouait en souriant d'un air un peu mièvre. Assis à ses côtés, un homme la serrait de près et lui posait de petits baisers dans le cou.
Javert connaissait l'homme de vue. Un député au Parlement. Avec des visées républicaines. M. de Saintonge.
Si Mangin savait cela...
Javert cacha son sourire ironique derrière ses mains croisées. M. Chabouillet allait en rire le lendemain. Puis Javert examina un autre couple, l'air de rien.
Un médecin de la Cour en compagnie d'une prostituée. Mhmmmm... Cela pourrait intéresser Dupuytren, toujours à la recherche d'une meilleure place. L'ambition était si grande parmi ces gens de la haute bourgeoisie.
Javert nota le nom puis il comprit que l'heure n'était plus à la surveillance. Une jeune femme vint lui offrir un café et de la compagnie. Le visage souriant, le policier accepta les deux.
Il ne venait que rarement inspecter le bordel et il gardait toujours son bicorne et ses manières de policier.
Un instant, Javert se demanda si une fille pouvait l'avoir remarqué. Ce serait ennuyeux. Mais le policier n'avait pas l'habitude qu'on reconnaisse l'homme, la plupart des gens s'arrêtaient à l'uniforme et ne le voyait pas, lui.
La fille s'assit à ses côtés, sur le canapé moelleux, et machinalement sa tête se reposa contre son épaule.
" Vous êtes le nouveau locataire ?, demanda la fille en souriant, les yeux ourlés de longs cils.
- Oui, lui répondit la voix profonde de Javert.
- C'est agréable de faire connaissance avec de nouveaux visages.
- C'est tout à fait vrai."
Un sourire, un regard longuement échangé. Il fallait jouer la séduction. Ce n'était pas un domaine dans lequel le mouchard excellait.
Javert se dit qu'il allait lui falloir quelque chose de plus fort que du café pour tenir la distance.
" Je ne suis pas un visage agréable cependant, reconnut piteusement le policier.
- Mhmmm. Vous avez un visage qu'on n'oublie pas."
C'était dit.
Fin de l'histoire.
Le sourire se fit plus dur. On ne jouait plus à séduire.
" Des nouvelles de ce qui m'intéresse dans ce cas ?, questionna Javert, la voix perdant sa douceur.
- Cela dépend de ce qui vous intéresse...
- Tout m'intéresse.
- Alors allons dans votre chambre."
Javert n'hésita qu'un instant, il abandonna le café, se leva et la fille le suivit. Une jeune femme âgée de vingt ans à peine...selon son extérieur mais qui devait approcher des trente ans dans la réalité. Une jolie rousse avec des yeux verts, brillants et des jambes à damner un saint. Voire à troubler un impassible inspecteur de police.
La goutte de belladone qu'elle s'était mise dans les yeux lui donnait un regard de biche et son parfum musqué flottait dans les airs après son passage.
Oui, une jolie punaise.
*****************
Le Marquis les regarda partir avec un sourire réjoui.
Dix ans qu'il connaissait le policier. Ce n'était pas une amitié. Le Marquis ne côtoyait Javert que dans un cadre strictement professionnel. Mais en dix ans, les rencontres irrégulières avaient créé un certain attachement.
L'inspecteur et le proxénète avaient conclu un pacte de non-agression et d'échanges d'information.
Le Marquis avait repris le bordel après le décès de sa femme, une dame issue du milieu de la prostitution. Un décès inopiné dû à la maladie et que le Marquis n'avait que peu regretté. On avait appelée sa femme la Marquise, son micheton devint donc le Marquis.
Et depuis dix ans, le Marquis tenait la boutique, sans avoir d'épouse officielle à ses côtés mais quelques maîtresses égarées dans son lit. Ainsi que quelques amants.
Donc, il y a dix ans, le Marquis avait été sauvé de la ruine et de la prison par le témoignage du policier Javert. Un homme était mort dans son lupanar, une crise d'apoplexie. Une mort naturelle mais une catastrophe pour le gérant de l'établissement.
Bien entendu, l'homme était un politicien en vue. Ce qui rendit la police plus suspicieuse.
Le Marquis se retrouva menotté alors même qu'il clamait son innocence. Et puis... Et puis l'inspecteur Javert est arrivé.
Ils ne se connaissaient pas. Javert avait une quarantaine d'années à l'époque. Il débutait à Paris. Il n'était pas encore l'homme craint qu'il était aujourd'hui.
Et surtout, il était honnête !
Il entendit les cris du Marquis, il vit les filles terrorisées qu'on embarquait dans les voitures, il remarqua la désinvolture de ses collègues en matière de procédure. Et il arrêta tout.
Il s'assit sur un des canapés et demanda à parler au prévenu. Les autres policiers furent ennuyés par les exigences de ce jeune provincial. Ils lui intimèrent de se taire et d'obéir. Un proxénète ? La belle affaire ?
Javert fut intraitable.
Le Marquis s'assit face au policier, la peur au ventre.
" Alors tu disais que Monsieur de la Villanelle est un habitué ?, questionna paisiblement le policier.
- Oui... Oui, inspecteur. Il avait ses habitudes avec Laurette.
- Je veux parler à cette Laurette."
Claquement de doigts. D'accord, Javert débutait à Paris mais il avait le grade d'inspecteur de Première Classe;
Il dépendait du commissariat de Pontoise et faisait le plus souvent office de supérieur en titre. En effet, le commissaire de police du poste de Pontoise ne se déplaçait pas souvent, M. Gallemand était généralement sous l'emprise de l'alcool, il envoyait alors son inspecteur principal pour le représenter. Javert avait tout pouvoir.
Il avait pris l'habitude du commandement.
Ce soir-là, il n'était pas l'officier le plus gradé. Il y avait le commissaire en titre du quartier, M. Dujardin.
M. Dujardin était outré de voir ce simple inspecteur venir piétiner ses plates-bandes avec tant d'impertinence. Mais le commissaire se plia aux demandes du policier.
A la surprise du Marquis. Moins à celle des policiers présents.
Car ce que tout le monde savait, hormis les prévenus, c'était que si Javert était là, ce n'était pas en tant qu'inspecteur en charge du poste de Pontoise, mais en tant qu'envoyé de M. Chabouillet, le secrétaire du Premier Bureau de la Préfecture de Police.
Et cela changeait la donne.
Cela poussait un commissaire à la soumission et les autres policiers à libérer les suspects déjà menottés.
" Monsieur de la Villanelle ?, demanda Javert, froidement, à une femme blanche de peur devant lui, les menottes encore en place.
- Il avait... des goûts un peu étranges, inspecteur, expliqua la prostituée. Il aimait...il aimait être un peu bousculé.
- Bousculé ?
- Attaché."
Des rires fusèrent parmi la raille. Javert claqua d'une voix sèche :
" Où est le médecin ? De quoi est mort exactement M. de la Villanelle ?
- Le coeur a lâché, inspecteur," répondit un homme dans l'assistance. Le médecin des morts venu vérifier les causes de la mort.
Javert connaissait ces médecins non assermentés, le commissaire Gallemand avait l'habitude de travailler avec ce genre d'officier de santé sans prétention. Ni diplôme médical.
Une manière de régler simplement les affaires sans perdre de temps en paperasse trop volumineuse.
Seulement, le mort n'était pas un homme du commun. Peut-être l'inspecteur devait envoyer chercher un véritable médecin.
Surtout que M. Chabouillet avait été pressant, il voulait savoir si son ami, M. de la Vilanelle était mort de mort naturelle ou s'il s'agissait d'un meurtre.
On se regardait en silence puis Javert préféra gérer l'affaire lui-même. Cela surprit les officiers de police présents.
On le connaissait comme un homme procédurier à l'extrême. Javert devait avoir un objectif à l'esprit.
" Mort naturelle, conclut simplement le policier. On perd notre temps ici."
Javert se releva. Figure imposante, représentant l'Autorité et la Loi. Il ordonna aux policiers de relâcher les filles et de les laisser rejoindre leurs chambres.
Il prit ensuite le Marquis à part, dans son bureau, seul à seul et il lui demanda les registres. Bien entendu, prendre en note le nom des clients était une gageure. Javert n'eut pas besoin de réitérer sa demande.
Les deux hommes se comprenaient vite. Les registres furent découverts et Javert les compulsa avec soin.
Le policier apprécia le sérieux du Marquis. Les registres étaient tenus scrupuleusement à jour. Javert y vit les visites régulières que faisait le politicien. Il examina aussi le corps avant que ce dernier ne parte à la Morgue. Il découvrit les traces de strangulation et de contraintes. Oui, le vieux député était un polisson et un libertin. Puis le policier exigea que le Marquis soit à ses côtés pour toutes ces tâches, afin que le gérant puisse répondre à ses questions.
Javert était un homme pointilleux et procédurier. Il y eut des centaines de questions.
M. de la Villanelle était un vieil homme. Il était mort d'une apoplexie, en effet. Mais Javert comprit que l'âge et les jeux trop poussés auxquels l'homme se livrait à l'abri d'une chambre de lupanar avaient eu raison de sa vie.
Le Marquis ne fut pas arrêté.
Il n'en revint pas.
On le convoqua quelques jours plus tard à la Préfecture. On le reçut au bureau des affaires de moeurs. L'inspecteur Javert n'était pas présent mais on lut le rapport fait par cet officier dont le poste se trouvait au commissariat de Pontoise. On sentait tout à coup que Javert n'était pas simplement un inspecteur de police mais que quelqu'un manipulait le policier. Il y avait un patron puissant derrière le policier.
Le Marquis fit simplement sa déposition.
Il en ressortit libre.
Il n'en revenait toujours pas.
Mais la visite privée que lui fit l'inspecteur Javert plusieurs semaines après cette affaire ne fut pas une surprise, elle. Le policier rappela sèchement ce qu'il s'était passé. Il avait besoin d'un mouchard avec un bon réseau d'informateurs.
Le Marquis se voyait attribuer ce rôle.
Un pacte fut donc signé. Tacitement. Et il durait depuis dix ans.
Ce soir-là, le Marquis fut surpris et satisfait de voir l'austère inspecteur de police monter avec une prostituée.
Des années que le proxénète rêvait de voir Javert se détendre et perdre son impassibilité.
Il se promit d'interroger la petite Lucie dés le lendemain.
Le Marquis était un indécrottable curieux. Ce qui était utile dans son métier.
*****************
Javert entra le premier dans la chambre et garda la porte ouverte pour laisser entrer la prostituée. Malgré lui, elle le frôla en passant, tentatrice et séductrice.
Javert se plaça au centre de la pièce et glissa ses mains dans son dos, dans une impeccable position de garde-à-vous.
" Alors ?, aboya-t-il.
- Vous savez que plusieurs filles ont été assassinées ces temps-ci ? Monsieur l'inspecteur."
La punaise n'avait pas froid aux yeux, elle dardait ses yeux brillants sur le froid policier et levait son petit menton de femme avec détermination.
" Possible. Ce n'est pas mon domaine.
- Parce que ce sont des putes ?
- Non. Parce que ce sont des voies de fait troublant l'ordre public. Je travaille surtout pour la Sûreté. Et pour la Préfecture. Et puis...
- Si vous me dites que ce sont les risques du métier, je vous en colle une !, " le coupa-t-elle véhémentement.
Javert se mit à sourire. La fille était courageuse. Très bien, elle méritait une oreille attentive. Quittant sa position de soldat, Javert s'assit sur le lit et l'invita à le rejoindre. Sans peur, la fille obéit.
" Quels quartiers ?
- Saint-Michel, Saint-Jacques..., Picpus..."
Elle jeta le dernier nom avec un sourire sans joie. Le policier leva le museau. Le chien flairait la piste.
" Picpus ? Je n'ai pas été mis au fait de cet incident."
La colère prit Javert. Colère contre ses collègues et ses subalternes. On avait dû juger la mort d'une prostituée sans intérêt pour la police.
" Il y a eu des hommes aussi..., avoua la jeune femme, à demi-mot.
- Des hommes ? Le gonze que je chasse s'en est pris à une femme...mais on ne sait jamais... Autre chose ?"
Il ne pouvait pas s'en empêcher, son ton était brutal mais c'était ce que voulait la fille. Autorité, confiance, sécurité.
" Il y a un témoin.
- Qui ?
- Un type qui travaille ici. Julien.
- Qu'il vienne me voir !"
La fille eut une drôle d'expression, entre l'amusement et la honte.
" Vous venez de passer du temps avec une fille, maintenant que va-t-on dire si on vous voit avec un homme ?
- Que j'ai un féroce appétit et une bite en rut. Je m'en fous qu'on jase. Je veux voir ce Julien."
La fille se leva et se retourna vers le policier, un peu plus soulagée, son sourire devenait vrai.
" Vous allez faire quelque chose inspecteur ? Les filles étaient des putes mais pas de méchantes femmes. Le Marquis a dit que vous cherchiez un violeur. Alors avec les filles, on s'est dit...
- Qu'un cogne pourrait se révéler utile ! Je vais voir ce que je peux faire. Gardez le silence sur mon bague [nom] et cela ira pour le mieux.
- Bien, bien..."
La fille allait sortir lorsqu'on frappa à la porte avant de l'ouvrir, révélant le visage inexpressif d'une servante portant un plateau avec un repas complet. Lorsque les deux femmes se virent, la servante poussa un soupir de soulagement.
" Te voilà Lucie ! Tu tombes bien ! Ton Toinet nous tanne avec son algèbre. On comprend pas nous autres.
- Je suis avec un client, murmura la dénommée Lucie.
- Je sais ! Mais va voir ton môme, il va s'en prendre une de la Louise !
- Bien, bien. Je vais monter !"
Un chambardement eut lieu devant la porte du policier. Javert contemplait tout cela avec un sourire amusé. Il n'avait pas eu de femmes, ni d'enfants dans sa vie mais la Force employait régulièrement des mômes pour jouer les messagers. N'était-ce pas comme cela que lui-même avait débuté à Toulon ?
Donc, un enfant de sept-huit ans se présenta et s'accrocha aux jupes de sa mère, le regard effrayé.
"Maman ! Y a la Louise qui veut m'étriller [gifler] !
- Antoine !, cria la mère. Va dans la chambre !
- MAMAN ! J'ai peur de la Louise."
La dénommée Lucie était perdue. Javert se leva de son poste d'observation et de sa puissante voix de cogne, il apostropha la compagnie :
" Que se passe-t-il ici ?"
L'enfant devint blême et serra davantage la jupe de sa mère. Lucie n'en menait pas large non plus. Quant à la servante, elle fila sans demander son reste, abandonnant le plateau sur le sol, près de la porte.
La loi était claire sur la présence des enfants dans un bordel, le petit Antoine aurait dû vivre ailleurs qu'ici. Il aurait dû être séparé de sa mère. Javert connaissait parfaitement l'existence de la porte dérobée située dans les étages et permettant aux enfants et aux mères de se retrouver...en toute illégalité. Le policier savait fermer les yeux.
N'avait-il pas vécu une vie de paria lui aussi ?
Il contempla la scène devant lui avec un soupçon d'amusement.
" Je m'excuse, monsieur, commença la mère, effrayée par le policier. Mon fils, voyez-vous..., il a des difficultés avec l'école... Il demande toujours quand il a du mal... Mais..."
La fille se tut. Elle poussait son garçon pour lui faire lâcher sa robe mais le jeune Antoine gardait des yeux hypnotisés par la peur sur l'imposant policier.
Quelle taille faisait-il ? Ce devait être un géant ! On dirait le croque-mitaine...
" Des difficultés avec de l'algèbre ?, s'enquit Javert, en fixant du regard le garçon.
- Oui, monsieur. Un problème de fontaine avec de l'eau qui coule...
- Ce sont les pires !," lança Javert en riant.
Puis sur une impulsion, il claqua des doigts et son sourire devint éblouissant. Un peu machiavélique peut-être.
" Je ne suis pas bon en mathématiques, le môme, mais je connais quelqu'un qui peut t'aider. Un ancien patron d'industrie, cela devrait lui plaire.
- Vrai ?"
La peur disparut et laissa la place à la curiosité. Javert se pencha sur le petit bonhomme et rétorqua :
"Vrai ! Va chercher ton cahier !"
D'un coup de vent, l'enfant disparut du couloir, courant de toute la vitesse de ses petites jambes. La femme ne souriait pas, elle était franchement inquiète.
"Que voulez-vous à mon fils ?"
La peur était là.
Bien entendu.
La peur du prédateur sexuel. Les enfants n'étaient pas à l'abri des adultes et encore moins dans un bordel. Même si le Marquis protégeait les enfants de son mieux, tout était possible.
Même si la loi semblait inique, elle avait raison de protéger les enfants du métier odieux de leur mère. C'est du moins ce que pensait le droit inspecteur. Il avait fallu de nombreuses inspections pour se convaincre que le Marquis pouvait bien mériter une exception...
" Lui faire faire ses mathématiques. Disons que cela va rembourser le courage d'être venu me parler. Allez ! Va me chercher Julien !
- Mais votre ami ?... Je pourrais rester avec mon fils ?
- Bien entendu. Jean sera enchanté de te faire un cours de mathématiques à toi aussi."
Javert riait maintenant. Franchement amusé à l'idée de voir Valjean en compagnie d'un môme et de sa mère. Puis le visage redevint austère.
" Il a une fille. Il sait y faire avec les enfants. Ton fils ne craint rien. Et peut-être pourras-tu échapper à la soirée. Quelques heures de calme, c'est inespéré dans ton métier, non ?
- Il ne voudra...rien ?
- Rien du tout. Il est trop timide."
La fille hocha la tête avant de quitter la pièce. Javert attendit patiemment que tout le monde rejoigne sa chambre. Il imaginait sans peine l'image que tous devaient avoir dans le salon à son propos. Une femme, un homme...et un enfant... Une belle image vraiment.
Si jamais le Mec avait vent de cette affaire, il en rirait pendant des années !
*****************
Les minutes s'écoulèrent. Javert avait récupéré son plateau et mangeait de bon appétit. Le Marquis soignait ses pensionnaires, c'était vrai.
Du pain, des pommes de terre avec un rôti de porc, une carafe de vin rouge et épais. Javert avait été rarement à une telle fête.
Il y avait même un dessert, une part de gâteau épais, couvert de crème et de sucre. Cela se mariait à merveille avec le café.
Javert mangea de bon appétit puis examina ses mains. Il avait mal. Cette situation était handicapante. L'inspecteur allait retirer les bandages lorsqu'on le dérangea encore en frappant à sa porte. Javert abandonna ses mains et cria d'entrer.
Lucie était là, son petit Antoine dans les jambes et à ses côtés se tenait un homme, jeune et longiligne. Donc, voilà le fameux Julien... Un bel homme, il était vrai. Il aurait eu du succès à la chaîne.
Un geste pour faire entrer tout ce monde et la chambre fut envahie. Javert ordonna au dénommé Julien de s'asseoir sur le lit et de l'attendre. Puis, avec un sourire amusé...sardonique..., le cogne frappa à la porte du forçat.
Valjean ne mit pas longtemps à ouvrir. Et l'expression de M. Madeleine n'eut pas de prix. Javert la savoura avec plaisir.
Voir M. Madeleine décontenancé était un spectacle rare.
" Ja... Fraco ? Que se passe-t-il ?"
Valjean lissa ses cheveux du geste inquiet de l'homme qui se serait réveillé en sursaut, puis ensuite son visage redevint impassible.
Malgré cela, Javert pouvait voir les idées horribles qui venaient au malheureux forçat. Une femme, un homme... Ils ne se connaissaient pas en réalité.
Javert laissa quelques secondes passer dans l'incertitude puis cessa son jeu cruel.
" Voici une affaire à ta hauteur Jean ! Nous avons ici le jeune Antoine avec un problème de mathématiques. Une histoire de fontaine qui fuit.
- Pardon ? Je...je ne comprends pas...
- Montre-lui ton cahier Antoine et reste avec ta mère. Jean, tu es maintenant officiellement devenu un professeur de mathématiques. Cela devrait te rappeler tes années de Montreuil..."
Cruel, Javert souriait, se délectant du regard incertain de Valjean.
" Bien, bien. Je vais voir ce que je peux faire..."
Javert s'écarta et laissa passer Lucie et son fils dans la chambre de Valjean. La dernière chose qu'il entendit fut la voix d'Antoine s'écrier avec joie :
" Alors vous connaissez bien les mathématiques, monsieur ? J'ai un problème à résoudre pour demain et M. Roussel m'a promis une image si je réussissais..."
*****************
La porte fut refermée et Javert souriait, toujours, espiègle.
Le sourire disparut lorsqu'il tourna son regard vers sa propre chambre.
Sur son lit se tenait le dénommé Julien.
Le jeune homme était totalement nu et attendait, passif, le bon vouloir de son client.
Merde.
*****************
Sans que Valjean ne fasse quoi que ce soit pour l'empêcher, la porte de sa chambre se referma derrière le petit garçon bavard et le froufrou des jupes de celle qui, de toute évidence, était sa mère.
Une jeune femme au visage aimable qui posait une main protectrice sur l'épaule de son poussin.
Les oreilles de Valjean rougirent.
" Fais-moi voir ce problème, jeune homme", dit Valjean en traversant la pièce pour récupérer sa veste.
Mais il revit le tableau qu'il avait caché en dessous et abandonna sa tentative.
" Algèbre, monsieur, dit la mère, c'est trop difficile pour un si jeune garçon ! Merci de votre aide...
- Algèbre ?", Valjean l'interrompit, alarmé.
Il tendit la main au garçon et lut les quelques lignes tordues écrites sur son cahier. Puis il rit.
" Ne vous inquiétez pas, madame, c'est juste de l'arithmétique.
- Et cela est une bonne chose ?, demanda la mère, la voix pleine d'espoir.
Valjean haussa les épaules.
" C'est plus raisonnable. Voyons, Antoine, ton problème est le suivant : disons que ta source est ce pichet. Elle coûte 1200 francs. Et le fil d'eau qu'elle débite est de 7 litres par minute. Bon, ici c'est du vin, mais n'importe.
- D'accord."
Valjean déposa le pichet auprès du dîner qu'il n'avait pas encore entamé et se dirigea vers le lave-main.
" Maintenant, dit-il en soulevant la cruche, voila la fontaine qu'il te faut. Elle coûte 2305 francs. Et regarde, voici l'eau qu'elle peut débiter. Que vois-tu ? N'oublie pas que la capacité de fournir de l'eau est en relation avec le prix de la cruche.
- Elle est plus grande. Et donne deux fois plus d'eau.
- Pourquoi ?
- Parce que ça coûte deux fois plus cher ? C'est une règle de trois ! Si pour 1200 francs j'obtiens 7 litres, alors pour 2305 j'obtiens..."
Le garçon prit son cahier et commença à faire ses calculs.
" Eh bien, tu es un garçon intelligent !", répliqua Valjean en riant franchement.
Il entendit le gloussement satisfait de la mère derrière son dos. Ses oreilles lui brûlèrent tout à coup.
" Javert a dit que vous êtes bon avec les enfants. Je vois que c'est vrai, dit Lucie.
- C'est facile de s'entendre avec les enfants. Et gratifiant aussi.
- Treize litres et demi !", s'exclama Antoine avec enthousiasme.
Valjean sourit. Treize litres et cinquante-six... Mais il supposa que le maître d'école se contenterait de cette réponse.
" Très bien, Antoine, jubila la mère. Maintenant, remercie monsieur Jean et monte te reposer. Interdit de quitter ta chambre ! C'est compris ?"
La femme se transfigura dès que le garçon disparut, Ses pas devinrent lents et insinuants, ses yeux resplendirent avec malice, et sa bouche demeura entrouverte pour montrer le bout de sa langue reposant contre ses dents blanches.
Valjean se sentit de nouveau très mal à l'aise : il avait su apprécier la mère que cette femme avait en elle. Il lui était impossible de désirer la professionnelle qu'elle était.
" Je suppose que vous me permettrez de vous remercier convenablement pour vos efforts, dit Lucie en laissant un de ses doigts parcourir l'épaule massive de Valjean.
- Je suis un vieil homme, mademoiselle. Ma... euh...ma vigueur n'est plus ce qu'elle était.
- Je suis sûre que je pourrais vous réanimer, monsieur. Et vous la ramener.
- Je n'en doute pas."
Valjean lui envoya un des jolis sourires de Madeleine.
" Mais il vaut mieux laisser certaines choses endormies. Elles causent trop de souffrance, vous comprenez ?
- Une épouse que vous regrettez encore ?
- Ah !"
Valjean ne savait pas que répondre. Il regarda le mur devant lui avec ce qui aurait pu être pris pour de la langueur.
" Oui, je comprends, mon bon monsieur. Javert m'avait déjà prévenue. Au moins maintenant, je sais que ce n'est pas un menteur. Ceux de la raille sont parfois pires que des bandits. On ne sait pas à qui se fier, et ce Javert a l'air, comment dire.... Vous savez ?.... Une canaille comme tous les autres!
- Non, Javert est un homme droit. Bien que parfois, il peut être quelque peu....abruti.
- Comme tous les cognes ! Ils soupçonnent, ils jugent, mais ils ne s'intéressent jamais à la vérité !"
La femme rétrécit les yeux pour regarder Valjean attentivement. Et puis elle continua, oubliant toute séduction et toute douceur. Presque furieuse.
Valjean inclina un peu la tête. Il avait l'air confus.
" Comment ça ?"
Lucie roula des yeux.
" Une fille leur dit : Ecoutez, des types que je connais ont tué mon amie. Et ils répondent quoi ? Ils répondent : " Était-elle aussi pute que toi ?" C'est comme ça que vous êtes, vous autres de la rousse !
- Je ne suis pas policier, mademoiselle. Je suis jardinier."
La jeune femme tordit le geste.
" Et vous apprenez à Javert comment tailler les rosiers. C'est ça ?"
Valjean sourit à l'idée. Javert taillant des rosiers ? Le Javert que Valjean avait cru connaître n'aurait taillé qu'à coups de matraque les chênes [hommes] vêtus de couleur garance qui se trouvaient au Pré [bagne].
Mais, pour une raison inconnue, il ne pouvait plus être aussi sûr que Javert demeurait l'argousin qu'il avait été.
Cependant, une chose était claire : cette femme connaissait l'identité de Javert et l'inspecteur ne se sentait pas menacé pour autant.
Et elle avait parlé de meurtre. Peut-être était-elle sérieuse ? Valjean calcula les risques et finit par parler.
" Je suis aussi témoin d'un crime. Le meurtre d'un homme. Et l'outrage d'une pauvre femme qui allait se faire tuer. Je pense que Javert m'a amené ici pour me protéger.
- Violée puis assassinée ? Comme ma pauvre amie! Mais bien sûr... Ni Javert ni le reste de la raille ne lèveront le petit doigt pour retrouver le monstre qui l'a tuée, simplement parce qu'elle était une prostituée.
- C'était une femme, mademoiselle. Rien d'autre qu'une personne.
- Exactement ! Ma pauvre Paquita ! J'ai toujours l'impression de la voir chercher un moyen de s'échapper pour festoyer avec son mac [souteneur et amant].
- Paquita ? Un nom exotique...
- Bah ! Elle se donnait des airs, la Paquita. Mais son vrai nom était Françoise et elle était née à La Canebière. Pauvre môme ! Elle avait peu de cervelle... Mais personne ne mérite ce qui lui est arrivé, vous comprenez ? Personne !"
La femme attrapa une larme de ses doigts, mais elle ne sut pas quoi faire de la suivante. Valjean lui tendit son mouchoir. Immaculée, tout juste brodée par sa Cosette.
" Que lui est-il arrivé ? demanda Valjean d'une voix douce.
- Elle s'est barrée d'ici. Son ordure de petit ami lui a refilé la chaude-pisse, et le Marquis était très en colère. Paquita aurait pu chercher du travail dans une autre maison, moins importante que le Romarin, mais elle a préféré s'établir à son compte, en tant qu'hirondelle.
- Hirondelle ? Je crains de ne pas connaître certains termes."
Valjean haussa les épaules en guise d'excuse.
" Un vieil homme, vous savez..."
Lucie oublia quelque peu sa colère et lui sourit avec tendresse.
" Vous est-il arrivé, en vous promenant, de voir des demoiselles très fardées qui prennent l'air à leur fenêtre ? Des demoiselles qui invitent les passants à leur rendre visite ?
- Ah ! En effet.
- La Paquita se portait bien. Elle a même trouvé un nouveau mac. Un gars du nord qui lui avait promis le mariage. Elle n'avait qu'à l'héberger jusqu'à ce que son patron arrive et qu'ils démarrent tous les deux une entreprise qui les couvrirait d'or.
- Et c'est ce qui s'est passé ?
- Pensez-vous ! Paquita fut forcée de loger aussi le patron, non pas dans son "bureau", mais dans sa propre chambre. Les deux hommes passaient la journée là, à dormir, et la nuit à festoyer. Vous vous rendez compte ?
- C'est très triste, en effet.
- On l'a retrouvée morte peu après. Elle a été battue puis tailladée partout. Elle avait aussi été ravagée... à l'intérieur... et derrière... Vous comprenez ? Non seulement violée, mais broyée."
Valjean retenait son souffle. Il fallait beaucoup de cruauté pour couper la peau d'une personne, pour la battre à mort... Et en ce qui concernait le viol... Valjean savait que même un animal en rut ne ferait pas une pareille chose. Mais son expérience au Bagne confirmait le contraire.
Lucie avait cessé de retenir ses sanglots et s'était mise à pleurer sur l'épaule du vieux forçat. Valjean lui tapota le dos avec maladresse, mais en espérant lui apporter quelque réconfort.
Lucie ne tarda pas à se ressaisir. Elle était forte. Elle se leva et lissa sa jupe pendant qu'elle avalait encore ses larmes et levait son menton.
" Vous avez vue votre amie après...? Je veux dire...Toutes ces blessures... Cela a dû être très dur de la voir ainsi.
- Non ! Prendre un jour de congé ? Le Marquis ne l'aurait pas permis. C'est le petit Girardin qui me l'a raconté. Vous ne trouveriez jamais cette information dans les canards, mais on peut faire confiance à Émile... C'est un de mes réguliers."
La dernière phrase fut prononcée avec une fausse modestie destinée à impressionner le vieux forçat. Mais Valjean ne comprenait pas pourquoi il aurait dû s'émerveiller. Il sourit à la façon de Madeleine.
" Vous le connaissez pas ? Le meilleur journaliste de Paris ! Mais vous sortez d'où, vous ?
- Eh... D'un couvent ?
- Ha ! Elle est bonne, celle-la !"
Lucie essuya la dernière de ses larmes et lui rendit le mouchoir. Elle était presque redevenue la femme qui avait franchi le seuil de sa porte. Valjean décida de poser une dernière question.
" Lucie... Connaissez-vous le nom de ces hommes ?"
La jeune femme secoua la tête.
" Paquita appelait son homme Pierre, mais rien de plus. Elle m'a dit qu'il était plus jeune qu'elle. Blond et très beau. Comme un ange. L'autre..."
Lucie s'arrêta pour fouiller dans sa mémoire.
" Un jour elle a dit que c'était un géant, et aussi large qu'une armoire.
- Vous vous fréquentiez toutes les deux, j'imagine ?"
Un petit sourire. Une petite trêve qui sembla soulager le chagrin de Lucie pendant un bref instant.
" Paquita portait beaucoup d'affection à mon Toinet. Le Marquis nous donne congé les lundis ; elle les prenait aussi, de temps en temps, et nous emmenions Toinet au Luxembourg pour voir les petits voiliers de l'étang. Il veut être marin, mon garçon.
- Un honnête métier, madame. Un homme ne peut pas demander davantage."
Valjean évoqua la mer pour elle. Cette mer, qui ne fut pour lui que l'un des cauchemars du bagne, mais qui, d'après les poètes, était belle. Les sourires de la femme devinrent plus fréquents. Et Valjean osa continuer à poser des questions.
" Mais, dites-moi, madame... Qu'est-ce qui vous fait penser que ces hommes pourraient... avoir tué votre amie ?
- Paquita avait peur du patron. Elle disait qu'il exerçait une mauvaise influence sur son homme. Et que parfois ils ramenaient des taches de boue puante et de sang sur leurs vêtements. Beaucoup de sang. Ils lui ont raconté qu'ils faisaient entrer de la viande de contrebande à Paris, mais Paquita n'y a pas cru du tout.
- Ces hommes vous ont-ils vus, vous et votre fils ?
- Non ! Je ne crois pas, non."
Lucie ouvrit démesurément les yeux. La peur apparut en eux.
Valjean se leva et saisit doucement le coude de la femme.
" Lucie, ce n'est pas à moi de vous dire ce que vous devez faire... Mais j'aimerais que vous soyez prudente. Ne sortez pas et ne laissez pas Toinet sortir, du moins pas avant que Javert ne retrouve ces hommes.
- Ha ! Alors nous mourrons de vieillesse avant de revoir le soleil !, cracha la femme avec mépris.
- Non. Javert les retrouvera."
Valjean mit dans sa voix toute la conviction dont il était capable. Et, pour une fois, il était tout à fait sincère.
La femme dut le sentir, car elle hocha la tête en se dirigeant vers la porte menant à la chambre de l'inspecteur.
*****************
L'inspecteur Javert n'était pas souvent décontenancé. Il savait se contenir. Rester impassible. Un bordel ? Et alors ? Un homme mort torturé ? La belle affaire... Une prostituée lui faisant les yeux doux ? Il en avait vu d'autres... Mais un jeune homme nu et s'offrant à lui. Non, ça il ne l'avait jamais vu.
Le policier resta interdit, décontenancé, toujours devant la porte communiquant avec la chambre de Valjean.
Etrangement, Javert eut envie de s'enfuir pour retourner dans cette chambre.
" Hé bien beau masque ?," murmura le jeune homme, indécent, souriant comme un beau diable.
Javert luttait pour se reprendre. Il avait déjà vu des hommes nus, il en avait tellement vu au bagne. Que ce soit dans le dortoir, dans la cour, au moment du lavage... Il en avait mesuré, examiné, tâté.
Oui, mais...il n'en avait jamais touché de manière personnelle. Il s'agissait d'attouchements réalisés sans une seule pensée autre que celle de bien faire son travail. Et des attouchements sur des hommes déjà âgés la plupart du temps.
Certainement pas des jeunes hommes qui pouvaient passer pour son fils. Le dénommé Julien devait avoir la vingtaine. Un beau jeune homme perdu dans la prostitution. Avec un corps aussi beau et un visage si attrayant, il aurait dû être marié et heureux en ménage.
" Je..., commença Javert et il se détesta pour sa voix incertaine.
- Je ne te pensais pas timide, sourit encore plus le mignon.
- Je ne suis pas timide !," contra un peu ridiculement Javert.
Un rire amusé, presque tendre. On voulait donc jouer avec lui ? Mais ce son réveilla le policier qui retrouva son visage sévère.
" Rhabille-toi le môme ! Je ne fais pas dans les corvettes."
Le sourire disparut, comme de la neige fondant au soleil. Javert se sentit stupidement soulagé lorsque le prostitué se retrouva en chemise et pantalon. Décent.
" Alors vous voulez quoi ?, demanda froidement le jeune.
- Lucie ne t'a rien dit ?
- Elle a dit que vous vouliez un gonze. Un jeune. Elle m'a désigné et je suis venu."
Dans sa tête, Javert se voyait en train de gifler sévèrement la fille. Il n'en montra rien et secoua la tête.
" Non. Je veux des informations.
- Ha ? Vous êtes un mouchard ?"
La suspicion remplaça la colère. Voire l'inquiétude.
Julien était décent, Javert se permit de s'approcher de lui et s'assit à ses côtés sur le lit.
" Je suis un inspecteur. Je cherche des informations sur un tueur qui m'a échappé. C'est aussi un violeur. Lucie m'a parlé de toi."
La suspicion fut remplacée par une douleur. Une douleur si forte qu'elle embua les yeux du jeune homme.
Lui aussi devait jouer un rôle dans ce bordel. On ne couchait pas avec quelqu'un qui pleurait. Il fallait de la joie et du plaisir dans ces murs, on y taisait scrupuleusement ses souffrances et ses malheurs.
" J'avais un ami...
- Et ?"
Maintenant, le silence, l'attention, l'écoute. Javert savait mener un interrogatoire, jouer des pauses et orienter par des questions habiles. Là, il fallait laisser le jeune homme, traumatisé, se lancer dans son histoire.
Il avait du mal à parler.
Il ne fallait pas l'effrayer.
" Il s'appelait Romuald. Il avait vingt-deux ans. Il ne travaillait pas ici. Il... Il était aux Mots à la Bouche.
- Un bon ami à toi ?, fit la voix soyeuse de Javert.
- Le meilleur. On...s'aimait...
- Que s'est-il passé ?"
Javert s'était levé, il avait saisi son flacon de vin rouge et en versa un large verre qu'il tendit au jeune homme. Les doigts se frôlèrent mais ce n'était pas intentionnel et Javert chercha les yeux de Julien. Pour y lire la gratitude.
" Nous marchions dans la rue."
Quelle rue ?, se demanda le policier mais Javert ne dit rien, gardant ces questions pour plus tard. Lorsque ce serait son tour d'interroger.
" C'était la nuit. Il y a...une semaine... Dans la rue de la Planchette, deux types sont sortis de nulle part et nous ont interpellés. Je voulais entraîner Romuald. Il y a souvent des gonzes pour tabasser des bougres. Mais Romuald a mal réagi. Il était plus courageux que moi. Les deux types l'ont attrapé, insulté... Je me suis approché et...
- Et tu t'es enfui ?"
C'était dit sans volonté de juger. Et cela suffit à briser le jeune homme qui se mit à pleurer amèrement.
Le policier posa son bras sur les épaules de son témoin. Il commençait à se dire que l'affaire était certes outrageante mais sans rapport avec son propre cas.
Jusqu'à ce que...
" Je me suis enfui car un troisième type est arrivé. Les deux l'ont appelé en riant. Ils l'ont appelé le Poron. Et un gars avec de l'abattage [de la force et du muscle] est apparu. Putain ! J'ai eu peur et je me suis enfui."
Le Poron ?!
LE PORON ?!
Le jeune homme prenait une importance majeure tout à coup pour le policier. Javert voulait des détails, des noms de rue, des horaires, des informations sur les agresseurs...
Mais Julien était incapable de les fournir dans l'immédiat. Il baissait les yeux et regardait ses mains. Douces et blanches, joliment entretenues. Elles tremblaient en tenant le verre encore à demi rempli de vin.
" J'entends encore ses cris de douleur. J'ai couru jusqu'au Romarin. Je n'ai raconté cela à personne d'autre que Lucie."
Le jeune homme leva les yeux pour regarder Javert.
" Et à vous. Comment j'aurai pu en parler à la Raille ? Moi, un sodomite ? Une corvette ? On m'aurait collé au mitard et j'aurai été joliment maquillé [frapper]."
Javert ne dit rien.
C'était juste.
Il y avait des policiers qui prenaient un malin plaisir à frapper des prostituées, voire les outrager. Et s'il s'agissait d'un homme, on était sûr de rester dans la totale impunité.
Des souvenirs douloureux d'une femme malade en robe rouge odieusement traitée apparurent dans l'esprit de Javert.
Ce que le policier n'apprécia pas. Il saisit le verre des mains de Julien et le vida d'un trait.
Javert avait aussi ses démons à calmer.
Les deux hommes se regardaient.
Julien leva la main et caressa la joue de Javert. Il était surpris par la douceur des favoris. Mais Javert saisit sa main et la retira de son visage.
" Pourquoi ? Vous n'aimez pas les hommes ?
- Je ne fais pas cela avec un môme qui a l'âge d'être mon fils...ni avec un homme...
- Vous voulez une fille ?
- Non."
Julien regardait Javert, curieux.
" Ni les hommes, ni les femmes. Vous aimez quoi ?
- Certains prétendent que je fais cela avec ma matraque."
Cela fit rire Julien. Il laissa sa tête se poser sur l'épaule du policier. Javert se fendit d'un sourire amusé, lui aussi.
Non, il n'y avait pas d'amour dans la vie de l'inspecteur. D'ailleurs, ce n'était pas un besoin qui le prenait souvent en réalité. Surtout à son âge. Il était resté vierge de corps et d'esprit. Un moine-policier.
" Et Romuald ?
- Je vais enquêter sur sa mort. On ne m'a pas parlé de cette affaire. Mais cela m'intéresse. Lucie m'a aussi parlé d'une de ses amies, morte. Il y a eu d'autres ?"
Julien secoua la tête.
Puis le jeune homme, cherchant l'oubli dans le plaisir, se pencha sur Javert, et se voulant séducteur, il murmura :
" Voulez-vous essayer ?
- Essayer quoi ? "
Javert lui-même fut surpris par sa voix d'une octave trop haute. Cela fit sourire gentiment le jeune prostitué.
" M'essayer moi ?
- Mais... non... Ce n'est pas..."
On frappa à la porte de communication et Javert se redressa vivement, le rouge au front. Comme un enfant pris en faute.
Le regard ébahi sur le visage de Valjean n'avait pas de prix.
A quoi pensait Valjean en ce moment ?
" Nous avons terminé, commença maladroitement l'ancien forçat.
- Bien, bien, asséna Javert, la voix trop rapide, trop aiguë. Nous aussi."
Julien se dressa et, retrouvant son sourire de diable tentateur, il rejoignit Lucie près de la porte de la chambre. Un dernier salut et tout le monde disparut.
Cependant, avant que la porte ne soit refermée, Javert réclama de l'eau chaude.
On pouvait avoir facilement de l'eau chaude dans les bordels, mais ce n'était pas pour se laver que le policier avait besoin d'eau. Javert savait déjà qu'il allait souffrir ce soir lorsqu'il allait devoir soigner ses mains. Les engelures étaient douloureuses et il ne faisait pas très attention à ses doigts.
Après cela, Javert poussa un soupir de soulagement qui n'échappa pas à Valjean.
" Vous allez bien inspecteur ?"
Javert nota le ton espiègle. Valjean devait se venger de ce que lui avait fait subir le policier ce soir.
" Oui, oui. Je vais bien, répondit sèchement l'inspecteur. Lucie vous a parlé ?"
Comme le sourire amusé devenait plus grand, Javert secoua la tête agacé.
" Dans un jour normal, j'aurai convoqué tout ce beau monde au poste pour mener un interrogatoire dans les règles de l'art. Ici...je suis dérouté...
- Julien vous a parlé ?
- Je vais avoir des vérifications à faire demain. Le Poron est un vrai salopard. Je serai enchanté de le marier à la Veuve."
Valjean ne dit rien, il hochait la tête, semblant perdu dans ses pensées.
Cela fit penser quelque chose à Javert. Le policier regarda fixement le forçat, un regard à vous retourner l'âme comme on retourne une poche.
" Je sais ce que tu penses Valjean et ce n'est pas une bonne idée.
- Plaît-il inspecteur ?
- Tu vas vouloir t'enfuir à nouveau. Tu aurais tort."
Le regard doux et un peu vide de Valjean se durcit. Cela fit sourire à son tour Javert. Jean-le-Cric n'était pas si loin.
Il suffisait de gratter un peu à la surface et il réapparaissait.
" Je ne comprends pas, inspecteur," répondit l'homme avec une candeur qui réfutait son regard acerbe.
Jean Valjean avait bien compris que Javert le devinait. Et cela, sans le moindre doute, le sortait de ses gonds.
" Vidocq est un parvenu. Mais on peut lui faire confiance sur un point. Il est honnête dans ce qu'il promet. Ses façons de faire sont détestables, il ne respecte pas toujours la loi. Mais s'il promet une grâce, il l'obtient ! Il a déjà fait gracier des hommes qui ont travaillé pour lui.
- Vous lui faites confiance ?"
Il y avait de l'ironie dans la voix de Valjean. S'il avait été libre de parler, il aurait jeté à la figure de l'ancien argousin une des vérités incontournables du Bagne : seuls les forçats connaissent les forçats.
" Au niveau de la Sûreté ? Oui. C'est un bon chef de police et un bon policier. Qui l'aurait cru ? Hein Le-Cric ? Tu te souviens de Blondel ? Le voilà devenu le chef de la Sûreté !"
Le regard de Valjean était si dur, si dur. La haine brilla un instant dans le bleu si profond. Puis se transforma en quelque chose de différent, insaisissable.
" Je n'aime pas recevoir des ordres de la part d'un ancien forçat. Montreuil m'a suffi ! Mais voilà, je dois obéir à Vidocq et ma foi, l'homme n'est pas un mauvais tacticien. Tu devrais attendre Valjean avant de te faire la belle. Qui sait ? Tu pourrais te retrouver libre de ton couvent plus vite que prévu, M. Fauchelevent."
Valjean attendait, toujours debout devant la porte, que le policier le renvoie. Humblement, respectueusement, poliment. Mais les lueurs fugaces de colère dans ses yeux démentait cette attitude de subalterne.
Javert avait reconnu Valjean à Montreuil à deux détails flagrants qui l'avaient replongé des années en arrière.
La carrure massive de Jean-le-Cric, étriquée dans les costumes bien coupés de M. Madeleine et les yeux si bleus du forçat que le garde-chiourme avait si souvent vus se lever avec défi.
Manifestement, les années avaient passé et l'homme restait un insoumis. Malgré tout.
Cela fit rire Javert qui s'assit à nouveau sur son lit et tapota la place à ses côtés. Une fois de plus.
" Viens et devisons Valjean. Raconte-moi ce que cette jolie petite punaise t'a jaspiné. Je suis sûr qu'un homme aussi habile que M. Madeleine a réussi à lui soutirer quelques informations de première importance.
- Javert, je vais aller me coucher. Je suis...
- Tut, tut ! Me dis pas que tu es fatigué ! A ton âge et en vivant dans une bondieuserie de couvent où les nonnes chantent à toutes les heures, tu dois avoir des nuits entrecoupées de prière. Viens !"
Valjean obéit et les deux hommes se retrouvèrent assis l'un à côté de l'autre. Il y avait toujours des bruits gênants mais ils ne les remarquaient plus.
" La fille a parlé à un policier, elle m'a débité son histoire mais ces filles ont toujours du mal à faire confiance à la raille. Question de survie !, expliqua simplement Javert.
- Et certains policiers ne sont pas doux avec les prostituées," lança l'air de rien M. Madeleine.
Surpris par cette attaque, Javert fut un instant étourdi. Puis il se mit à rire.
" M. Madeleine ! La bienséance, la bienveillance, la charité portées à leur extrême. On parle de quoi là ?
- Je ne sais pas inspecteur. C'est vous qui voulez parler manifestement."
La dureté de la voix ne provoqua qu'un haussement d'épaules.
" Lucie ?
- Elle ne vous fait pas confiance inspecteur, lâcha Valjean.
- Quoi ? C'est tout ? Avec toi, cela fait deux. Merde ! Il n'y a rien d'autre ? Pas de nom de rue ? De suspects ?"
Valjean croisa ses mains et se pencha en avant.
A quoi pensait-il ?
Certainement à sa fille.
Javert se secoua. Il avait trop bu ce soir et avait de la compassion pour un forçat en rupture de ban. Du jamais vu !
De la compassion pour M. Madeleine !
Oui, il fallait se secouer et se recentrer sur l'affaire en cours.
" Rivette est un brave type lui aussi. On protégera ta fille, on se chargera de ton vieil aminche. Mais là, j'ai besoin de toi Valjean ! J'ai besoin que tu t'investisses ! Je n'ai pas vu le Poron, je ne suis pas capable de le reconnaître ! Moi je veux la Berloque ! Moi je veux le gonze avec son surin ! Moi je veux le Poron et sa bande ! Je veux les jeter aux pieds de Vidocq et obtenir mon retour à la Préfecture !
- Je comprends, fit Valjean, indifférent.
- Tu veux un oubli officiel ? C'est cela ? Je peux me battre pour toi, Valjean. Tu as sauvé ma vie. Tu crois que j'en ai l'habitude ou que je traite cela comme un détail sans importance ? Je peux parler de toi à mon patron. M. Chabouillet n'est pas un homme de rien, il a l'oreille du préfet de la police et de certains ministres en vue. Je pourrais parler de toi.
- Pourquoi feriez-vous cela ?"
Valjean étudia l'inspecteur avec détachement. De belles paroles. Des intentions claires, du moins en apparence. Trop beau pour être vrai. Mais quelles autres options avait-il ?
" Parce que...parce que tu es peut-être une exception Valjean ! Parce que j'ai appris qu'un forçat pouvait se révéler avoir de la valeur. Je côtoie Vidocq ! Je connais Jean-le-Cric, j'apprends à connaître Jean Valjean.
- Et vous en pensez quoi ?
- Que c'est un homme aussi exaspérant que M. Madeleine."
Un rire, cette fois partagé. Javert apprécia de voir les yeux de Valjean devenir plus doux.
" Alors tu me parles de Lucie ?
- Avec plaisir inspecteur."
Et les deux hommes se mirent à discuter. De Lucie, de Paquita, du Poron, de Julien et de problèmes de fontaines...
******************************
Lorsque Valjean se leva pour rejoindre son lit, Javert le regarda marcher, boitant bas avec le froid qui s'inflitrait par les portes.
Un vieil homme...mais était-ce un masque ?
Puis on frappa encore à sa porte. La chambre de l'inspecteur devenait un véritable lieu de rendez-vous, le Café Procope devait attirer moins que son pieu.
C'était l'eau chaude. Javert remercia puis contempla résigné ses mains.
Javert n'était plus attentif à ce que faisait Valjean, il le pensait sorti de sa chambre. Là, le policier était concentré sur ses mains. Et sur la douleur qu'il allait forcément ressentir.
Lentement, il défit les gants de laine. Serrant les dents, il s'apprêta à dérouler les bandages. Navré de les voir tachés de sang.
Les engelures étaient recouvertes de croûtes, les croûtes devaient s'ouvrir. Le sang était clair, il ne devait pas y avoir de pus. Javert serra les dents et se prépara à la douleur.
Puis une main le retint.
" Qu'est-ce que vous allez faire ?"
Valjean lâcha l'avant-bras de Javert avec la même promptitude qu'il l'avait saisi et recula d'un pas.
L'étonnement de l'inspecteur, qu'il voyait pour la première fois, lui fit penser qu'il avait omis de contrôler sa force. Cela pouvait arriver.
" A ton avis ?"
Javert grogna, sur la défensive. Sa colère avait été trop lente à arriver pour impressionner le vieux forçat. Bien au contraire, elle le rassurait sur le fait qu'il ne l'avait pas meurtri.
Valjean regarda les bandages souillés et l'eau fumante. Il pensait même pouvoir discerner quelque pâleur sur le visage du policier.
Il secoua la tête avec lenteur.
" Vos mains doivent être en piteux état. Et avec de l'eau chaude, vous ne ferez qu'empirer les choses. Laissez-moi vous aider.
- Pourquoi diable ferais-tu une chose pareille ?"
Valjean ignora les yeux gris qui se rétrécissaient de méfiance et partit à la recherche du bassin dont il disposait dans sa propre chambre.
" Parce que je ne veux pas que vous perdiez le doigt qui appuie sur la détente. Ma sécurité pourrait dépendre de ce doigt-là."
Javert lui dédia ce qui devait être le froncement de sourcil le plus féroce de son répertoire.
" Voyons, inspecteur, les soldats de la Grande-Armée avaient la réputation de s'entraider dans de pareilles situations. Sans forcément être amis. C'est cela qui leur a permis de survivre à de nombreux massacres.
- Je n'ai jamais été soldat, " cracha Javert, amer.
Le policier répondit avec acrimonie, mais se laissa faire pendant que Valjean l'aidait à enlever sa veste et à retrousser ses manches avec une efficacité assez distante.
Valjean aimait garder ses distances, pas seulement au figuré. Il n'y avait pas eu d'exceptions au fil des ans, sauf pour Cosette. Bien sûr, avec sa fille, les choses avaient été simples.
Il se souvenait encore des premiers matins à la maison Gorbeau. Le vent glacial sifflait en se faufilant par les fissures de la muraille, mais Cosette ne se plaignait pas. Par ces matins bénis, Valjean tenait ses petites mains rouges et les réchauffait entre ses paumes calleuses et rêches. Cela avait été facile, oui.
Il avait suffi à Valjean d'oublier, en présence de la petite fille, qu'il avait cessé d'appartenir à la race humaine par droit de naissance. Il lui avait suffi de souhaiter que son contact soit le bienvenu.
Et oser.
Mais Cosette ne savait rien du genre d'homme que Jean Valjean était, tandis que Javert...
Pourtant, le policier avait sursauté quelque peu, sans toutefois se dérober du contact de sa main. Avait-il oublié qu'il était en présence d'un pestiféré ? Cela aurait été étonnant.
Le vieux forçat osa déboutonner le gilet de Javert. Il était clair que le fier inspecteur ne pourrait le faire lui même. Il le fit en ignorant le grondement menaçant qui s'était formé dans la gorge de l'inspecteur, mais qui ne sortit pas de sa bouche. Il le fit sans le regarder dans les yeux, car il n'aurait pu supporter de voir la haine en eux.
Ou pire : le mépris.
Mais il savait que parmi les nombreuses bêtises qu'il avait faites dans sa vie, l'une des plus dangereuses pourrait être d'ignorer la nature des réactions qu'il provoquait chez le policier, donc il se força à lever les yeux.
Dans les traits de Javert, il ne lut que la méfiance...et la surprise...
" Comme de bien entendu, on aura tout vu ! Un forçat qui dorlote son garde-chiourme !"
La pique atteignit son but. Valjean avala le peu de dignité qu'il avait réussi à se forger après tant d'années d'efforts.
" Vous n'êtes plus garde-chiourme."
Le forçat dissimula son angoisse et un soupir tout en partageant l'eau chaude entre les deux bassins; il ajouta de l'eau froide au premier et fit tomber un morceau de savon dans l'autre.
Valjean eut du mal à entendre le murmure que l'inspecteur lâcha du bout des lèvres :
" Et tu n'es plus un forçat."
Ne sachant quoi répondre, Valjean poursuivit ses explications :
" Maintenant plongez vos mains là. L'eau détachera les pansements et il sera plus facile de les enlever. Si les croûtes sont propres, il n'y a aucune raison de les retirer. Sinon, on s'en occupera."
L'eau ne tarda pas à devenir un liquide sanguinolent dans lequel flottaient les bouts des pansements. Valjean travailla vite et avec soin, mais sans trop se soucier d'être délicat. Pendant ce temps, Javert le surveillait.
Tantôt fermant les yeux avec soulagement, tantôt dardant vers l'ancien forçat un regard si glacial qu'il semblait impossible qu'il puisse être bienveillant.
Peut-être essayait-il de réprimer sa colère. Ou de préserver la fierté que Valjean peinait à avoir pour ne pas la compromettre.
Parce que lui aussi avait eu besoin d'aide à maintes reprises, et qu'il n'avait pas réussi à en demander à cause de sa fierté. Quel genre d'homme aurait-il été s'il s'était abaissé à demander de l'aide ? Probablement un homme qui conserverait encore sa famille...
Mais la force des choses l'avait amené au point de ne plus avoir besoin de quoi que ce soit. Et de ne rien attendre de qui que ce fut.
Oui, Jean Valjean pouvait comprendre la méfiance de l'inspecteur Javert. Et aussi sa colère.
Il se fit tout petit, aussi humble que possible lorsqu'il enleva les bandages souillés. Il redevint le jardinier du Petit Picpus, concentré et diligent, que personne ne semblait remarquer.
" Plongez vos mains dans l'eau savonneuse et laissez-les là pendant que je vais chercher le liniment.
- Je ne veux pas de ta charité, Valjean !"
Et voilà : la fierté blessée de Javert qui frappait à l'aveuglette.
Valjean prit une grande inspiration et sourit.
" Charité ? La seule chose de valeur que je vous offre, ce sont les enseignements de mon père. Vous pouvez payer le reste, si vous le souhaitez. Je vous présenterai une note en bonne et due forme quand tout cela sera terminé."
Il laissa l'inspecteur seul, car il semblait prudent d'accorder une trêve à l'homme fier que Javert semblait rester, bien que tant d'années et tant d'événements le séparaient du policier qui un jour avait servi sous ses ordres.
Du seuil de sa porte, il pouvait voir Javert, de dos devant le bonheur-du-jour, relâchant ses épaules et laissant son torse pencher en avant, perdant ainsi toute trace de sévérité dans son maintien. Peut-être soulagé pour quelques instants.
Et soulagé, par Dieu ! Qu'il l'était ! Jamais de toute sa vie quelqu'un n'avait touché l'inspecteur avec autant de douceur. Même les médecins déférés sur ordre de la police pour soigner les officiers blessés au champ d'honneur faisaient preuve de brusquerie. Ils étaient payés par l'Etat une somme dérisoire et s'en tenaient au minimum requis. On tâtait, on auscultait et on annonçait si le policier blessé allait mourir ou survivre.
Rarement, Javert n'avait été approché sans qu'il ne fasse le premier pas. Les criminels qui l'avaient serré de près n'avaient eu pour but que de le tuer. D'ailleurs l'inspecteur avait très vite appris à se battre pour échapper au corps à corps.
La douceur ?
Enfant ? Il ne se souvenait pas de sa mère. Elle était morte alors qu'il était encore jeune. Il était parti identifier le cadavre de son père au bagne car sa mère ne pouvait plus le faire à sa place. La prison, l'ostracisme, la rue...tout lui avait appris à se méfier du contact physique. Il avait plus connu le fouet que la main.
Enfant, il ne se laissait toucher par personne.
Adulte, il frappait avant de se laisser approcher.
Serrer des mains restait le seul contact humain qu'il s'obligeait à tolérer. Parfois il posait ses doigts sur une épaule car il savait que ce contact avait du sens. Contraindre, consoler.
Jean Valjean était une énigme. Chacune de ses touches étaient douces et attentionnées. Elles le perturbaient. Javert se méfiait.
Quelque part, Javert aurait préféré que Valjean le frappe jusqu'au sang. Comme cela il aurait correspondu à l'image du forçat qu'il gardait à l'esprit.
Oui, Jean-le-Cric était mort.
Et Javert retrouvait le jeune Jean de Faverolles.
Mais jamais le policier n'aurait imaginé que cela allait le troubler à ce point.
Il fut heureux de voir disparaître quelques instants Valjean. Pour pouvoir souffler un peu et se ressaisir.
Jean Valjean...
Et dire que c'était le policier qui lui parlait de confiance... N'était-ce pas plutôt à lui de faire confiance ?
Valjean tira le cordon pour appeler la femme de chambre et fouilla son sac à dos plus longtemps qu'il ne le fallait. En faisant plus de bruit que nécessaire.
Il s'éclaircit la gorge pour annoncer sa présence avant de rentrer dans la pièce en portant une fiole de couleur sombre. Javert se tendit instinctivement à son approche.
" Ça va faire mal, annonça Valjean. Dommage. Si j'avais su que vos doigts tombaient en lambeaux, j'aurais demandé à Mère Saint-Augustin de me donner le baume. On va devoir se contenter de la lotion."
Un grognement, presque amusé.
Valjean enveloppa les mains du policier dans une serviette et le pressa de s'asseoir sur le lit pour lui essuyer les doigts plus aisément.
Javert était près. Si près que, sous l'odeur du tabac froid qui avait collé à ses vêtements, Valjean pouvait sentir le café et la terre fraîchement labourée.
Comme si cela était possible.
Il n'eut pas d'autre choix que de déboucher la bouteille de liniment et, aussitôt, l'odeur âcre du camphre envahit l'air entre eux.
Dommage, se dit-il en versant l'huile sur les morceaux de tissu qu'il avait mis dans un verre.
" Essayez de séparer vos doigts, mais ne les forcez pas. Le tissu est fin."
Il y eut une rapide aspiration d'air lorsque le premier morceau de tissu toucha la peau blessée. Valjean décida de l'ignorer et continua. Sans brusquerie, mais aussi sans hésitation.
Javert était un patient stoïque, mais tout son corps dégageait la menace. Il était plus difficile d'ignorer les forts tendons de son cou et la façon dont il serrait les lèvres pour ne pas montrer ses dents comme le ferait un loup sur le point d'attaquer.
Mais aucune de ces attitudes n'était nouvelle pour Valjean. Cependant, ses mains....Il les avait déjà vues, bien sûr, et il savait qu'elles étaient grandes.
Maintenant, Valjean était fasciné de découvrir qu'elles étaient longues et pas aussi larges que les siennes. Ses doigts, enflés et meurtris, étaient aussi longs et tachés d'encre malgré les lavements. Comme si le liquide sombre s'était fixé dans les plis de sa peau.
Les callosités, qui étaient nombreuses, étaient concentrées dans la partie supérieure de la paume. Elles auraient pu être celles d'un homme habitué à se servir de la houe ; cependant Valjean ne l'avait vu que tenir son gourdin et un bâton monstrueux.
Non, ce n'étaient pas de belles mains. Mais elles étaient fortes et semblaient habiles.
Des mains faites pour étrangler, pas pour caresser. Et pourtant...
Valjean souleva une épaule pour se frotter l'oreille qui lui démangeait.
Quelqu'un frappa à la porte.
Une vieille femme haletait en tenant un grand bassin. Valjean le prit, glissa furtivement une pièce de monnaie dans sa paume et affronta avec courage le policier.
" Permettez-moi ! Retirez vos bottes, inspecteur."
Valjean pouvait s'enorgueillir d'avoir réussi à désarçonner l'inspecteur Javert deux fois dans la même soirée.
Javert resta un instant la bouche bée, comme un poisson hors de l'eau. Et ce visage stupide ne lui allait pas du tout.
" Quoi ? Il est hors de question que j'enlève mes bottes devant toi Valjean. Tu as mes pattes [mains], tu n'auras pas mes arpions [pieds]."
Javert crachait de colère, comme un chat échaudé. Comme un chat, il tendit son dos et se prépara physiquement au combat.
" Je ne vais pas me défrusquer [déshabiller] devant toi Valjean ! N'y compte pas !"
Le vieux forçat rit. Cette réponse aurait suffi à décourager tout homme raisonnable, mais pas lui. Il prit une des chevilles de l'inspecteur et tira fermement la botte pendant que Javert lançait un chapelet d'imprécations.
Le policier regretta aussitôt la douleur dans ses doigts, il aurait été plus qu'heureux de gifler le forçat. Mais il se devait de l'avouer.
Valjean était plus fort que lui. Et il était terriblement diminué.
Javert ferma donc les yeux et serra les dents, attendant la douleur...la compassion... et ne sut pas ce qui allait lui faire le plus mal.
Valjean regardait le visage du policier, ne comprenant pas tout ce qui transparaissait dans les traits de Javert.
Valjean doutait qu'il s'agisse d'une expression de douleur, mais il ne restait plus autant de colère dans sa voix, non plus. Etait-ce de la modestie ? Cela aurait été drôle.
" Ah ! Quelle calamité ! Mon père m'aurait donné une claque si j'avais osé retourner du travail dans cet état-là."
Les pieds de l'inspecteur étaient couverts d'engelures qui, heureusement, n'étaient pas crevassées. Valjean l'avait déjà déduit, puisque le policier était encore capable de marcher.
Il amena le bassin près du lit et vérifia la température de l'eau.
" La première chose que mon père m'a apprise, c'est que l'outil le plus précieux d'un laboureur est son corps. Une fois qu'il est endommagé, il n'y a aucun moyen de le réparer. Il faut lui accorder du repos et de la nourriture dans la mesure du possible. Personne ne vous l'a appris ?"
Javert ne savait pas s'il devait répondre ou si Valjean parlait pour ne rien dire.
Lentement, le policier ouvrit les yeux et aperçut le vieux forçat à genoux devant lui. Javert n'aima pas cette image de M. Madeleine dans la position de Sainte Marie-Madeleine.
Il grogna, agacé :
" Lève-toi Valjean !"
Mais le forçat refusa et fit un geste en direction du bassin.
" C'est un de ses remèdes. Fait avec des navets cuits et de l'écorce d'orme. Dommage que cela ne marche que quand il n'y a pas de crevasses. Trempez vos pieds dedans et laissez-les sécher à l'air. Demain, vous vous sentirez beaucoup mieux.
- Putain Valjean ! Lève-toi ! Je ne supporte pas de te voir à genoux."
La surprise qui prit Valjean fut à la hauteur de celle qui prit le policier. Javert avait parlé malgré lui.
" Comment cela ?, demanda candidement le forçat.
- M. Madeleine et sa charité ! Fauchelevent et sa compassion ! Valjean et sa bienveillance ! Cela suffit ! Lève-toi !"
Valjean se releva doucement, encore sous le choc de l'attaque de Javert.
" Je ne voulais que vous aider inspecteur.
- Je..., commença Javert. Je ne mérite pas cela ! Fous-moi le camp Valjean !
- Vous ne méritez pas ça ? Quoi ça ?
- Toute cette comédie ! Ne te force pas à être bon avec moi Valjean ! Pas avec moi !
- Mais je ne me force pas !"
Valjean semblait tomber des nues. Le policier regretta ses bottes pour pouvoir se lever et jeter Valjean hors de sa chambre.
" Alors ta bonté est bien mal dépensée avec moi."
Javert eut un rire amer. Il baissa la tête et examina le sol. Il aurait donné beaucoup pour retrouver ses bottes, son uniforme, sa matraque. Sa position de policier ! Jamais Javert ne s'était senti aussi vulnérable devant quelqu'un.
Et il n'aimait pas cela.
Valjean ne chercha pas plus loin. Il se rendit dans sa chambre en s'essuyant les mains. Il était trop absorbé dans ses pensées pour se rappeler de souhaiter une bonne nuit à l'inspecteur.
Enfin seul, le policier contempla le bassin et soupira avec force. Avant de plonger ses pieds dans l'eau chaude et de frotter avec vigueur.
Personne n'avait appris à Javert à se comporter. On avait fait du jeune gitan une arme. Les besoins de son corps, quels qu'ils soient, avaient été étouffés par le fouet et le sermon.
Un séchage et Javert dut admettre que le bain lui avait fait du bien. Valjean aurait dû lui glisser du vitriol ou de la chaux.
Les hommes ne changent pas... Vidocq avait changé, Valjean avait changé..., lui-même avait changé...
Le policier s'étendit et croisa ses bras sous sa tête. Il fallait dormir...et arrêter de penser...
Surtout arrêter de penser à la douceur des mains de Valjean...
Et puis le bruit d'une jalousie qu'on soulève venant de la chambre de Valjean le fit sourire. Les hommes ne changent pas...ou presque...
Un instant, le policier eut envie de se lever et de filer Valjean, puis il décida de laisser la bride sur le cou du forçat. Immanquablement, sa promenade terminée, Jean Valjean allait rentrer au bercail...
Il y avait trop de vies en jeu pour que monsieur le maire les abandonne...
Le sourire du policier devint profond, dévoilant les dents et les gencives. Le sourire du loup...
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